Texte intégral
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec France 3, à Paris, le 27 mars 1996
Q. : Avez-vous des informations supplémentaires sur la personnalité des preneurs d'otages mais aussi sur ce qui a pu advenir à ces moines trappistes ?
R. : Non, je n'ai pas d'informations supplémentaires, c'est la responsabilité des autorités algériennes de résoudre ce problème, c'est-à-dire de retrouver la trace de ces moines. Par contre, je voudrais dire que l'émotion du gouvernement, l'émotion de la France, mon émotion personnelle est très vive et que bien entendu, nous avons fait tout de suite auprès des autorités algériennes les démarches appropriées, marqué aussi la responsabilité du gouvernement et des autorités algériennes pour assurer la sécurité de nos compatriotes. Je voudrais encore ajouter autre chose, la situation en Algérie est ce qu'elle est, ce n'est pas à moi de porter des jugements et je ne peux que redire ce que j'ai déjà eu l'occasion de dire, hélas, dans d'autres circonstances tragiques, à ceux de nos compatriotes qui sont en Algérie. Je redis : il faut rentrer. Et je dis la même chose à ceux qui ont des raisons de vouloir se rendre en Algérie. Je leur dis : il faut assurer d'abord votre sécurité et donc, il faut rester ici.
Q. : Cet enlèvement va-t-il relancer le processus de terreur qui a pu viser des intérêts français notamment ?
R. : Je ne peux pas porter de commentaire. Je constate qu'il y a un nouvel événement tragique qui s'ajoute à d'autres. Je rappelle que depuis le début de ces événements tragiques, il y a eu 109 étrangers qui ont été victimes du terrorisme, parmi eux 33 français et qu'aussi bien, cette situation mérite de notre part la plus extrême prudence.
Q. : On avait l'impression depuis l'élection du Président Zéroual que les groupes terroristes étaient moins actifs. Vous avez le sentiment que le nouveau gouvernement peut juguler cette violence ?
R. : Le gouvernement algérien fait sans aucun doute ce qu'il peut. Le Président algérien a été élu au suffrage universel dans les conditions que vous savez et il a donc acquis de cette sorte une légitimité que la communauté internationale a reconnue. Il y a un processus qui se poursuit et qui doit déboucher sur des élections législatives également au suffrage universel. La France de ce point de vue, a une attitude simple : elle ne se mêle pas des affaires de l'Algérie et en même temps, elle entend mener une politique de bonnes relations avec l'Algérie. Mais je le répète, il s'agit de la sécurité de nos concitoyens et c'est notre priorité absolue.
Q. : Concernant la vache folle, avez-vous le sentiment ce soir que Londres est entré dans un processus d'isolement total vis-à-vis de l'Europe ?
R. : Sur ce sujet-là, sans aucun doute. Les mesures sanitaires qui ont été décidées par les autorités bruxelloises font que désormais aucune exportation...
Q. : Mais politiquement ?
R. : Non, il ne faut pas prendre les choses comme ça. C'est un drame pour la Grande-Bretagne, il faut le comprendre. Après tout, des choses comme ça peuvent arriver aussi ailleurs. Et imaginez ce que serait la détresse de l'agriculture française si tel était le cas. Je suis élu d'un département qui est le deuxième producteur national de bovins, nous savons quel drame ça pourrait être. Donc, il faut plutôt avoir vis-à-vis de la Grande-Bretagne dans cette affaire, à la fois une rigueur pour préserver la santé de notre cheptel, et je voudrais dire ici que cela n'est pas menacé et que les consommateurs peuvent acheter de la viande, mais il faut que nous ayons une attitude de solidarité à l'égard d'un pays ami, membre de l'Union européenne et qui est confronté à un problème d'une grande gravité.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec France-Inter, à Paris, le 27 mars 1996
Q. : Une réaction à l'enlèvement de ces sept religieux français ?
R. : C'est un événement tragique, une fois de plus. Il y a eu, au cours des dernières années, 109 étrangers victimes du terrorisme dont 33 Français. Beaucoup de ces victimes françaises sont des religieux et des religieuses qui continuent, malgré les dangers que l'on constate, à vouloir poursuivre leur mission auprès de la population algérienne, qui est une mission religieuse mais qui est aussi une mission de générosité et de bienfaisance. Tout ceci rend encore plus tragiques ces événements. L'émotion du Président de la République, du gouvernement, la mienne est à l'image de l'émotion française devant de tels événements. Je ne peux que redire de façon la plus grave et la plus solennelle à tous les Français qui sont en Algérie, quelle que soit la mission qu'ils remplissent, qu'il faut rentrer. De même que je veux dire aussi à ceux qui ont besoin d'y aller, qu'il faut éviter de le faire, c'est dangereux.
Q. : Combien de Français sont-ils encore en Algérie ?
R. : Il y a un peu plus de 8 000 mono-nationaux. S'y ajoutent aussi des hi-nationaux, quelques dizaines de milliers, tous ne sont pas inscrits à l'ambassade de France. Cela fait une présence réelle de la France en Algérie. Naturellement, la France fait confiance au gouvernement algérien avec lequel vous vous doutez que je suis en contact constant pour défendre nos ressortissants, pour lutter contre le terrorisme, pour délivrer, je l'espère ardemment, ces sept religieux qui ont été enlevés cette nuit, et bien entendu, nous maintenons avec le gouvernement algérien des relations et des contacts étroits.
Q. : Jacques Chirac ce matin, pendant le Conseil des ministres, a parlé de la possibilité ou de l'acceptation française d'une solidarité européenne à l'égard des producteurs anglais. La France est prête à mettre la main à la poche pour les aider ?
R. : Il faut bien avoir à l'esprit deux choses. D'abord, il faut traiter ce problème massivement et de façon absolument déterminée pour extirper le mal et je voudrais dire notamment qu'à présent, c'est le cas en France : il n'y a pas de problèmes, on peut consommer de la viande en France sans danger, sans risque.
Q. : Il y a une baisse de 30 % de la consommation ?
R. : C'est pour cela que je le dis avec force. Il ne faut pas faire supporter aux producteurs français, par des craintes qui ne seraient pas justifiées, les conséquences de cette situation. Je suis moi-même élu dans un département qui est le deuxième département de France d'éleveurs de bovins et je vois les dégâts que des craintes non justifiées peuvent faire à l'égard d'une profession tout à fait remarquable et tout à fait active. Et en même temps, il faut avoir conscience que nous sommes entre Européens et que si le problème est bien traité de façon massive et sous le contrôle européen, il n'y a pas de raison de ne pas exprimer notre solidarité à l'égard d'un pays membre de l'Europe et qui connaît un problème très grave. Et donc, il faut traiter ce problème avec l'esprit de détermination et aussi l'esprit de solidarité.
Q. : Donc solidarité financière ?
R. : Oui, bien sûr.
Q. : Le Figaro ce matin titrait son éditorial « L'Europe folle ». On a quand même une forte impression que l'Europe n'a pas bien fonctionné dans celle crise, au point que la France, alors que les règlements ne l'y autorisaient pas tout à fait, a précédé les décisions européennes pour, par exemple, bloquer l'importation ?
R. : Je crois qu'il faut en effet saluer la clarté de vue de la France et en particulier de notre ministre de l'Agriculture, Philippe Vasseur, qui a pris une décision énergique et grâce à laquelle on a engagé un processus européen.
Q. : Il n'y a quand même pas une très bonne image du fonctionnement de l'Europe ?
R. : Ceci dit, ne soyez pas trop sévères, cela fait quand même un certain temps que cette question est posée et je sais que l'Union européenne a pris un certain nombre de décisions. Ceci dit, regardons l'avenir, je le répète, détermination à traiter le problème et en même temps, cela va de soi, solidarité. Pourquoi solidarité ? Parce que l'Europe n'est pas une union d'égoïsmes et après tout, le problème grave que connaît l'Angleterre aujourd'hui, demain la France peut en connaître d'autres. Il arrive que nous demandions la solidarité de nos collègues européens, il faut évidemment que nous soyons capables de renvoyer l'ascenseur.
Q. : L'Europe sociale était un des thèmes importants du Conseil des ministres de ce matin. M. Juppé a présenté un mémorandum sur la question. Si je résume bien, le gouvernement veut faire de l'emploi le pilier européen, la priorité européenne ?
R. : Bien sûr. Je voudrais expliquer à ceux qui vous écoutent comment se pose le problème. La mondialisation de l'économie, c'est un événement. Beaucoup de gens sont un peu inquiets, moi je crois que c'est extraordinairement porteur de chance, d'avenir, d'espoir, d'emploi et de prospérité pour notre pays. Mais à une condition : que nous ayons bien à l'esprit que les Européens, à la différence des autres, à la différence bien évidemment des Asiatiques mais aussi à la différence des Américains, ont un modèle social qui leur est propre et auquel ils tiennent. Nous n'allons pas sacrifier le modèle social européen sur l'autel de la mondialisation. Or, qu'est-ce que c'est que ce modèle social européen ? Certes, les législations sont différentes d'un pays à un autre, mais le résultat est le même. Il y a une protection sociale contre les aléas de la vie, la maladie, les accidents, etc. Il y a un droit à la retraite, c'est-à-dire que quand on arrête de travailler à 60 ou 65 ans, on a un revenu qui vous est assuré ; c'est le dialogue social, c'est-à-dire que les syndicats occupent des responsabilités fortes et ont un rôle essentiel dans ce domaine ; et enfin, c'est la responsabilité supérieure de l'État qui intervient – en créant ce qu'on appelle le droit social qui apporte des garanties aux uns et aux autres et qui constitue la structure générale dans laquelle nous vivons. Tout cela, on ne va pas couper tout ça, tailler toutes ces branches de ce modèle social, au contraire, nous avons l'intention de le faire prospérer et de la défendre car l'Europe de demain, ce n'est pas simplement l'Europe de l'économie – c'est très important l'économie, si on n'a pas de travail, on n'a pas de revenus et pas de prospérité. C'est aussi l'Europe de la justice et de l'équité entre les uns et les autres et du progrès social.
Q. : Vous parliez de l'avenir, il y a aussi le court terme, il y a aussi aujourd'hui, demain. Est-ce que cette Europe sociale, souhaitée par Jacques Chirac et décrite dans le mémorandum n'est pas quelque part un vœu pieux quand on sait que l'Europe et ses différents pays constituants, pour l'instant, ont un problème de récession et n'ont pas d'argent à mettre dans la caisse ?
R. : Il ne s'agit pas simplement de dépenser pour dépenser, c'est fini ce temps-là. Nous sommes dans un moment où, au contraire, chacun doit faire preuve d'une très grande exigence, surtout quand il s'agit des deniers publics qui sont des deniers pris, Mesdames et Messieurs, dans votre poche et qui ne doivent pas être pris à mauvais escient. Cela veut dire que l'Europe doit avoir un objectif fort, qui est non seulement de sauvegarde mais de promouvoir ce modèle auquel elle est attachée. Cela veut dire toutes sortes de choses concrètes. Sur l'emploi, il faut mettre la gomme. Par exemple, quand on dépense beaucoup de milliards de francs dans le domaine des fonds structurels et des fonds sociaux européens, c'est-à-dire de l'argent qu'on donne pour les zones en difficulté – il y a beaucoup de régions françaises qui bénéficient de ces fonds mais aussi beaucoup d'autres régions –, il faut que tout cela soit concentré sur des actions qui soutiennent, encouragent et développent l'emploi. Voilà un exemple pratique de ce qu'on peut faire. C'est aussi que tout ce qui a été décidé précédemment mais qui, pour l'instant, est 'paroles, paroles, entre enfin dans les actes. Par exemple, nous avons décidé, il y a trois ans, de lancer un programme de grands réseaux européens parmi lesquels il y a par exemple le projet de TGV Est en France. Il faut arrêter de traîner les pieds.
Q. : Mme Guigou disait l'autre jour qu'il fallait que le ministre des Transports et le Ministre de l'Économie français commencent eux-mêmes par débloquer les fonds ?
R. : Mme Guigou fait de la politique politicienne. Il faut que l'ensemble des États européens et la Commission veuillent bien, en effet, passer du discours aux faits et que, par conséquent, les contributions européennes qui sont prévues sur ces projets soient effectivement mises en œuvre. Je continue : nous ne pouvons pas accepter le dumping social. Le dumping social s'exerce de temps en temps à l'intérieur de l'Europe, il faut le savoir ; et puis de temps en temps, à l'extérieur où nous subissons la concurrence d'autres pays où il y a le travail des enfants, le travail des prisonniers, etc. Il faut que l'Europe ait, sur ce sujet, au sein de l'Organisation mondiale du commerce, un langage clair, une volonté. Elle ne l'obtiendra pas toute seule, mais qu'elle le veuille.
Q. : Pour l'instant, l'Europe a quand même plusieurs avis différents. Il y a les Anglais qui sont pour un grand marché et puis l'image que vous nous présentez d'une Europe plus sociale ?
R. - Oui, bien entendu. Si tout était simple, ce serait probablement déjà fait. Il y a en effet en Europe des discussions, des débats et tout le monde n'est pas entièrement d'accord. Vous avez dit : les Britanniques sont pour le libre-échange. Oui, mais notre conception de l'Europe n'a jamais été l'Europe du libre-échange, c'est-à-dire l'Europe ouverte à tous les vents où on met simplement ensemble des règles économiques et on négligeait ce qui intéresse le sort des gens. Nous voulons que l'Europe soit quelque chose qui parle à chaque citoyen comme quelque chose qui assure ou qui contribue à assurer son progrès.
Q. : Est-ce qu'on peut imaginer qu'il y ait un « chantage » avec les Britanniques en leur disant : quand vous avez besoin d'Europe pour la vache folle, on vous aide, donc il faudrait peut-être jouer le jeu aussi dans l'autre sens ?
R. : Je ne vais pas prendre le mot chantage, parce que les Quinze n'en sont pas là, mais débat, discussion, conditionnalité de temps en temps, je suis tout à fait d'accord, d'ailleurs je ne manque pas de le faire. La France doit avoir à la fois un langage européen et une détermination européenne qui soient forts et en même temps, si on ne met pas d'eau dans son vin, on est capable de faire, s'il le faut, des bras de fer. Il ne faut pas avoir une idée européenne faible, il faut avoir de grandes convictions européennes et en même temps, il faut être décidé à jouer clairement sa détermination et sa volonté dans les actions européennes.
Q. : Est-ce que vous n'avez pas l'impression que l'Europe, en tenant compte des quinze pays qui la constituent, n'est pas actuellement dans un état d'esprit qui permettrait de prendre des véritables décisions ? Quand on voit le problème qu'il y a entre la France et les Pays-Bas sur la lutte contre la drogue : à chaque fois qu'il y a un problème spécifique interne à un pays et donc interne aussi au débat entre deux pays, ça bloque.
R. : Merci de me parler de la drogue, cela fait exactement partie du modèle social européen, c'est dans l'idée que nous nous en faisons. Et dans le mémorandum français, on parle de la drogue. Voilà un sujet typique sur lequel il y a un désaccord. Cela arrive dans la vie, ce n'est pas choquant s'il y a désaccord. Il y a un vrai désaccord entre la politique hollandaise en matière de drogue et la politique française. La Hollande est d'accord pour que la drogue douce soit en vente quasiment libre, on peut l'acheter dans ce qu'ils appellent des « coffee shop », c'est dire, et ils sont d'accord pour que la drogue douce soit en vente libre. Nous, nous n'y sommes pas favorables. Eh bien, il faut qu'il y ait une discussion et un débat. D'autre part, nous nous inquiétons que, en Hollande, il y ait des entrées de drogues dures venant du monde entier, car la Hollande est un pays très ouvert sur le monde, avec un très grand port, et nous sommes inquiets qu'il n'y ait pas sur ce sujet assez de contrôles. Donc, nous travaillons avec les Hollandais, nous avons fait un groupe de travail de très haut niveau avec eux, nous avons progressé d'ailleurs sur les questions de contrôle douanier, de contrôle policier, de contrôle judiciaire dans le combat contre la drogue mais il y a un désaccord sur drogues douces et drogues dures qui reste fort. Pour autant, on est là encore avec des partenaires européens, donc il ne faut pas échanger des mots qui blessent. Quand je lis, dans un rapport parlementaire que la Hollande serait un narco-État, je me dis que ça ne fait pas avancer notre cause commune. Parce que, si on veut dialoguer avec des amis, même si on a un désaccord fort, il vaudrait mieux éviter de s'injurier.
Q. : vendredi, c'est la conférence intergouvernementale de Turin pour parler des réformes institutionnelles de l'Union européenne, en pensant à Maastricht et au XXIème siècle. Attendez-vous, à Turin, des réponses notamment par exemple sur le mémorandum, ou ça n'est que le début de quelque chose qui va durer très longtemps ?
R. : A Turin, les chefs d'État et de gouvernement sont réunis. Bien entendu, le président de la République exposera ce mémorandum qu'il aura préalablement adressé aujourd'hui même à tous les gouvernements européens, donc on en parlera. Ce n'est pas là qu'on tranchera les questions. Ce n'est pas en quelques heures qu'on peut trancher toutes les propositions que fait la France, qui sont très nombreuses et très précises et très articulées, mais j'espère qu'on ouvrira un processus. Quant à la conférence intergouvernementale, je pense que cela paraît assez lointain à beaucoup de nos concitoyens parce que c'est vrai que c'est assez technique. C'est assez important parce qu'il s'agit de répondre à la question : comment décide-t-on dans l'Union européenne ? Plus on est nombreux et plus c'est compliqué, donc il faut améliorer tout cela. Les experts vont travailler, cela va prendre probablement une bonne année. Sachez, et que chacun comprenne bien que nous avons des propositions 'qui sont faites dans l'esprit de l'intérêt général de l'Union européenne, et que nous n'avons pas l'intention de mettre à la casse les idées que nous proposons.