Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "La Repubblica" du 10 mars 1996, sur les relations franco-italiennes, l'union économique et monétaire et la proposition de mettre la dissuasion nucléaire à la disposition de l'Europe.

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Circonstance : Réunion informelle des ministres des affaires étrangères de l'UE à Palerme (Italie) les 9 et 10 mars 1996

Média : La Repubblica

Texte intégral

Q. : Quel jugement donnez-vous des rapports franco-italiens en ce moment ?

R. : Je lis encore dans la presse italienne l'expression d'un certain nombre de doutes sur la qualité des relations franco-italiennes. Je crois que ce sont des informations inexactes. C'est vrai qu'il y a eu une certaine tension au moment des essais nucléaires français, parce que, pour dire la vérité, nous avons eu le sentiment d'avoir été lâchés par les alliés italiens, pour une affaire qui était très importante pour nous. Mais pour le reste, les rapports franco-italiens sont très bons. J'ai personnellement de très bons rapports avec Mme Agnelli. Nous avons une longue tradition commune, nous partageons la même idée de l'Europe pour le présent et je crois pour l'avenir. Nos deux pays ont toutes les raisons de s'entendre bien et de faire du très bon travail ensemble.

Q. : Quand vous dites que la presse italienne souligne cet aspect, c'est aussi parce que très souvent dans le plan d'aide à l'industrie textile, pour la dévaluation de la Lire, il y a des critiques de l'Italie ?

R. : Moi je suis élu dans une circonscription où les principales activités sont l'industrie de l'habillement et de la chaussure. Ces entreprises de ma circonscription, ont été durement touchées par la dévaluation de la Lire qui a atteint jusqu'à 35 % par rapport au Franc français et qui a complètement déséquilibré nos relations économiques entre nos deux pays. Cela ne veut pas dire que les relations franco-italiennes sont mauvaises, mais cela veut dire qu'il y a un problème. C'est un problème qui est un vrai problème. Quand vous regardez ce qui va se passer en 1999, (la monnaie unique va être créée le 1er janvier 1999). J'espère que l'Italie pourra y participer. Mais si certain pays sont en situation de ne pas pouvoir y participer, il faudra évidemment qu'il y ait un système de change très strict entre les pays à monnaie unique et les autres au sein de l'Union européenne de façon que soit instaurée une discipline monétaire entre nous. Car il ne peut pas y avoir durablement un marché unique et des monnaies qui font le yoyo selon les circonstances, selon la spéculation internationale, selon l'intérêt de tel ou tel pays. Le marché unique implique la loyauté des rapports économiques et monétaires entre nous. C'est un problème réel. Cela ne veut pas dire pour autant que les relations politiques entre nos deux gouvernements sont mauvaises. C'est un problème réel et qu'il va falloir traiter. Je compte sur nos amis italiens, parce que je sais leur conviction et leur attachement à notre projet européen.

Q. : Mais la monnaie unique, ce sera la zone Mark plus la France...

R. : Ce ne sera certainement pas une zone Mark.

Q. : Il y aura ce noyau dur si l'on peut dire qui commence en 1999. N'y a-t-il pas le risque que la cassure entre ce noyau dur et les autres soit une cassure définitive ?

R. : J'espère bien que non. Cela dépendra pour l'essentiel de la volonté politique des autres pays de prendre les mesures nécessaires pour rejoindre les uns après les autres l'Union monétaire européenne et c'est un élément tout à fait essentiel. Vous avez raison, si un certain nombre de pays pensaient pouvoir s'exonérer du respect des règles monétaires qui doivent accompagner le marché unique, alors il y aurait un risque durable qui toucherait de plein fouet l'avenir de l'Europe. Il faut en être conscient. Je répète qu'il ne peut pas y avoir de marché unique durablement sans monnaie unique. Donc tout le monde pourra travailler dans cette direction. Il n'y a pas les pays disciplinés et les autres qui font ce qu'ils veulent et qui jouent avec leur monnaie pour modifier à leur profit les règles de la compétition interne au sein du marché européen.

Q. : Il doit y avoir une volonté politique des pays qui seront à l'extérieur, et aussi des pays qui seront à l'intérieur de la monnaie unique. Quand on voit, par exemple, que la France privilégie sans conteste le rapport avec l'Allemagne, souvent on a l'impression que le rapport avec l'Allemagne ralentit tout le reste. Pour la question de la réforme des institutions, Français et Allemands ont discuté sur leurs propositions communes, qu'ils ont proposées aux autres ensuite. Ils n'ont pas essayé d'impliquer d'autres pays. Pourtant la France parle de rééquilibrer vers la Méditerranée l'Union européenne...

R. : Vous voulez que je vous fasse plaisir, nous ne sommes pas d'accord sur tout avec les Allemands. Par exemple sur le rôle du parlement européen dans la négociation de la Conférence intergouvernementale, nous ne sommes pas d'accord avec les Allemands sur le rôle du Parlement européen. Nous, nous pensons que le Parlement européen ne doit pas être assis à la table de la négociation. Les Allemands pensent que oui. Nous sommes beaucoup plus près de la position italienne sur ce sujet que nous ne sommes près de la position allemande.

Il est vrai que la relation franco-allemande est essentielle. Depuis 1950 et depuis la création du marché commun en 1958, il est vrai que la relation franco-allemande est très importante, non seulement pour nous, Français mais je crois pour l'ensemble de nos partenaires. Cette relation est étroite. Elle repose sur une volonté politique, car nous ne partons pas toujours du même point de vue, mais nous faisons ce qu'il faut pour nous rapprocher. Cette relation n'est pas exclusive et la France souhaite qu'avec l'Italie il y ait une relation très étroite, très chaleureuse qui nous permette de définir des objectifs communs. Nous avons des objectifs communs. En Méditerranée, par exemple. L'autre jour, à la suite des attentats dramatiques en Israël, Mme Agnelli est allée au nom de l'Europe. Je salue sa démarche qui a été à la fois très rapide, très importante en sa qualité de Présidente du Conseil des ministres européens. Nous avons applaudi cette démarche. Moi-même je suis allé aussi en Israël quelques jours après et j'ai observé que nous disions exactement la même chose, que nous avions la même conviction, les mêmes objectifs en Méditerranée. Nous avons beaucoup d'autres sujets d'intérêt commun.

Q. : les français envisagent de mettre la dissuasion nucléaire comme thème de réflexion commune avec d'autres pays. Où en est cette question ?

R. : Cette question reste toujours d'actualité. Nous continuons à faire cette proposition. J'observe que jusqu'à présent elle n'a pas recueilli un écho très important, ni à Rome, ni ailleurs, mais nous restons toujours disponibles. C'est une proposition que nous faisons. Nous avons notre propre force nucléaire, nous pouvons la garder pour nous-mêmes, mais nous pensons qu'il est peut-être utile de réfléchir en commun à la question de savoir si elle peut contribuer non seulement à la sécurité de la France, ce qu'elle fait, mais aussi à la sécurité de l'ensemble des armées européennes. On en discutera certainement au cours des mois des années à venir. Mais auparavant, la question de la réforme de l'Alliance Atlantique doit être résolue. Nous sommes très attachés à cette réforme que nous croyons à la fois nécessaire et urgente. Il s'agit de nous organiser de telle sorte qu'au sein de l'Alliance puisse s'exprimer l'identité européenne. Je crois que désormais les américains y sont prêts, c'est un grand changement. Il faut qu'entre européens nous travaillions rapidement à ce sujet. Je suis plutôt optimiste. Le calendrier qu'il y a devant nous est serré, mais je crois qu'il devrait être respecté. Le Conseil atlantique se réunit à Berlin en juin prochain... Cela devrait être le moment où seront fixées les orientations principales de cette réforme. Puis au Conseil atlantique de Bruxelles en décembre, cette réforme devrait être bouclée.

Q. : C'est un changement important d'attitude de la part de la France dans ses rapports avec l'OTAN.

R. : Cela fait longtemps que nous réclamons cette réforme. Vous savez que l'expression « pilier européen de la défense » est une expression de John Kennedy en 1962. Cela ne fait jamais que 34 ans, ce n'est pas nouveau. Ce qui est vrai c'est que nous avons décidé, sans attendre la réforme, de rentrer dans les instances de l'OTAN, à commencer par le comité militaire, sans pour autant rejoindre le dispositif militaire intégré de l'Alliance.

Ce que nous n'avons pas l'intention de faire. Si nous avons fait cette démarche, c'est pour convaincre nos partenaires européens de notre bonne foi et de notre sincérité. Nous ne cherchons pas à détruire l'alliance, bien au contraire. Nous cherchons à l'adapter de façon durable, au nouvel environnement géostratégique dans lequel nous nous trouvons, avec la fin de la guerre froide et l'apparition de nouvelles menaces. Je crois que c'est bien le moment en effet que les Européens s'organisent entre eux pour être capable d'intervenir militairement, ensemble, avec les moyens et l'organisation de l'Alliance atlantique lorsque les Américains ne voudront pas s'y associer, C'est cela l'idée.

Q. : Que pensez-vous de l'idée italienne d'un siège européen à l'ONU ?

R. : À mes yeux, la priorité, c'est de sortir l'ONU de la crise financière grave dans laquelle elle se débat. L'ONU aujourd'hui est une organisation internationale en faillite parce que les américains ne payent plus et parce que, du coup, un certain nombre d'autres pays à ressources faibles ne payent pas non plus. Je crois qu'il y a une très grande urgence à résoudre cette crise financière. La France et la Grande Bretagne ont fait des propositions, qui ont été adoptées par l'Union européenne. Je souhaite que nous employions l'année 1996 à nous concentrer sur cette question de la réforme financière de l'ONU. C'est l'élément clef de l'organisation internationale.

Quant au reste, il faut continuer à en parler et à en discuter.

Q. : Vous n'avez pas répondu à ma question sur l'élargissement du Conseil de sécurité de l'ONU et la proposition italienne ?

R. : C'est une position très ancienne et connue ; on peut la comprendre et je la respecte tout à fait. Je vous répète que ce sujet restera à mon avis en discussion encore un bout de temps.

Q. : Y a-t-il un désaccord entre l'Europe et les États-Unis sur le terrorisme ?

En matière de lutte contre le terrorisme, les Européens n'ont de leçon à recevoir de personne. Un certain nombre de pays européens, la France en particulier sait ce qu'est le terrorisme pour en avoir subi les effets tragiques. Nous nous battons contre le terrorisme, et je pense que tous les Européens réunis se battent contre le terrorisme avec beaucoup d'énergie et beaucoup de détermination. Il peut y avoir des différences dans les moyens, mais dans l'objectif, il n'y en a pas. Nous serons présents à Charm-el-Cheikh, l'Italie aussi, les autres pays européens, la quasi-totalité du Proche et du Moyen-Orient aussi. Ce sera le moment pour dire de façon très solennelle à l'ensemble de la communauté internationale que les grands de ce monde ont l'intention ferme et déterminée de se battre avec énergie et de coordonner tous leurs efforts pour éradiquer le terrorisme, pour le pourchasser pays par pays.