Texte intégral
Entretien du ministre des Affaires étrangères, monsieur Hervé de Charrette, avec l'International Herald Tribune, à Bruxelles, le 29 mars 1996
Q. : Comment se présente la CIG ? Dans quel contexte intervient-elle ?
R. : La Conférence intergouvernementale prend place dans un contexte marqué par une série de changements formidables pour l'Europe.
Le premier élément décisif de changement, c'est la perspective de l'élargissement. C'est un événement considérable, positif. Je répète : c'est un événement positif parce que c'est la réalisation, pour la première fois dans l'histoire européenne, de façon pacifique, de l'unité du continent européen. C'est donc un événement historique et d'une très grande portée. Voilà pourquoi il faut l'accueillir de façon chaleureuse et positive. Il faut bien en tirer les conséquences.
Deuxième élément décisif de changement, globalisation des économies mondiales. La globalisation, dans laquelle l'Europe prend sa part, doit aussi être considérée comme une perspective à la fois historique et qui, à condition d'être bien maîtrisée, sera un facteur décisif de progrès, progrès évidemment pour les pays qui en sont les bénéficiaires en Afrique, en Asie, en Amérique latine, des progrès formidables aussi en perspective pour le continent européen qui devrait y trouver la perspective d'une longue période de croissance.
Le troisième élément décisif, c'est le projet de créer l'Euro, monnaie unique, pour ceux des pays qui voudront s'engager dans ce choix très important et qui en auront la capacité.
Aussitôt on aperçoit que face à ces échéances formidables qui sont devant nous, qui suivent la fin de ce siècle, l'Europe est au moment d'un grand tournant et qu'elle doit être capable de faire preuve de volonté politique. C'est dans ce cadre que prend place la conférence intergouvernementale qui sera un moment formidable pour tester la volonté politique des partenaires assis autour de la table.
Nous devrons traiter un certain nombre de sujets qui sont très significatifs.
Le premier d'entre eux, c'est d'adapter des institutions européennes pour que l'Union élargie soit capable non seulement de maintenir mais de développer sa capacité de décision en respectant le poids spécifique des États.
Le second sujet consistera à chercher à donner corps à l'Europe de la Défense en liaison avec la rénovation de l'Alliance Atlantique, à laquelle la France a donné une nouvelle impulsion et qui doit être achevée dans le courant de l'année 1996 et conduira forcément à adapter le Traité de l'Union européenne.
Last but not least, c'est le moment pour l'Union européenne de tracer des perspectives d'un modèle européen de développement économique et social : la globalisation des économies mondiales ne saurait entraîner plus de pauvreté en Europe, mais au contraire plus de prospérité ; elle ne saurait accroître l'exclusion, mais développer la justice sociale. Ce sont désormais des questions qui méritent d'être examinées et pour certaines d'entre elles d'être traitées au niveau européen. C'est dans ce cadre que se situe la réflexion de la France à l'approche de la conférence intergouvernementale.
Ce n'est donc pas un exercice banal, ce n'est certainement pas un exercice technique, c'est au contraire un exercice d'une autre portée politique.
Q. : Du point de vue des réformes institutionnelles, comme le vote à la majorité qualifiée, c'est un exercice technique ?
R. : Non, c'est un exercice de signification politique vers lequel la France va avec le sentiment de défendre l'intérêt général de l'Union européenne.
Q. : Avec les Allemands, il semble y avoir une vue différente qui subsiste avec la conception française qui va se rapprocher de celle des Britanniques ?
R. : Non, c'est une interprétation, si elle était faite quelque part, qui serait complètement contraire à la réalité.
Il ne faut pas utiliser en permanence des vieux concepts qui ont nourri de vieux débats. La France a une approche résolument communautaire et Français et Allemands ont fait, au cours des derniers mois, un gros travail commun qui nous a permis à Klaus Kinkel et à moi de rendre publiques une série de textes qui appuient et développent la lettre commune du Chancelier Kohl et du Président Chirac à la Présidence européenne, au mois de décembre dernier. Et donc, Français et Allemands ne sont sans doute pas d'accord sur tout, mais sont d'accord sur l'essentiel. Il y a aujourd'hui tous les éléments d'un projet franco-allemand pour l'Europe.
Ceci dit, vous avez raison de constater que tous les États européens n'ont pas la même vue des choses, bien entendu. Sinon d'ailleurs, il n'y aurait pas de négociations. Il est très rare qu'au début d'une négociation, tout le monde soit d'accord. C'est à la fin qu'on est d'accord, pas au début, à la fin, peut-être. Rien n'est assuré à l'avance et il y aura certainement des discussions passionnées, mais je répète, vers cette négociation, la France va avec le sentiment qu'elle défend non pas son intérêt particulier mais l'intérêt général de l'Union européenne.
Q. : Comment voyez-vous le développement de cette idée qui a été avancée par M Kohl et Chirac, d'une solidarité plus forte pour permettre à une certaine avant-garde d'avancer ? Est-ce que ce sera la clé de la conférence ? Est-ce que vous voyez un noyau dur, un seul, dans plusieurs domaines ou est-ce que cela varie selon les secteurs ?
R. : Il y aura forcément, dans une Europe élargie, des pays qui seront moins disposés que d'autres à aller plus loin et donc dans une Europe élargie, il y aura forcément des pays qui seront moins disposés que d'autres ou moins en capacité que d'autres d'aller loin et vite. Et dans ces conditions, il faut en effet ouvrir la possibilité que quelques pays, dont l'histoire témoigne de leur détermination européenne, s'entendent pour anticiper, précéder les autres dans les domaines de la monnaie, de la défense, de la politique étrangère. Dans ce groupe de tête – je n'imagine pas qu'il soit à géométrie variable – la France et l'Allemagne doivent évidemment se trouver.
Q. : Mais comment est-ce possible ? Cela pose aujourd'hui le problème de l'extension de l'Union. Pour la monnaie par exemple, certains pays, pour des raisons de capacité, sont loin des critères de Maastricht, d'autres, comme l'Angleterre, ne sont pas disposés à s'entraider...
R. : On ne peut forcer personne, mais on ne peut empêcher non plus personne d'avancer.
Q. : Est-ce que cette Conférence serait un échec si les Quinze ne se mettront pas d'accord sur un certain nombre de révisions, est-ce que cela ne conduirait pas la paralysie dans une Union élargie ?
R. : Si la Conférence intergouvernementale ne trouve pas des réponses aux questions qui se posent, il sera difficile de parler de succès.
Q. : Comment répondez-vous aux critiques contre Fribourg qui disent que ce n'est pas aller assez loin, notamment sur le vote par la majorité qualifiée ?
R. : Non, il ne faut pas dire cela ! Ce que nous avons fait à Fribourg, Klaus Kinkel et moi, a été jugé par la presse française et par la presse allemande et – je crois – par la presse internationale – comme le signe tangible de ce que le couple franco-allemand reste la locomotive de l'Europe. C'était d'ailleurs le titre même de l'éditorial d'un grand journal du soir à Paris qui est rarement indulgent avec le gouvernement Cela devait donc être vrai.
Q. : Il y a pas mal d'Allemands qui ne voient pas dans Fribourg une avancée importante de la position française, le résultat tend plutôt vers la position française que vers la position allemande, en particulier sur le vote à la majorité qualifiée.
R. : Il y a deux choses que je ne ferai pas : un, c'est d'entrer dans la technique juridique du Traité de l'Union européenne parce que cela découragerait le lecteur le plus assidu de votre excellent journal et la deuxième chose, c'est d'entrer dans le jeu d'un désaccord entre la France et l'Allemagne. L'Europe ne peut avancer que si la France et l'Allemagne ont la même vision. Je crois que c'est le cas aujourd'hui, même si bien entendu, il peut y avoir des différences d'appréciation technique sur tel ou tel sujet, bien entendu. Mais pour l'essentiel, il y a aujourd'hui l'expression d'une détermination commune entre la France et l'Allemagne.
Ce qui est vrai, c'est que le débat sur l'Europe va s'amplifier dans les mois qui viennent et va s'amplifier dans l'ensemble de l'Union européenne parce que je vous ai parlé du grand tournant dans lequel nous entrons, qui va occuper toutes les dernières années de ce siècle, les quatre dernières années de ce siècle. Et c'est dans cette période que les grandes décisions vont être prises pour préparer l'Union européenne à la nouvelle donne de la génération qui vient. Donc ce débat va s'amplifier, je crois que c'est très sain, c'est très utile. Je le vois se développer en France, je m'en félicite et je m'en réjouis. Je souhaite d'ailleurs que dans ce débat, ceux qui sont convaincus du caractère stratégique et vital de l'Union européenne pour le destin de chacun de nos peuples, s'expriment avec plus de force. Pour vaincre l'euroscepticisme des peuples d'Europe, la bonne solution, ce n'est pas de céder à la démagogie, ce n'est pas de mettre de l'eau dans son vin, c'est d'exprimer un message politique clair et de prendre les décisions qui permettront aux dirigeants européens de répondre aux vraies attentes de nos concitoyens. C'est pour cela que l'Europe doit s'occuper de l'emploi, de son modèle de développement économique et social, de la drogue, de la lutte contre la grande criminalité, du terrorisme, tous sujets qui sont les sujets quotidiens de nos concitoyens.
Q. : On parle du vote par majorité qualifiée, on parle d'un Monsieur Pesc, d'un Centre d'analyses en Bosnie, en décembre quand les Américains partiront ?
R. : Prendre le relais ? De quoi parlez-vous ? Je n'ai pas du tout l'intention de le faire, pas du tout. Nous avons dit très clairement qu'en Bosnie-Herzégovine, à la suite des accords de Paris, nous étions arrivés ensemble Américains et Européens et que nous partirions ensemble. La France n'a pas changé d'opinion et n'a pas l'intention de faire le ménage après le départ des troupes américaines.
Q. : Mais en prenant le texte de Fribourg pour référence, est-ce que vous pouvez dire, par exemple, quel effet, quelle réponse cela aurait permis d'apporter aux problèmes qu'on a vus les trois ou quatre dernières années en Bosnie ?
R. : Nous avons intérêt à rechercher tous les moyens qui permettent de faire en sorte que les Européens aient un certain nombre de sujets de politique étrangère sur lesquels ils ont une action commune. Cela aurait pu être le cas en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995. Je pense que s'il y a une personnalité politique de haut niveau qui peut jouer dans l'Union européenne le rôle que joue le Secrétaire Général de l'Alliance Atlantique, nous donnerons plus de chance à un tel projet.
Q. : Mais pour instituer un Monsieur Pesc, il faut qu'un consensus se fasse. Il semble que l'on soit loin du compte ?
R. : Nous verrons bien, ne me demandez pas comment se termine une discussion parce qu'elle n'est pas commencée. Elle commence la semaine prochaine.
Q. : J'aurai des questions si elle avait déjà commencé…
R. : Ce qui a commencé, ce sont des travaux préparatoires, ce qui était le cas du groupe de Westendorp, des discussions bilatérales, ce qui est le cas des travaux franco-allemands mais aussi du mémorandum du Bénélux, la négociation commence la semaine prochaine.
Q. : Vous avez parlé de l'emploi, le gouvernement va faire des propositions mercredi soir. Qu'est-ce que l'Union peut apporter à la lutte contre le chômage ?
R. : Beaucoup de choses. L'Union européenne a adopté un Livre Blanc il y a deux ans en 1994, je ne me souviens pas qu'elle l'ait appliqué.
Nous avons une proposition de la Commission européenne visant à intensifier le dialogue social. C'est aussi le souhait de la France que ce dialogue s'organise au niveau européen et, bien entendu, nous devrons plus encore élaborer une stratégie économique et sociale qui permette à l'Europe d'assurer la défense de son intérêt dans le grand marché mondial. Tous ces sujets auront des conséquences directes sur le front de l'emploi, et il est très souhaitable qu'il y ait une ligne commune adoptée par l'Union européenne. Certaines décisions relèvent du niveau européen, d'autres du niveau national. Il faut certainement une convergence des actions ainsi entreprises et une ligne stratégique partagée en commun pour faire en sorte que l'Union européenne cesse d'être ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire la zone du monde dans lequel la croissance est la plus faible et le chômage le plus élevé. C'est l'enjeu capital des années qui viennent.
Q. : Mais vous n'envisagez pas de donner sur un dossier comme l'emploi des compétences aux institutions européennes ? Pensez-vous que les décisions de la CIG ouvriront cette possibilité ?
R. : Ce n'est pas à la Conférence Intergouvernementale que se trouve le centre du débat en matière d'emploi, certainement pas ! Mais il ne faut pas toujours ramener les problèmes à une question de compétence des institutions ou non. Il faut que les dirigeants européens prennent à bras le corps la question de l'emploi parce qu'elle est centrale pour nous tous, et qu'elle nous est commune.
Q. : Qu'est-ce que cela change ? À chaque Conseil européen, on répète la même chose et on ne fait rien. Ce mémorandum français, qu'est-ce que cela va changer ?
R. : Ce sera l'objet même du mémorandum, il sera rendu public mercredi, donc nous allons attendre un peu.
Q. : Dans le domaine social, n'y a-t-il plus d'exception britannique ?
R. : Tout à fait. Vous savez que la proposition française c'est de faire en sorte que le protocole annexe adopté par les onze États à l'époque sur douze, soit désormais réintégré dans l'ensemble des textes du Traité. Mais je me doute qu'il y aura un débat sur cette question.
Q. : Sur le timing ? Bruxelles dit que le consensus à quatorze doit être recherché avant les élections britanniques…
R. : Écoutez, franchement ce sont des plans sur la comète auxquels je ne me livrerai certainement pas. La Conférence commence le 29 mars à Turin, après la réunion des Chefs d'État et de gouvernement. Nous ferons au mieux et dans l'esprit de la France, le plus vite sera le mieux.
Q. : Pour vous ce sera quelques mois, ce sera la afin de l'année, ce sera...
R. : On annonce que la bonne durée, ce serait l'année, pour une négociation comme celle-ci, cela me paraît raisonnable. Au-delà, ce serait le signe qu'il y a des problèmes. Voilà !
Q. : Et le débat sur la monnaie unique, quel rôle jouera-t-il pendant cette année ? S'il était rouvert…
R. : Il y aura le 1er janvier 1999 « l'Euro ». C'est la volonté de la France qui sera prête.
Q. : Est-ce que vous voyez dans cette occasion une possibilité de débattre, de modifier les critères de convergence du Traité ?
R. : Non ! Il n'a jamais été question de cela ! Personne n'a jamais soulevé ce genre de question ! Jamais ! Vous n'avez jamais entendu aucun pays dire cela ! Vous l'avez entendu ?
Q. : Non ? Parce que...
R. : Parce que personne ne l'imagine.
Q. : Mais quand M. Dini dit qu'il ne voit pas, si le chômage est au-dessus de 11 %...
R. : M. Dini dit ce qu'il veut. Je répète que la monnaie unique prévue dans le Traité de Maastricht au 1er janvier 1999. Nous sommes décidés à respecter cette échéance.
Q. : Même si le taux de chômage en France ne baisse pas ?
R. : La monnaie unique ne va pas alourdir le taux de chômage. Elle va contribuer à cette stratégie de lutte contre le chômage dont je vous parle. Elle en est même un élément décisif !
Q. : Il me semble qu'il y a changement de la politique européenne de Jacques Chirac, cela doit être destiné à mettre fin aux doutes apparus en octobre dernier sur l'union monétaire...
R. : Le doute qui avait été entretenu par les commentaires mais pas par les discours du Président.
Vous verrez que dans les années qui viennent, la France se caractérisera par la détermination et la force de son message européen.
Le Parisien : 28 mars 1996
Le Parisien : La CIG, qu'est-ce que c'est ?
Michel Barnier : Sous ce sigle impersonnel, comme l'Europe les aime bien, se cache une conférence intergouvernementale qui réunit les quinze gouvernements avec la Commission. Le rendez-vous a été pris à Maastricht pour adapter et corriger le traité. Depuis 1992, les chefs d'État et de gouvernement en ont fait le préalable aux négociations d'élargissement. Douze pays (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovénie, Chypre et Malte) ont vocation à entrer dans l'Union. On ne peut pas imaginer demain d'être 20 ou 27 avec les mêmes règles qu'aujourd'hui, faites pour une Europe à six.
Le Parisien : Le sommet de Turin va-t-il fixer un ordre du jour et un calendrier pour les Quinze ?
Michel Barnier : Les chefs d'État et de gouvernement doivent adopter le mandat qui sera fixé aux négociateurs. La France souhaite qu'il soit concentré sur des points précis pour éviter le risque d'enlisement ou de crise. Le premier grand chapitre, c'est la réforme des institutions : comment fonctionner avec plus d'efficacité dans la perspective d'une Europe à vingt-sept. Deuxième chapitre : les instruments d'une politique étrangère commune. Nous souhaitons de vraies avancées pour tirer les leçons d'une certaine impuissance européenne en Bosnie. Le troisième chapitre a trait à la sécurité des gens : comment organiser l'Europe plus efficacement contre ces grands fléaux que sont le terrorisme, la drogue, le grand banditisme.
Le Parisien : À Turin, la France va présenter un mémorandum social pour faire face aux dix-huit millions de chômeurs que connaît l'Europe, mais n'est-ce pas hors sujet ?
Michel Barnier : Jacques Chirac et Alain Juppé proposent ce mémorandum pour un modèle social européen à l'occasion de la CIG, mais cette conférence ne sera pas le seul lieu où il faudra faire avancer l'Europe sociale. Nous souhaitons que trois points importants, qui nécessitent une modification du traité de Maastricht, soient abordés lors de la CIG : l'harmonisation des législations en matière de drogue, les droits fondamentaux des citoyens pour les services publics et l'intégration du protocole social dans le traité. Mais sans attendre, notre ambition, c'est que les Quinze affirment désormais que la priorité de toutes les politiques qu'ils mèneront sera l'emploi, que tout ce qui sera fait au niveau européen sera élaboré avec cet a priori : est-ce favorable ou non à l'emploi ?
Le Parisien : L'objectif de la CIG est de réviser le traité de Maastricht, mais les Français devront-ils voter de nouveau ?
Michel Barnier : Référendum ou voie parlementaire, je ne peux pas dire comment sera ratifiée la conclusion de la conférence. La décision appartient au chef de l'État, mais je sais que Jacques Chirac garde l'idée en tête de consulter à nouveau les Français sur l'une des nouvelles étapes de la construction européenne. Il n'exclut pas l'idée d'un nouveau référendum, mais il lui appartient de choisir le moment et le sujet. Ils ne manqueront pas dans les dix ans qui viennent : le résultat de la CIG, l'élargissement, le grand chantier de la défense du continent…
Le Parisien : Comment rendre plus efficace le fonctionnement de l'Union ?
Michel Barnier : Nous ne souhaitons pas bouleverser l'équilibre des pouvoirs entre les différentes institutions européennes, mais avoir un nouveau système de vote au sein du Conseil nous paraît indispensable. Tout en conservant le compromis de Luxembourg qui permet à un État de refuser une décision si ses intérêts vitaux lui paraissent être mis en cause, notre idée est de voter davantage à la majorité qualifiée et de pondérer les voix de manière plus juste entre les pays pour tenir compte du poids réel de chacun, notamment sur le plan démographique. Mais nous avons une difficulté avec le Royaume-Uni, qui souhaite garder la règle du vote à l'unanimité sur tous les sujets.
Le Parisien : En voulant réduire le nombre des commissaires, vous voulez aussi réduire les pouvoirs de la Commission ?
Michel Barnier : Cette réforme ne vise pas à réduire ses pouvoirs. Notre idée, c'est de retrouver au contraire une Commission plus resserrée avec une dizaine de membre (correspondant aux dix grandes tâches qui lui sont imparties) et un président ayant une vraie autorité sera plus efficace.
Le Parisien : En nommant un « Monsieur Pecs » pour incarner la politique étrangère et de sécurité commune, l'Europe ne risque-t-elle pas dès lors d'avoir « deux visages et deux voix » avec le président de la Commission ?
Michel Barnier : Le président de la Commission, qui est une personnalité importante, n'a pas vocation à s'occuper de politique étrangère. Jusqu'à présent, personne ne s'en occupe vraiment, on l'a bien vu en Bosnie. Or, la politique étrangère ne peut être que l'affaire du Conseil. Le fait que pour l'instant l'Europe n'ait pas de voix ni de visage explique que nous soyons parfois réduits à faire le service après-vente des Américains sur notre propre continent. Cela n'est plus supportable.
Le Parisien : Si la CIG ne règle pas tous ces problèmes internes de l'Union, l'élargissement aux pays de l'Est ne risque-t-il pas d'être renvoyé aux calendes grecques ?
Michel Barnier : L'élargissement est un devoir politique et moral en même temps qu'économique. Ces peuples ont autant besoin de nous que nous avons besoins d'eux, mais nous ne pouvons pas les accueillir dans l'ambiguïté. Et nous ne pouvons pas prendre le risque qu'en s'élargissant l'Europe s'affaiblisse ou se dilue. Nous sommes donc obligés de réussir préalablement la CIG. La France n'acceptera pas de conclure sur un filet d'eau tiède.
Le Parisien : La règle de l'unanimité étant nécessaire pour toute réforme de l'Union, n'avez-vous pas peur que la CIG soit vouée à l'échec, en raison notamment d'un vote des Britannique ?
Michel Barnier : Je ne vois pas comment le Royaume-Uni prendrait – au bout de cette négociation qui va être longue et difficile – la responsabilité de retarder l'élargissement.
Le Parisien : Entrés en vigueur il y a un an les accords de Schengen ne sont toujours que partiellement appliqués. Pourquoi ?
Michel Barnier : Schengen c'est un espace de liberté de circulation, mais aussi un espace de sécurité. L'un va avec l'autre. Quand quelqu'un est arrêté aujourd'hui en Espagne et que l'on vérifie son identité, on regarde le fichier informatique européen et l'on sait si cette personne est recherchée ou est fichée comme dangereuse en Belgique ou en France… Voilà pourquoi nous allons supprimer d'ici à quelques semaines nos contrôles fixes aux frontières avec l'Allemagne et l'Espagne et leur substituer des patrouilles communes et des contrôles mobiles.
Le Parisien : Jacques Chirac vient d'appeler nos partenaires à « combattre le fléau dévastateur » de la drogue, mais comment faire avec les Pays-Bas ? Est-ce un simple problème d'harmonisation de nos législations ?
Michel Barnier : Ce n'est pas si simple car harmoniser nos législations vers le haut et non vers le bas, c'est-à-dire le plus laxiste, cela implique une vraie évolution des Pays-Bas, qui ont une politique qui nous pose un problème en matière de production et de consommation de drogues douces, vraiment très différente de celle de ses voisins. Nous avons aussi besoin de renforcer la lutte contre les trafics de drogues dures d'où qu'ils viennent, des Pays-Bas, du port de Rotterdam qui est une plaque tournante, ou d'ailleurs.
Le Parisien : Quelle est la proportion de drogue provenant des Pays-Bas ?
Michel Barnier : Quelque 50 % de l'héroïne saisie en France proviennent des Pays-Bas. En 1994, nous avons ainsi saisi 350 kilos d'héroïne, 14 tonnes de cocaïne, 400 tonnes de cannabis. Si l'Europe a un sens, il faut que nous agissions ensemble contre cette menace. Je n'imagine pas que les Pays-Bas n'arrivent pas à évoluer sur cette question. Nous travaillons avec eux dans ce sens.
Le Parisien : Chirac vous semble-t-il « obsédé » par la question de la drogue, comme l'en accuse le Premier ministre néerlandais ?
Michel Barnier : Si Jacques Chirac a une obsession, c'est celle de la santé et de la sécurité des citoyens, et des jeunes en particulier.
Paris-Match : 4 avril 1996
Paris-Match : Pourquoi l'idée même de l'Europe dégage-t-elle tant d'ennui et si peu de rêve, semble-t-il, dans l'esprit des Français ?
Michel Barnier : l'Europe est ennuyeuse, c'est vrai. À nous, et à moi, de lui donner des couleurs et d'en parler concrètement. Instituons un débat permanent et transparent. Rien n'est pire que le silence.
Paris-Match : Que proposez-vous ?
Michel Barnier : Il faut refaire la preuve de l'Europe, de sa nécessité, en parlant des problèmes des gens, de leur situation économique, de leur environnement, de leur sécurité. Mais n'ayons pas la mémoire courte : l'Europe, c'est aussi la paix. Ce n'est pas par hasard si nous n'avons pas de guerre depuis cinquante ans, alors que, durant le demi-siècle précédent, nous avons été en conflit deux fois avec l'Allemagne.
Paris-Match : Comment allez-vous défendre la France pendant la tenue de la Conférence intergouvernementale, face aux quatorze autres pays membres de l'Europe ?
Michel Barnier : Nous participerons, en négociateurs, à trois ou quatre réunions par semaine, à Bruxelles. Ma bible, ce seront les textes et les orientations définies par Jacques Chirac sur l'architecture européenne et sur le modèle social européen qu'il faut maintenant absolument combiner. J'ai aussi en tête le texte de référence de la lettre commune du chancelier Kohl et du président français, de décembre.
Paris-Match : Cette conférence, qui durera un an et devrait se terminer sous la présidence hollandaise, réserve-t-elle des surprises ?
Michel Barnier : Elle sera difficile, parce que chaque pays à ses intérêts et ses craintes, avérées et même exacerbées par le chômage. Nous allons tous chercher, à Bruxelles ou à Maastricht, les raisons de nos propres faiblesses. Je trouve cette mise en cause de l'Europe injuste. Un exemple : Maastricht n'est pour rien dans les déficits de la Sécurité sociale. Je suis convaincu que la France peut jouer un rôle de médiateur entre les pays qui rêvent de transformer l'Europe en une grande zone de libre-échange et ceux qui aspirent à une Europe fédérale.
Paris-Match : Les Anglais seront-ils au rendez-vous de la monnaie unique le 1er janvier 1999 ?
Michel Barnier : Je prends le pari que les Britanniques seront là plus tôt qu'on ne le pense, parce qu'ils sont à la fois intelligents et d'excellents financiers. Quand la monnaie unique existera, comment imaginer qu'ils restent à l'écart ?
Paris-Match : Si l'Europe entre en crise, les Allemands pourraient-ils être tentés d'en claquer la porte ?
Michel Barnier : Le chancelier Helmut Kohl n'a pas cette tentation. C'est ce qui compte. Il a une vision historique et politique de la construction européenne. Il est l'un des rares chefs d'État à toujours parler de la paix et de la guerre. Nous devons bien mesurer la chance que Helmut Kohl représente pour la France et pour l'Europe. Il souhaite créer un mouvement irréversible vers l'Union européenne. Notre désir est d'y participer.
Paris-Match : Si demain, son successeur était plus jeune et avait par conséquent une vision moins historique de la nécessité de la construction de l'Europe, le risque, existerait que des Allemands disent : « l'Allemagne est le plus gros contributeur de l'Europe, elle n'en récolte que des ennuis, par conséquent, nous, en sortons... »
Michel Barnier : Il se peut que Kohl se succède à lui-même ! Entre-temps, il faut que l'organisation de l'Europe – monnaie unique, politique étrangère, défense – soit irréversible. Mais il tient beaucoup à nous, Français, que l'Allemagne reste solidaire ou redevienne solidaire. Allez visiter les pays de l'Est et, là, ouvrez les yeux. Vous y verrez déjà le poids économique de l'Allemagne.
Paris-Match : Chirac souhaite que soit désigné un haut représentant de l'Europe. Un politique ou un haut fonctionnaire ?
Michel Barnier : À terme, un président sera nécessaire pour l'Union européenne, mois, en attendant, il faut une voix et un visage pour les opinions publiques. C'est la proposition de Jacques Chirac. Nous ne voulons pas d'un haut fonctionnaire. Il s'agira de désigner un personnage politique de haut niveau ayant déjà une expérience internationale, qui sera chargé par les chefs d'État et de gouvernement de coordonner les diplomaties et d'exprimer la politique étrangère de l'Union. Il sera nommé pour trois ou cinq ans et sera une sorte de secrétaire général de l'Europe, comme Javier Solana à l'Otan.
Paris-Match : Quelqu'un comme Giscard, Delors ou Simone Veil, par exemple ?
Michel Barnier : Ces personnalités politiques pourraient voir leur nom figurer sur la liste des candidats.