Article de M. Alain Deleu, président de la CFTC, dans "Les Echos" du 12 octobre 1998, sur l'équilibre des comptes sociaux, notamment la protection sociale et les régimes de retraite par répartition, intitulé "Protection sociale : ni Adam Smith, ni Thomas Malthus".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Le bilan de la protection sociale, dont la construction est intimement liée à l'histoire du syndicalisme et du partenariat social, est remarquable. Mais saura-t-elle s'adapter aux évolutions et aux risques du futur ?
Pour répondre à une telle question, il faut se référer aux deux grandes missions de la protection sociale et aux valeurs qui l'ont fondée.
La plus apparente est la couverture généralisée des risques de la vie : maladie, chômage... D'où le nom d'« assurances sociales ». L'autre mission a son importance : permettre la réalisation des grands projets de la vie – vie personnelle, avec le financement de la formation professionnelle, ou vie familiale, avec les allocations et prestations familiales. A y bien réfléchir, c'est cette deuxième mission qui alimente la première car elle constitue l'investissement nécessaire à une croissance économique durable, donc porteuse des financements sociaux. Ces missions ont été assumées en s'appuyant sur un objectif fort : construire de la solidarité au sein et entre les générations. On dirait aujourd'hui : créer du lien social.
Les résultats ont été considérables. Les retraités en ont été largement bénéficiaires et les années de politique familiale forte, le régime d'assurance-chômage ont aussi porté leurs fruits. Nul doute que les Trente Glorieuses et ce qui reste aujourd'hui de la cohésion sociale sont dus pour une part appréciable à la protection sociale. Mais les évolutions sont fortes. La création d'un chômage massif, structurel, le glissement progressif de la protection sociale vers des système d'État perçus comme lointains, l'érosion du sens des responsabilités dans les comportements individuels, le déclin démographique et le progrès de l'espérance de vie concourent à déséquilibrer les régimes sociaux. Pourtant, il faudra à l'avenir répondre à de lourds défis : les risques futurs de la santé (qui sait où nous conduisent les manipulations génétiques?), le poids des retraites (1,25 actif pour 1 retraité en 2015 dans le régime général), le nécessaire redressement démographique.
Le risque est grand de céder à deux tentations qui peuvent être liées : la spirale malthusienne et la spirale spéculative. Il est tentant de se dire : moins d'enfants, moins de charges. Mais c'est aussi moins de richesses, moins de croissance. Je ne serai pas de ceux qui pensent : « après moi le déclin ». Il est également tentant de lancer sur le marché spéculatif une partie des 900 milliards annuels de francs de pensions de retraite. Ce sont là deux erreurs à ne pas commettre. Au moment où l'on s'interroge sur les moyens de mieux réguler les marchés financiers, comment ne pas voir la vertu des régimes de retraite par répartition, dont les mouvements de fonds sont affectés entièrement, immédiatement et sans intermédiaire à leur usage, sans jeu spéculatif ? Ne jetons pas ces fonds de l'assurance et de la solidarité sociale dans le bassin des spéculateurs. Brisons ce mythe de l'opposition entre répartition et capitalisation. Quelle qu'en soit la dualité apparente, les deux mécanismes sont devant la même problème : celui de la capacité économique à financer les besoins. La base de notre protection sociale doit continuer de reposer sur la mutualisation des risques. Cela n'exclut pas que les régimes de retraite anticipent les problèmes en constituant des réserves qui seront mobilisées dans les années difficiles qui s'annoncent. La constitution d'un fonds de réserve pour les retraites est une bonne décision. Mais son alimentation ne laisse pas d'interroger, qu'il s'agisse d'une ponction sur les caisses d'épargne ou d'éventuels transferts de futurs excédents de la branche famille. La CFTC ne veut pas d'un clivage en deux systèmes indépendants : l'assurance, fonctionnant par capitalisation, destinée aux gens autonomes ; la solidarité, assise sur la répartition, pour les dépendants. Nous ne voulons pas d'une société coupée en deux avec une solidarité renvoyée à l'État.
La protection sociale de l'avenir doit s'appuyer sur les fondements économiques et sociaux d'une économie saine : démographie, niveau et qualité de l'emploi (la précarité fait des ravages), qualification par l'éducation et la formation. A quoi sert de, chercher à équilibrer les comptes sociaux quand l'espérance de vie au travail évolue en sens inverse de l'espérance de vie tout court ? Je voudrais insister sur la solidarité intergénérationnelle. Comment veut-on que la jeune génération se sente concernée par la retraite de ses parents si celle-ci n'a pas fait en sorte que les plus jeunes trouvent une place dans la société ? La politique prioritaire d'emploi pour les jeunes est l'une des conditions pour réussir le passage délicat des années 2005-2015. Mais le nœud de l'affaire réside dans la capacité à impliquer l'ensemble des acteurs de l'entreprise et de la protection sociale, qui sont aussi les acteurs de la solidarité. Cela se joue à divers niveaux : le premier est du domaine de l'éducation, afin de restaurer le sens du bien commun et la liaison entre solidarité et responsabilité. La relance d'une approche subsidiaire de la gestion sociale et le renforcement du rôle des partenaires sociaux sont nécessaires. Je ne nie pas les difficultés rencontrées dans le passé mais c'est une illusion de croire que c'est en éloignant les régimes sociaux de leurs ayants droit que l'on rendra le dispositif plus performant, autrement dit en laissant toutes les responsabilités à l'État.
C'est pourquoi je regrette que les assurés sociaux ne puissent plus s'exprimer sur les orientations de la protection sociale lors de l'élection des administrateurs. Les hommes politiques sont bien placés pour connaître les limites des débats électoraux mais ils savent aussi qu'il n'y a pas de démocratie réelle sans élections. Il en est de même pour la protection sociale. Les vrais acteurs de la solidarité sont les acteurs sociaux. C'est pourquoi la solidarité doit se vivre et s'exercer d'abord à leur niveau.