Texte intégral
Judith WAINTRAUB
Comment arriverez-vous à vous entendre avec Jean-Pierre Chevènement sur la lutte contre la délinquance juvénile ?
Claude BARTOLONE
Jean-Pierre Chevènement n’a abordé qu’une partie de la problématique. Je pense comme lui – et Elisabeth Guigou aussi – que chaque acte de délinquance ou d’incivisme commis par un mineur doit recevoir une réponse de la société des adultes. Si, de son côté, il considère que toute sanction ne peut être qu’une étape dans un parcours éducatif, si, en particulier, il estime qu’une mesure d’éloignement doit avoir pour finalité de permettre le retour du jeune dans son quartier, il n’y a pas de problème entre nous.
Judith WAINTRAUB
Votre désaccord sur l’ordonnance de 1945 reflète pourtant des divergences profondes sur l’équilibre entre traitement social de la délinquance et répression.
Claude BARTOLONE
L’intérêt de cette ordonnance, c’est précisément d’affirmer la nécessité de maintenir cet équilibre. Décider que l’incarcération est la réponse nécessaire et suffisante à la délinquance d’un mineur, dès lors qu’il a atteint 16 ou 17 ans, revient à condamner ce mineur à la délinquance. Chacun sait que la prison est un milieu criminogène. La promiscuité qui y règne, les problèmes liés à la toxicomanie et à la sexualité exercent des effets ravageurs sur la plupart des détenus. Nous devons d’ailleurs nous y attaquer. En attendant, il ne peut pas être question de placer des mineurs dans des conditions qui leur interdiraient tout espoir de retour à une vie normale. Si l’on ne distingue pas les adultes qui ont franchi le pas, et vivent de la criminalité, des jeunes qui ont encore un pied dedans, un pied dehors, on tombe fatalement dans l’escalade de la répression.
Judith WAINTRAUB
L’Etat peut-il supporter le coût d’une prise en charge individuelle des mineurs délinquants telle que vous la prônez à travers les unités éducatives de réinsertion ?
Claude BARTOLONE
Jean-Pierre Chevènement lui-même reconnait que cela ne concernerait que 600 jeunes environ ! Le Gouvernement est prêt à faire l’effort nécessaire, comme il devrait le confirmer à l’occasion du prochain conseil de sécurité intérieure, le 27 janvier. Les moyens supplémentaires seront peut-être importants, mais s’est-on interrogé sur le coût financier et social d’une incarcération, s’agissant d’un mineur ? A moyen et à long terme, je peux vous dire que la prison, c’est de beaucoup la méthode la plus chère.
Judith WAINTRAUB Pourquoi vous opposez-vous également à la responsabilisation des parents par l’instrument des allocations familiales ?
Claude BARTOLONE
Il est aujourd’hui possible de ne plus verser à des parents qui manquent à leurs devoirs fondamentaux, lorsque l’intérêt de l’enfant est compromis, certaines allocations familiales et de les donner directement à l’école ou au collège, par exemple, pour payer la cantine. Les juges prennent d’ailleurs ces mesures et elles sont efficaces parce que, je le répète, elles s’inscrivent dans une perspective d’éducation et de réinsertion. Sanctionner des parents qui sont déjà totalement dépassés en les privant purement et simplement d’allocations serait irresponsable.
Judith WAINTRAUB
Vous semblez considérer que la politique menée est la meilleure possible. Alors pourquoi aboutit-elle à une progression aussi spectaculaire de la délinquance juvénile ?
Claude BARTOLONE
L’action qui a été engagée il y a dix-neuf mois ne peut pas être décrédibilisée à cause de données statistiques ! Cette délinquance augmente et je ne le nie pas, mais la hausse ne serait pas aussi « spectaculaire » si, précisément, nous n’avions pas décidé que chaque acte délictuel devrait être comptabilisé. L’augmentation est constante, y compris quand vous avez un Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur. Les statistiques ne s’améliorent que quand les commissariats reçoivent la consigne de décourager les dépôts de plainte. C’est le contraire de notre philosophie.
Judith WAINTRAUB
Lionel Jospin lui-même a admis que la responsabilité individuelle ne devait pas être occultée au profit d’une justification sociologique de la délinquance. Les politiques n’ont aucune part dans cette dérive ?
Claude BARTOLONE
Bien sûr que nous sommes tous responsables, les politiques, mais aussi les médias. J’ai trouvé scandaleux et insupportable, par exemple, que les télévisions s’installent à Strasbourg une semaine avant la nuit du 31 décembre et fassent des reportages sur le thème « aucun incident ne s’est encore produit » jusqu’à ce qu’ils se produisent effectivement. Les habitants des quartiers sensibles sont traités comme des tribus primitives. On vous décrit leurs mœurs étranges, leurs coutumes barbares… Le modèle médiatique dominant semble dire aux jeunes : « Vous ne nous intéressez que lorsque vous commettez des exactions ». C’est aussi cette mentalité-là qu’il faut changer et nous n’y parviendrons qu’au travers d’une politique globale, fondée sur le triptyque prévention-insertion-répression.