Texte intégral
M. Grossiord : Approuvez-vous, comprenez-vous ce meccano militaro-industriel au moment où les budgets de la Défense sont révisés à la baisse ?
L. Jospin : Il faut savoir de quoi on parle et distinguer les problèmes. Il faut distinguer dans un premier temps la privatisation de Thomson, et ce que l'on nous annonce à propos de l'Aérospatiale et de Dassault. Je ne pas vous répondre en mélangeant l'ensemble des problèmes.
M. Grossiord : D'abord la réunion des avionneurs français. Vous êtes d'ailleurs élu d'une région où l'Aérospatiale et Dassault sont installés.
L. Jospin : Oui mais cela concerne aussi le pays, ses intérêts et sa défense, même si j'y suis particulièrement sensible en tant qu'élu de la région de Toulouse. C'est vrai que nous sommes le seul pays européen actuellement à avoir deux avionneurs, l'un public et civil, l'autre à dominante militaire. Je crois que les autres pays ont rendu plus cohérent leur dispositif. Je pense donc que créer un seul pôle d'avions, ou de missiles éventuellement, est une démarche que nous ne récusons pas. D'ailleurs, nous avions opéré nous-même des rapprochements. P. Joxe s'était efforcé, avec les réticences de Dassault, de faire se rapprocher, dans ce qui aurait pu être un GIE, l'Aérospatiale et Dassault.
M. Grossiord : On dit que l'intervention de J. Chirac a été déterminante pour obtenir gain de cause.
L. Jospin : Je suis quand même un peu surpris que, pour des décisions d'une telle importance qui concernent des grands groupes, on nous raconte des histoires pour enfants. Et que des décisions de cette importance puissent être mieux prises par telle personne sous prétexte qu'elle serait un ami d'enfance de la famille Dassault. Je dois dire que ce genre de raisonnement montre qu'on s'éloigne des conceptions de la République. Mais on pourrait y revenir à propos d'autres annonces ces derniers jours. Cet argument m'a quand même laissé sans voix. Nous ne sommes pas hostiles à l'idée de créer un grand pôle. Le problème est comment on le fait. Si tout cela vise à aller dans le sens de la privatisation, on annonce la privatisation de Thomson d'une part, Dassault qui est public à 51 % est quand même un groupe à caractère privé du point de vue de son origine, l'Aérospatiale est publique, je suis contre la privatisation de l'Aérospatiale. Et je pense que, si l'on doit constituer un grand groupe, peut-être faut-il le faire en rapprochant les deux industries, les deux grandes entreprises. En tous les cas, je suis hostile à la privatisation de l'ensemble. Dans la région de Toulouse, en ce qui concerne Dassault, nous avons des souvenirs cuisants de la façon dont Dassault a liquidé ses sites industriels en licenciements secs. On a été obligé de se battre, les collectivités locales aux côtés de l'Aérospatiale, pour faire que les choses soient moins douloureuses. Si c'est cette conception des rapports sociaux, je suis contre. Et je pense que nous devons garder l'Aérospatiale comme un grand groupe public.
M. Grossiord : Et Thomson ?
L. Jospin : Je ne suis pas favorable à la privatisation systématique de nos entreprises. M. Borotra, M. Pandraud, dans des débats qui ont lieu à l'Assemblée, se disent les défenseurs d'un service public à la française. Et je constate que le Gouvernement continue à privatiser à tour de bras. Je suis a priori hostile à ces privatisations.
M. Grossiord : Quel est votre sentiment sur la réforme du service national ? Êtes-vous pour un référendum ? Êtes-vous pour une conscription qui serait maintenue dans le secteur civil ou « civique » ?
L. Jospin : Il faut d'abord se préoccuper des problèmes de fond. La question du référendum, de « comment on consulte ? » est une autre question et il ne faudrait pas qu'elle occulte le débat sur le fond. Nous attendons avec intérêt ce que va dire le président de la République dans un domaine où ses compétences sont naturellement exceptionnelles ; parce que depuis quelques semaines, on a des bruits, des affirmations, puis des démentis dans tous les domaines : qu'il s'agisse du rapprochement avec l'OTAN, du format de nos armées, de la dissolution de l'Eurocorps, du service national, de l'industrie d'armement... Il est temps que le pouvoir en place y mette un peu d'ordre. Donc le président de la République va nous donner des indications. J'attends qu'il s'exprime. Ce que je constate pour le moment, c'est que le débat existe dans toutes les formations politiques. Je crois que la question de savoir si la France renonce au service national, après avoir déjà modifié ce qui était le service militaire... Quand j'ai fait mon service, c'était le service militaire. C'était l'impôt du sang, comme on disait. C'était l'année de la République en quelque sorte.
M. Grossiord : En avez-vous de bons souvenirs ?
L. Jospin : Mêlés, mais plutôt bons. J'ai commencé comme bidasse, j'ai terminé comme sous-lieutenant chef de peloton, donc j'ai fait tout le parcours, dans les blindés, dans les half-tracks. C'était intéressant, disons. En tous cas, ce que je constate c'est que ce débat existe. On est déjà passé au service national. Pourquoi « service national » et non plus « militaire » ? Parce qu'on n'avait plus besoin du même nombre de jeunes gens. Je veux que ce débat ait lieu devant la nation. La plupart de nos experts, au parti socialiste, sont plutôt pour une année professionnalisée, ce qui n'exclut pas des volontaires. Mais le débat a encore lieu car il y a aussi toute une histoire, toute une culture du rapport des jeunes à l'année, à la République. Il faut que ce débat s'engage. Et nous y prendrons notre part.
M. Grossiord : Partagez-vous l'analyse des professeurs selon laquelle la violence à l'école est d'abord une question de moyens ?
L. Jospin : En partie. Il est clair que le fait que la priorité à l'éducation que nous avions donnée et que j'avais mise en oeuvre ne soit pas poursuivie depuis 1993 joue un rôle dans cette affaire. Pourquoi la violence est-elle beaucoup plus répandue maintenant dans les établissements scolaires ? Il y a un problème de moyens. Je pense que la violence à l'école est le symptôme d'une violence plus grande, à l'extérieur de l'école, de la violence sociale dont parlait à l'instant M. Peytavi, qu'il faut aussi traiter en même temps. Il est clair que l'on doit prendre des mesures à l'école parce que les parents ont besoin de savoir que leurs enfants vont à l'école et étudient dans des conditions de sérénité et de tranquillité.
M. Grossiord : Quelles mesures d'urgence proposeriez-vous ?
L. Jospin : Je pense qu'il faut augmenter sensiblement le nombre des surveillants d'internat, des conseillers d'éducation dans les établissements. Il faut aussi poursuivre dans le sens de ce que nous avions initié, à savoir des relations suffisamment précises avec la police, dans les quartiers concernés, avec éventuellement la Justice, avec les milieux des éducateurs, quand ils existent dans des quartiers difficiles. Mais je pense qu'il faut mettre des moyens à l'école.
M. Grossiord : Considérez-vous que l'école doit être un lieu particulier, un « sanctuaire », comme dit M. Bayrou, ou au contraire qu'elle doit être un lieu ouvert, le reflet de la société ?
L. Jospin : Mais l'école est un lieu particulier, et heureusement. C'est un lieu où on étudie, c'est un lieu où les différences sociales sont abolies. C'est un lieu où chaque enfant est respecté pour ce qu'il est. C'est un lieu où se transmet le savoir. Le débat « école ouverte »/« école fermée » n'a pas grand sens. L'école doit être totalement fermée sur la violence. Elle doit être fermée sur le racisme, sur l'intolérance. Par contre, elle doit être ouverte sur ce qu'il y a de meilleur dans la société : elle doit être ouverte sur la science, sur le savoir, sur les informations qui viennent d'ailleurs. Le problème n'est pas « ouvert » ou « fermé », c'est fermé à ce qui est négatif dans notre société, et ouvert à ce qui est positif pour les enfants.
M. Grossiord : Que pensez-vous de la présence de policiers dans les établissements scolaires ?
L. Jospin : Nous avions mis en oeuvre, dans des quartiers difficiles, des rencontres entre la communauté éducative, le chef d'établissement et les policiers, de façon à ce que les deux milieux, qui sont quand même différents même s'ils sont tous deux de la fonction publique, se connaissent mieux. Il peut y avoir, dans les cas exceptionnels, une présence à l'intérieur. Mais je pense plutôt que c'est à l'extérieur que la police doit être. À l'intérieur, une sécurité, une présence doit être affirmée par des adultes, mais qui doivent être des éducateurs.
M. Grossiord : Voulez-vous la monnaie unique à l'échéance de 1999 ?
L. Jospin : Elle a été voté par le peuple français au moment du traité de Maastricht et par l'ensemble des peuples européens, soit par des referendums, soit par des ratifications parlementaires. Je suis favorable à la perspective d'une monnaie unique parce que je pense qu'au contraire, si on ne s'en tient pas là, cela peut mettre l'Europe et les peuples européens en meilleure position face à la finance internationale, pour parler comme R. Hue. C'est-à-dire que s'il y a une seule monnaie en Europe, c'est une occasion de spéculation contre les monnaies, en provoquant des dévaluations, qui ne sera plus possible. J'ai toujours conçu l'instauration de la monnaie unique en Europe comme un premier pas pour rétablir un système monétaire international digne de ce nom, et pour affirmer une monnaie face au dollar. Je partage les préoccupations de R. HUE mais je n'en tire pas les mêmes conclusions.
M. Grossiord : Pensez-vous, comme V. Giscard d'Estaing, qu'on peut faire rêver les Français avec la monnaie unique ?
L. Jospin : Je pense que si la monnaie unique, c'est une plus forte unité de l'Europe, si c'est une capacité de résister face aux États-Unis... On parlait de l 'Aérospatiale ou d 'Airbus, il y a un problème très direct qui est posé aux grands avionneurs français, c'est qu'ils vendent leurs avions en dollars, que si le dollar est sous-coté, ils perdent 10, 15 ou 20 % et n'arrivent plus à rentrer dans leurs coûts. Ce qui veut dire d'ailleurs qu'il faudra veiller à ce que la monnaie unique en Europe soit une monnaie stable, mais pas à la recherche d'une monnaie forte qui nous mettrait dans une situation défavorable par rapport aux États-Unis.
M. Grossiord : La monnaie unique est-elle pour vous une promesse d'emplois ?
L. Jospin : La monnaie unique est une promesse d'emplois si par ailleurs, les gouvernements européens, derrière Maastricht, posent justement la question de l'emploi, la question de la croissance. L'objectif n'est pas seulement d'avoir un marché unique et une monnaie unique, l'objectif est de mener des politiques économiques dans le sens des préoccupations des peuples. Depuis 10 ans, partout en Europe et en tout cas en France, quand vous sondez les Français et que vous leur demandez quelle est leur première préoccupation, ils répondent : l'emploi. Il serait peut-être temps de remettre cette première préoccupation au premier rang des priorités économiques. Je dis : monnaie urique, oui, mais pourquoi faire ? et accompagnée par quoi ? Par une politique de la croissance et de l'emploi, en Europe, par une coordination des politiques économiques pour dresser un pouvoir politique et économique face au pouvoir de la banque centrale européenne. Et puis, cela nous ramène encore au débat de tout à l'heure, à la question des services publics en Europe. Il ne faut pas livrer l'Europe au marché. Voilà un certain nombre d'indications. Ce n'est pas « monnaie unique » ou « pas monnaie unique », c'est : monnaie unique accompagnée par quelque chose.
M. Grossiord : Pour avoir la monnaie unique, la France devra satisfaire aux critères de convergence. Cela veut dire plus d'impôts, plus de rigueur. Est-ce compatible avec une politique pour l'emploi ?
L. Jospin : Je constate que la politique menée par le Gouvernement, qui vise à transférer des fonds de la consommation vers l'entreprise par des ponctions diverses, n'est pas efficace. On veut réduire les déficits budgétaires, mais comme la croissance baisse, les rentrées fiscales ne se font plus, et donc on tourne le dos à l'objectif que l'on veut rechercher. Il y a plusieurs façons d'obtenir un redressement des finances publiques, à mon avis. Mais, en tout état de cause, la décision, en 1999 ou avant 1999, sera prise sur la base d'une décision politique, et pas simplement sur la base de critères techniques. C. Nay demandait ce matin si on allait faire ça à trois ? à quatre ? ou à douze ? ou à quinze ? Je souhaite personnellement qu'on essaye de démarrer l'aventure de la monnaie unique avec le maximum de pays européens participants. Cela va poser le problème des relations avec les autres pays qui ne seraient pas dans la monnaie unique.
M. Grossiord : Approuvez-vous le politique du chef de l'État en ce qui concerne l'Europe ?
L. Jospin : Non, je ne peux pas dire que je l'approuve.
M. Grossiord : Quelle est la différence ?
L. Jospin : Nous défendons le service public. La différence est claire sur la question des grands travaux et de mesures en faveur de la croissance. J. Delors, dans un Livre blanc, avait préconisé un certain nombre de grands travaux, de grandes infrastructures en Europe, pour contribuer à l'activité économique et à la croissance. Le Gouvernement français a accepté qu'il n'en soit rien. La question du service public devait être introduite dans une réforme de la Constitution, c'est ce qu'avait dit M. Juppé après le mouvement social de décembre. Il y a renoncé. Elle devait être défendue dans la conférence inter-gouvernementale et il semble que le Gouvernement y ait renoncé. Il y a donc au contraire bien des domaines dans lesquels je ne partage pas la position du président de la République, que je trouve en plus trop timide dans sa démarche. Moi, je pense qu'il faut rester activement européens, mais qu'il faut veiller à infléchir les contenus de l'Europe, dans le sens de l'emploi, de la croissance, de la lutte contre les inégalités et de l'affirmation de la puissance de l'Europe face aux États-Unis. Je ne crois pas que ce soient les actes principaux de l'action du président de la République telle que je la lis jusqu'ici, mais nous n'avons que peu d'informations sur ce point.