Interview de M. Édouard Balladur, membre du RPR, dans "Le Monde" du 25 juin 1997, sur les dangers de la troisième cohabitation, la reconstruction de l'opposition et notamment du RPR autour de Philippe Séguin et son souhait de former un parti unique pour l'opposition.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : La cohabitation, que vous aviez recommandée en 1986 peut-elle aujourd’hui affaiblir le président de la République ?

Édouard Balladur : Si l’actuelle majorité dure jusqu’en 2002, c’est-à-dire jusqu’au terme normal de la législature, la France aura connu, depuis 1986, trois cohabitations, d’une durée totale de neuf ans sur une période de seize années. Qui peut penser que le fonctionnement des institutions de la Ve République n’en sera pas modifié ? Lorsqu’on l’avait imaginée, la cohabitation était une solution provisoire dans l’attente d’une prochaine élection présidentielle, un moyen exceptionnel d’éviter une crise de régime. La cohabitation à répétition – qui plus est d’une durée de cinq ans, cette fois-ci – ne manque pas de changer les données du problème. Elle crée un système à géométrie variable ; les institutions peuvent parfois avoir du mal à s’accorder aux circonstances.

Voyons ce qui se passe actuellement : deux ans après l’élection présidentielle, c’est celui qui n’a pas gagné en 1995, M. Jospin, qui devient, pour l’essentiel, le détenteur du pouvoir, face à celui qui avait gagné. Si bien que nous devons désormais réfléchir à l’avenir institutionnel de notre pays. Si l’on a connu, depuis 1981, six changements d’orientation politique, neuf Premiers ministres et trois cohabitations, cela signifie que quelque chose ne va pas.

Le Monde : Quelles conclusions en tirez-vous ?

Édouard Balladur : Aucune qui soit définitive. Il faut mettre à l’étude les solutions possibles. La première serait de ne rien changer, avec le risques de conflit que cela présente durant une période de cinq ans. J’attire aussi l’attention sur le fait que nos partenaires étrangers, particulièrement européens, pourraient ne pas très bien comprendre ce qui se passe chez nous. Qui peut affirmer que la division du pouvoir n’aura jamais, sur le long terme, de conséquences préjudiciables ?

La deuxième solution consisterait à préciser les pouvoirs respectifs du président de République et du Premier ministre, à dire plus précisément qui fait quoi. Je crains que ce ne soit une voie sans issue, car il est normal que les deux têtes de l’exécutif coopèrent pour les décisions importantes. Il ne peut y avoir de partage rigide.

La troisième solution serait de parlementariser nos institutions. L’essentiel du pouvoir serait entre les mains du Premier ministre qui, comme le prévoit la Constitution, détermine et conduit la politique de la Nation. Mais il se trouve que, depuis 1962, le président de la République est élu au suffrage universel et qu’à l’occasion de son élection, les grandes orientations de la politique nationale sont arrêtées. Peut-on imaginer d’élire un président qui ne pourrait pas mettre en œuvre les orientations pour lesquelles il aurait été choisi ? Comme on ne peut imaginer, non plus, de revenir sur l’élection au suffrage universel, ce qui serait inacceptable et considéré, à juste titre, comme un recul de la démocratie, c’est également une voie sans issue.

La quatrième solution serait, au contraire, de présidentialiser nos institutions. Cela supposerait, notamment, de réduire à la même durée le mandat présidentiel et le mandat législatif, de supprimer la fonction de premier ministre et le droit de dissolution. Une chose me gênerait dans cette dernière hypothèse : je ne vois pas, dans la tradition française, un sens du compromis qui puisse permettre, comme aux États-Unis, par exemple, de faire coexister un exécutif d’une tendance et un pouvoir législatif d’une autre, dans le cadre de la séparation des pouvoirs ;

Le Monde : Est-ce à dire que le président de la République lui-même aurait dû tirer les conséquences de la défaite de la droite aux élections législatives ?

Édouard Balladur : Non, il a pris la seule solution concevable. La cohabitation, même si elle peut constituer parfois, pour les deux têtes de l’exécutif, une sorte d’empêchement mutuel, est le seul moyen d’éviter une crise de régime. Je veux seulement dire que cette troisième cohabitation nous conduit à nous interroger. Le problème est posé : ce système institutionnel à géométrie variable, que nous connaissons, correspond-il durablement aux nécessités de la politique d’un grand pays ?

Le Monde : Après les élections législatives, vous voici confronté, avec d’autres, à la reconstruction de l’opposition. Comment l’envisagez-vous ?

Édouard Balladur : Ce qui s’est passé constitue une épreuve. La droite et le centre avaient gagné, de façon très large, en 1993, et le pouvoir leur est retiré, quatre ans après, alors qu’ils ont le sentiment, à tort ou à raison, d’avoir fait du bon travail.

Si, parmi les grands pays occidentaux, la France est celui qui a connu le plus grand nombre d’alternances politiques, depuis seize ans, ce n’est pas la faute de l’institution. L’opinion est insatisfaite ; elle a le sentiment qu’on lui demande, de façon indéfinie, des efforts pour sortir d’une crise qui est interminable, qu’on lui propose, en somme, des politiques assez peu différentes les unes des autres pour en sortir. On retrouve là cette absolue nécessité, que je revendique, de rechercher et de cultiver, chacun de son côté, sa personnalité et son identité. Face au nouveau pouvoir socialiste, nous devons nous affirmer comme les tenants d’une politique de liberté.

Alors, que faut-il faire. Tout d’abord, il ne faut pas ajouter au désordre. Toutes les décisions qui peuvent contribuer à la cohésion sont les meilleures. Cela suppose que l’UDF et le RPR soient capables, ensemble, d’élaborer un projet d’avenir, fondé sur la liberté, sur l’Europe et sur le dialogue, mais en l’adaptant au monde d’aujourd’hui, en le modernisant. Cela suppose, aussi, que le RPR et l’UDF apprennent à mieux travailler ensemble, parce que les élections, viennent de montrer que, à eux deux, ils ne représentent pas dans l’opinion une part tellement plus importante que le Parti socialiste. Une meilleure union est indispensable.

Le Monde : Continuez-vous à souhaiter la formation d’un parti unique pour l’actuelle opposition ?

Édouard Balladur : En l’état actuel des choses, ce serait sans doute prématuré. Tout ce qui ira dans le sens d’une coordination de l’action des appareils politiques, aussi bien sur le plan central que local, tout ce qui favorisera une étude en commun des projets d’avenir, des réunions communes de nos deux groupes parlementaires, tout cela aura, non seulement mon approbation, mais mon soutien. Les partis politiques ne peuvent pas se résumer à n’être que de simples écuries présidentielles. Nous devons faire la preuve que nous avons des vues communes sur l’avenir, l’économie, la justice sociale, la Nation et son rôle dans le monde, l’emploi, la sécurité.

Faut-il aller plus loin ? Je m’interroge. Est-ce qu’une organisation commune aux formations de l’opposition ne limiterait pas, à un bord ou à un autre, les possibilités de rayonnement, la capacité d’influence ?

Le Monde : N’y a-t-il pas un risque, avec la formation d’un parti unique de l’actuelle opposition, d’ouvrir un « boulevard » au Front national ?

Édouard Balladur : Cela fait maintenant plus de quinze ans que le Front national représente 10 %, 12 %, 15 % des suffrages. Un tel phénomène n’est pas transitoire. Il constitue la démonstration de notre propre échec. Au lieu de poser le problème en termes de tactique électorale, comme le font certains jusque dans nos propres rangs, il faut l’aborder au fond.

Pratiquer l’anathème ? Cela devient difficile vis-à-vis de 15 % des Français ; en tout cas, c’est peu efficace. Jouer la complaisance ? Certainement pas. Les positions du Front national étant ce qu’elles sont, c’est, de mon point de vue, inconcevable. La troisième solution consiste à traiter les causes pour lesquelles le Front national se développe depuis quinze ans. Pour résumer, trop d’hommes et de femmes ne se sentent plus à l’aise dans la société française : chômage, insécurité, malaise devant la dérive morale de la vie publique, sentiment que la nation n’est plus le refuge et la référence suprême.

Le Monde : Peut-être aussi vous faut-il faire la preuve d’une pareille identité de vues au sein du RPR, avec Philippe Séguin ? On a parfois du mal à juger crédible votre alliance récente…

Édouard Balladur : Mon attitude est inspirée par deux préoccupations : la modernisation des structures du RPR et de son mode de fonctionnement, qu’avec d’autres entend mettre en œuvre Philippe Séguin, et la nécessité de bâtir un projet politique moderne, qui tourne résolument le dos à des idées un peu dépassées, telles que « l’exception française » ; un projet qui adhère complètement, sans restriction, au mouvement qui emporte le monde entier vers la liberté, l’abaissement des frontières, la compétition, c’est-à-dire vers le dynamisme. C’est là la meilleure façon d’améliorer l’emploi et, donc, de résoudre la fracture sociale.

De quoi souffrons-nous aujourd’hui ? D’un chômage excessif, générateur d’injustices. Comment pouvons-nous y répondre ? Par la liberté. Rien ne m’est plus étranger que d’imaginer que l’on ne puisse concilier la liberté et la justice. La société française est, à la fois, solide et instable, unie et morcelée, minée par le chômage, par une sorte d’inquiétude existentielle et, en même temps, dynamique.

La vérité, à mon sens, est que la société française s’est elle-même longtemps perçue comme une référence pour le reste du monde. Aujourd’hui, pour continuer à être un exemple, il nous faut nous mettre davantage à l’école des autres, tirer davantage les leçons de leur expérience. Ce n’est pas nécessairement agréable. Mais si le mouvement gaulliste ne s’attachait pas, avec tous ceux qui le souhaitent, à relever ce défi, alors, sa rénovation serait manquée. Je souhaite que nous soyons les plus libéraux des gaullistes, les plus déterminés des opposants, les plus novateurs pour bâtir l’avenir.