Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 28 mars 1996, sur les principaux enjeux de la conférence intergouvernementale de Turin : l'élargissement de l'Union européenne, la construction d'une Europe politique et sociale.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Les chefs d'État et de gouvernement sont-ils résolus, oui ou non, à mettre en œuvre les décisions qu'ils ont déjà prises ? De la réponse à cette question dépendra leur crédibilité pour la suite de la construction européenne.

À la fin de cette semaine, les quinze États membres de l'Union européenne vont lancer une nouvelle Conférence intergouvernementale destinée à adapter les traités à la perspective d'un élargissement de l'union, qui pourrait compter une trentaine de membres au début du siècle prochain. Tout a été dit sur le devoir historique qu'à l'Europe occidentale d'ouvrir l'Union aux nations du Centre et de l'Est, ainsi qu'à deux petits pays méditerranéens : Chypre et Malte. L'objectif est clair : étendre les valeurs de paix et de coopération mutuelle qui sont le plus grand succès de cette formidable aventure que constitue, depuis près de cinquante ans, la construction européenne.

Ce ne sera pas simple : on sait les divergences des pays membres quant au devenir de l'Europe unie. Les paramètres de l'exercice, très nombreux, ne facilitent pas la tâche qui consiste à dégager les principaux enjeux.

Le premier défi est celui de l'élargissement. Comment passer à trente membres sans diluer le projet politique dans ce qui deviendrait alors une vaste zone de libre-échange, sans âme et sans volonté ? Non qu'il faille sous-estimer les vertus de la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux comme élément permettant de rapprocher les peuples, de soutenir les économies en voie d'adaptation et de se protéger contre les nuisances de la mondialisation. Mais les vertus du grand marché s'arrêtent quand s'imposent règles du jeu et politiques de régulation. C'est la raison pour laquelle l'Union économique et monétaire est amenée à parfaire la réalisation du marché unique opérée 1985 à 1992, en confirmant la primauté du politique pour décider des grands choix économiques et sociaux.

Il faut un « toit politique », à cette Union européenne pour qu'elle puisse défendre ses intérêts et assumer ses devoirs dans le monde. C'est à cette nécessité qu'entendait répondre le traité de Maastricht en prévoyant une politique extérieure et de sécurité commune (PESC). Malheureusement, comme je n'ai cessé d'en avertir les pays membres durant la négociation de ce traité, les dispositions adoptées ne pouvaient fonctionner : il n'y avait pas de tigre dans le moteur. Ce qui m'amène aujourd'hui à mettre en garde contre le risque d'un fort effet d'annonce non suivi d'un dispositif apte à faire entrer cette politique dans les faits. Espérons que les négociateurs du nouveau traité sauront tirer les enseignements de Maastricht et définir, par une démarche plus cohérente et plus pragmatique, ce que pourrait être une politique étrangère européenne fondée sur des intérêts communs et sur la volonté de jouer un rôle dans les affaires du monde. Il y faudrait des décisions prises à la majorité qualifiée et des moyens d'action adéquats.

Car cohérence et efficacité vont de pair. Donnons deux exemples : il ne peut y avoir d'actions communes en matière de politique étrangère que si l'Union utilise un de ses grands atouts, la politique économique extérieure. D'autre part, le pouvoir monétaire, exercé en toute indépendance par la Banque centrale, doit être équilibré par un pouvoir économique s'appuyant sur une stratégie concertée du développement économique et social, définie par le Conseil européen.

Là, réside la chance pour l'Europe d'obtenir une croissance possible à maintenir, et donc créatrice d'emplois, ce qui renforcera l'efficacité des politiques menées au niveau national, notamment en matière d'emploi et d'aménagement du territoire. Là est le réalisme, et non pas dans l'annonce d'une politique européenne de l'emploi, car les moyens essentiels d'une telle politique sont entre les mains de chaque pays et le resteront, qu'il s'agisse d'améliorer les systèmes d'éducation et de formation, du fonctionnement du marché du travail, de réduire les coûts indirects du travail ou de lutter contre le chômage de longue durée. Pour appuyer cette affirmation, il suffit de rappeler que le Fonds social européen – que M. Juppé veut réorienter – dispose de 9 milliards d'écus par an, alors que le montant des dépenses pour l'emploi des quinze États membres s'élève à plus de… 200 milliards d'écus.

Cela me conduit à revenir à cette fameuse Europe sociale. L'honnêteté intellectuelle voudrait que l'on dresse le bilan de ce qui a été fait et que l'on voie, à partir de là, ce qu'on peut y ajouter. Mais on préfère, là encore, les slogans et les effets d'annonce. D'où la nécessité de rappeler succinctement ce bilan : les progrès dans l'égalité entre hommes et femmes ont été stimulés par le traité de Rome (1957). La Politique agricole commune (47 % du budget européen) combine compétitivité et solidarité (en faveur des petits agriculteurs). L'harmonisation des conditions d'hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail – due à l'Acte unique (1987) – fait de la législation européenne la plus avancée du monde. Les politiques régionales adoptées en 1988, et dont les moyens ont été quintuplés en dix ans, ont eu des résultats très positifs pour l'amélioration du niveau de développement de nombreux pays et régions. 9 millions d'emplois nouveaux ont été créés de 1985 à 1991, grâce à l'objectif 92. La charte sociale adoptée en 1989, sous présidence française, a permis de légiférer dans de nombreux domaines. Le protocole social du traité de Maastricht a débloqué des dossiers jugés prioritaires par les syndicats, comme le droit à l'information et à la consultation des travailleurs dans les sociétés multinationales ou comme le congé parental, obtenu par un accord entre patronats et syndicats européens que l'on peut considérer comme la première convention collective européenne.

Certes, les fruits sont longs à mûrir, lorsque l'on sait que j'avais, en tant que président de la commission, relancé le dialogue social européen dès 1985 et que les partenaires sociaux avaient ensuite, non sans mal, trouvé des pistes de convergence et défini quelques positions communes. Curieux hommes politiques que ces Européens qui se vantent de ce qui n'a pas marché, comme la PESC, et oublient ce qui a progressé !

Je n'ignore pas pour autant les actions qui restent à finaliser et que les socialistes français ont explicitées dans une démarche à la fois réaliste et progressiste. Il faut, par exemple, défendre nos intérêts au sein de l'Organisation mondiale du commerce, de façon à protéger nos emplois et notre niveau de vie contre les formes inacceptables de dumping. Obtenir que le service public fasse l'objet de dispositions spéciales dans le nouveau traité. Et poursuivre l'harmonisation vers le haut des droits des travailleurs, dans le cadre du protocole social qui devrait être inscrit dans le nouveau traité.

La bataille sociale se mène au quotidien. Tel était le sens du Livre blanc sur la compétitivité, la croissance et l'emploi que j'avais fait adopter par le Conseil européen en décembre 1993. Il préconisait le soutien de l'économie par de grands travaux et un meilleur aménagement du territoire ; le renforcement de la coopération en matière de recherche-développement, de façon à placer l'Europe au cœur de la société de l'information ; l'engagement européen solennel d'offrir à chaque jeune sortant de la scolarité obligatoire soit un emploi, soit une activité en alternance, soit une formation spécialisée ; l'incitation à l'aménagement du temps de travail pour tenir compte des incidences du progrès technique et des aspirations de nombreux salariés…

Or, pratiquement rien n'a été fait. Pourquoi ? Parce que les conseils des ministres spécialisés n'ont pas obéi aux directives de leurs chefs de gouvernement réunis en Conseil européen. Très courageusement, le nouveau président de la commission, Jacques Santer, a pris le taureau par les cornes et fait dégager dans le budget européen, les sommes nécessaires au financement partiel de ces projets. Vendredi prochain, à Turin, il s'adressera solennellement aux chefs d'État et de gouvernement : « Voulez-vous, oui ou non, mettre en œuvre ce que vous avez déjà décidé ? » J'ajouterai : « Il y va de votre crédibilité pour la suite. »

À travers ses avancées (le grand marché et les politiques communes) et ses échecs (l'ex-Yougoslavie), l'Europe est entrée, dans la vie de chaque citoyen. Et chacun veut comprendre qui fait quoi, quelles sont les responsabilités respectives des gouvernements nationaux, de la commission, du Parlement européen et des Parlements nationaux. Restons-en au principe de la double légitimité : celle des États, qui décident en dernier ressort des grandes orientations, et qui sont responsables devant leur Parlement ; celle du Parlement européen, élu au suffrage universel, qui est associé à la prise de décisions ou bien simplement consulté.

Attention aux amateurs de Meccano qui, pour faire plaisir à tout le monde, risquent d'inventer des formules trop bureaucratiques, trop compliquées, et au total, paralysantes. Ce qui, n'en doutez pas, réjouirait tous ceux qui, à l'extérieur ou à l'intérieur de l'Union, ont toujours combattu la naissance d'une Europe politiquement forte, gage de notre avenir, la seule raison qui vaille.