Interview de M. Michel Rocard, député européen et membre du bureau national du PS, dans "Libération" du 14 et "L'Evènement du jeudi" du 15 mai 1997, sur la gauche en Europe et la construction européenne.

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Circonstance : Elections législatives anticipées des 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission Forum RMC Libération - L'évènement du jeudi - Libération

Texte intégral

Libération, 14 mai 1997

Libération : La victoire de Tony Blair au Royaume-Uni sur un programme intégrant les acquis de dix-huit ans d’ultralibéralisme ne pose-t-elle pas de questions aux autres dirigeants socialistes d’Europe ?

Michel Rocard : Si bien sûr, mais personne n’a fait une lecture complète de son programme. La célébrité de Blair est bâtie sur le fait que l’aspect économique est relativement peu ambitieux, et intègre dix-huit ans de thatchérisme. Mais il intègre aussi la difficulté d’en changer, compte tenu de l’extraordinaire dépendance de la Grande-Bretagne, à la volatilité financière internationale et à l’internationalisation de l’économie. Mais on a oublié qu’il y avait une compensation avec un programme de réformes démocratiques : la prise en charge des problèmes de dignité de l’homme, de fonctionnement de la démocratie, et de restauration du lien social de proximité.

Libération : N’y a-t-il pas divergence entre vous sur le rôle de l’État ?

Michel Rocard : En instantané, chacun des partis sociaux-démocrates d’Europe a sur le poids relatif de l’État chez lui des visions en effet fortement différentes. Nous sommes parmi ceux qui veulent encore que les outils de régulation publique demeurent plus puissants et efficaces qu’ils ne le sont. Mais l’important n’est pas là : l’enjeu est le rôle même de l’État, c’est un combat philosophique contre la disparition de la règle, contre l’acceptation de plus de sauvagerie sociale comme prix de la compétitivité. Si vous mettez les choses en perspective, vous cueillez tous les sociaux-démocrates sur la même pente. En instantané, ils ne sont pas au même stade, mais la perspective est convergente. Nous avons peut-être des désaccords sur la manière dont l’État doit réguler, nous n’en avons pas sur le fait qu’il doit réguler.

La vraie question est de savoir si nous arriverons à faire la synthèse des différents modèles existants avant que le capitalisme anglo-saxon, par c’est commandement financier, nous ait complètement démoli notre système de protection sociale et de partenariat social.

L’Allemagne, avec les sociaux-démocrates au pouvoir, mais même avec les chrétiens-démocrates qui ont une vraie tripe sociale, n’est pas un adversaire dans la recherche de la restauration de la fonction régulatrice de la puissance publique. Qu’on le veuille ou non, Blair a aussi cela dans la tête, même si c’est à un niveau de modestie économique bien plus grand que celui que nous acceptons.

Libération : Où classez-vous les ex-communistes comme les Italiens du PDS, désormais membres de l’Internationale socialiste ?

Michel Rocard : Le PDS était un parti d’un million et demi de membres qui en a perdu 400 000 dans sa transformation. Et tous les enragés du nationalisme, du commandement chez soi, de l’économie dirigée, de l’anti-européanisme, l’ont quitté. Le résultat est que les 850 000 membres qui restent sont unanimes sur une ligne plus proche de celle de Tony Blair que de celle de l’actuel parti français. C’est étonnant, mais c’est leur histoire. C’est aussi une preuve de lucidité.

Libération : N’y a-t-il pas un autre clivage, entre les partis, surtout au Nord, encore liés aux syndicats, et ceux, surtout au Sud, où cette tradition est inexistante ou très distendue ?

Michel Rocard : Tout à fait. En tendance, il y a un affaiblissement du syndicalisme dans le monde entier, mais il y a deux réalités différentes. La social-démocratie d’Europe du Nord et du Centre est faire de très grands partis, uniques chez eux à gauche, qui avaient une relation préférentielle avec le mouvement syndical, lui aussi unique. La relation organique peut s’affaiblir, ce sont toujours les mêmes hommes. La droite française a souvent reproché aux syndicats français d’être trop politisés : c’est une folie, ils sont les plus dépolitisés d’Europe ! C’est pour ça qu’ils ont une propension à l’anarcho-syndicalisme et à l’irresponsabilité bien plus rapide qu’ailleurs. De l’autre côté, vous avez une pensée plus étatique, où la relation avec le syndicat est plus délicate. Le cas absurde étant la France, où le divorce est à l’origine. Le parti français naît en 1905, et la CGT, à l’époque syndicat unique puissant, fait son congrès d’Amiens en 1906 en adoptant une charte qui est une déclaration de guerre aux politiques.

Libération : Est-ce la raison pour laquelle le parti français est le plus faible numériquement d’Europe ?

Michel Rocard : Largement oui. Le parti français est le grand malade de l’Internationale depuis le début du siècle.  Il a deux handicaps à l’origine, et quatre catastrophes. Les deux Handicaps :
1. on l’a vu, l’arrogance à l’égard des syndicats, d’où la rupture ;
2. la France est le seul cas en Europe où la naissance un peu tardive – les grands partis sociaux-démocrates sont tous de 1880-90, nous c’est 1905… – fait que ses premiers cadres ne sont pas, parce que c’était déjà fait, des militants du combat démocratique. Le suffrage universel, le droit syndical, la liberté de la presse et d’association, etc. les futurs fondateurs des partis sociaux-démocrates sont les premiers au combat, notamment en Suède, en Allemagne, en Angleterre… Partout sauf en France, la social-démocratie a marché sur deux pieds : d’un côté les droits et libertés, de l’autre le social. En 1905, le travail est fait : cas unique en Europe, les premiers dirigeants socialistes n’ont pas le lustre et la légitimité qui s’attachent à un grand combat démocratique. Ils n’auront que celui du combat social, qui est plus limitatif.De surcroît, nous sommes un parti qui meurt quatre fois. Il naît en 1905 ; en 1920 la majorité part créer le Parti communiste. On repart à zéro. On reconstruit, tout ça pour finir en 1940 avec les 4/5e du groupe parlementaire qui votent les pleins pouvoirs à Pétain ! Première décision du parti qui se reconstruit en 1945 : refus de réintégrer ceux qui ont collaboré, dont dix mille élus locaux… C’est la deuxième mort. Même dans la social-démocratie allemande, ils ont gardé le flambeau ! On repart en 1945, pour terminer dans la torture en Algérie et l’envoi du contingent. Troisième… coma prolongé ! Qui nous réduit à 60 000 membres, tous vieux, tous fonctionnaires, plus un cadre, plus un intello ! Quatrième renaissance : l’électrochoc Mitterrand, tout ça pour terminer dans la lourde sanction de 1993, où nous perdons plus des 4/5e de notre groupe parlementaire. C’est-à-dire un art consommé pour la conquête du pouvoir, mais plus discutable à bien des égards pour son exercice.

Libération : Qu’appelez-vous la quatrième catastrophe ? Les « affaires » ?

Michel Rocard : Les « affaires », c’est le deuxième septennat. La grande faute du premier, c’est la « théorie de la parenthèse ». On peut toujours expliquer les choses aux gens, mais on ne peut pas leur mentir. C’était une idée déraisonnable, mais elle n’était pas cynique, car tant Mitterrand que Mauroy pensaient vraiment qu’en deux ans on aurait assaini et qu’on pourrait recommencer à piloter la croissance à coups de dépense publique… Ils n’avaient pas intégré l’économie moderne. On peut survivre à une cure d’austérité expliquée, mais il faut en donner les raisons détaillées, la prendre en charge. C’est sur la « théorie de la parenthèse » que se fait le décrochage de l’opinion.

Libération : Comment expliquez-vous que le Parti socialiste espagnol, qui a connu les « affaires » et l’usure, s’en soit bien mieux sorti après quatorze ans au pouvoir ?

Michel Rocard : Avant même d’arriver au pouvoir, ils avaient réglé le problème des limites de ce qu’on pouvait faire sur le plan économique. Nous pas, Mitterrand m’a vaincu sur ce point en 1977. Les Suédois l’ont fait dès 1932 ! Ensuite vous avez les Allemands en 1959, à Bad Godesberg, avec le programme de « l’économie sociale de marché ». Puis les Espagnols en 1979, quand Felipe Gonzales impose à son parti un programme adapté à une économie moderne, en disant : « nous ne ferons pas comme les Français » ! La purge que nous avons dû assumer en 1983 sans l’expliquer parce qu’on n’avait rien annoncé aux gens, ils l’avaient annoncée avant d’arriver au pouvoir. Et puis dans les « affaires » espagnoles, s’il y a au moins un intègre, c’est le « patron ». Ça aide ! Après vous avez le paquet de tous ceux qui ont traîné, le parti portugais, le parti français… C’est clair, les partis socialistes les moins légitimes sont ceux qui ont été les moins visibles dans l’abandon des dogmes de l’économie administrée. Et il ne faut pas seulement une écriture théorique claire à laquelle nous sommes enfin presque arrivés, il faut aussi une puissance médiatique du moment où ça se
passe. Sinon on vous renvoie toujours l’image de l’économie administrée. C’est ce qui nous arrive, alors que notre programme est parfaitement tenable et marque un vrai progrès historique. De ce point de vue, le congrès le plus important, celui où l’idée que c’est l’État qui change la société est remplacée par l’idée du compromis social, c’est celui de Valence. Mais Valence a été occulté par une petite phrase sur les têtes qui doivent tomber…

Libération : Dans l’opinion française, il n’y a toujours pas de « new PS » ?...

Michel Rocard : Il y a quand même eu la campagne présidentielle de Jospin qui l’était tout à fait, d’où son grand écho. Mais pour des législatives, il est un peu plus enserré dans les traditions et routines du parti.

Libération : Vous avez un « geste » à lui proposer ?

Michel Rocard : Il n’est plus temps de le faire pour la présente campagne. Si on la gagne et qu’on revient au pouvoir, le geste est d’attaquer le chômage dans des conditions marchandes. L’apparence sera bien que ce n’est pas de l’économie dirigée simple. Si nous sommes renvoyés dans l’opposition, il faudra repenser et il y a des idées. En effet, Tony Blair donne du matériel…


L’Événement du Jeudi, du 15 au 21 mai 1997

EDJ : Pensez-vous que la gauche puisse gagner ?

Michel Rocard : Oui. Mais ce n’est pas fait. Il faut réunir deux conditions. D’abord, parvenir à convaincre de la crédibilité de notre programme. Ensuite, ne pas commettre de faute grave et, en conséquence, corriger les défauts de présentation actuels. Ce qui nous ramène à la condition de crédibilité.

EDJ : Avez-vous le sentiment que Lionel Jospin a peur de gagner ?

Michel Rocard : Non. Lionel est un homme qui se définit d’abord par son éthique. C’est un homme rigoureux, il est de parole. Il a une hantise, c’est de promettre des choses qu’on ne pourrait pas faire. Donc, il y va prudemment. Et c’est peut-être cela qui vous donne cette impression. Mais je crois que l’opinion en a assez qu’on lui raconte des histoires. Je pense par exemple que, lorsque Juppé a dit qu’il souhaitait une campagne brutale, il n’était pas en phase avec ce que souhaitent les Français.

EDJ : Vous adhérez à tout le programme du Parti socialiste ?

Michel Rocard : Naturellement. Mais il y a un certain nombre de choses qui nous poseront des problèmes de priorité budgétaire délicats si nous n’avons pas 3,5 ou 4 % de croissance. C’est d’ailleurs parce qu’il est incitateur à la croissance que je crois à la faisabilité de ce programme. Par comparaison avec beaucoup d’autres précédemment, c’est le meilleur document historique qu’on ait fait du point de vue de l’adaptation à la situation.

EDJ : Sur l’essentiel, il y a bien des points de divergence. Sur l’Europe…

Michel Rocard : Personne n’a compris le cœur de l’affaire. Le traité de Maastricht est signé, ratifié par le peuple français et non négociable. Quelques notaires allemands, notamment représentés au conseil de la Bundesbank, ont essayé de faire passer une lecture comptable, au chiffre près, qui est inintelligente dans la mesure où l’écriture de ces critères a été faite en période d’expansion relative et que nous avons vu depuis une récession dont on est à peine sorti. Donc, ils tombent effectivement dans un environnement économique un peu différent et c’est pour cela qu’il faut les apprécier en tendance. C’est le regard particulier sur les pays qui sont en difficulté. Il faut déjà le faire pour la Belgique. L’Espagne et le Portugal seront probablement en situation plus facile. Et le cas italien n’est pas d’abord un problème de critères.

EDJ : Votre souhait d’associer l’Italie à l’euro, c’est une clause de style ?

Michel Rocard : Non. L’Italie a depuis bientôt deux ans maintenant un gouvernement courageux, qui fait des efforts extraordinaires. Cela n’empêche pas que, après le désordre et le laxisme des gouvernements précédents, Berlusconi compris, l’Italie a une dette effrayante qui doit approcher 120 ou 130 % de son PNB, c’est-à-dire le double de la dette allemande ou de la nôtre. Elle est à 3 ou 3,5 points de taux d’intérêt de plus que nous. Du coup, la dette est purement et simplement intenable. Et le drame de l’Italie, c’est qu’elle a absolument besoin d’être accrochée aux taux les plus bas qui vont être ceux de l’euro. Mais si elle n’entre pas, les opérateurs vont la sanctionner et la prime de risques va augmenter sur la lire. Dans ces conditions, tout explose. Le gouvernement tombe, l’Italie est lâchée, elle subit une atteinte à son prestige national considérable. On ne sait pas ce qui peut se passer, sinon un vrai désordre, y compris monétaire. Or, ça c’est contagieux. Techniquement, l’Italie est moins dangereuse dedans que dehors. La fragilité de l’euro si l’Italie est en vraie pagaille monétaire, ce sera beaucoup plus grave que le fait qu’elle entre. Parce qu’elle n’entrera qu’avec un seul souci : baisser ses taux par rapport à notre niveau actuel. Donc, elle sera hyper-rigoureuse.

EDJ : On a l’impression que le PS a reculé sur l’Europe. Il a échangé contre les voix communistes une timidité, une pudeur, une réticence. Il n’y a plus d’enthousiasme.

Michel Rocard : Il est faux de présenter les choses comme cela. Le PS a des électeurs et il s’aperçoit que ses électeurs ont des doutes. Dans l’essentiel des terres de vieille tradition socialiste, le vote anti-Maastricht a été dominant. Le PC n’est pas pour grand-chose là-dedans. Il existe un doute sur l’Europe à cause du chômage. Elle n’a jamais eu compétence pour s’y attaquer, mais elle en est rendue responsable. Alors que le chômage a pour source la rapidité du progrès technique. L’Europe prend quand même une assez mauvaise tournure, c’est vrai ; elle est ultralibérale et elle n’a pas fourni en matière de chômage les avantages qu’on attend d’elle. C’est pour cela que nous avons défini quatre conditions, quatre exigences que nous formulons pour les deux traités succédant à Maastricht : celui sur la conférence intergouvernementale et celui sur l’euro.Mais nous avons une chance formidable : avec Tony Blair au pouvoir, on compte maintenant dix gouvernements sur quinze dont la présidence est sociale-démocrate. Avec la France, cela fera onze. Ce changement de majorité devrait permettre de prendre des initiatives de croissance comme celle précédemment proposée par Jacques Delors.

EDJ : Vous êtes sur la même longueur d’onde que Chirac ?

Michel Rocard : Sur ce seul point, oui il me semble. Il est très attaché à ce que l’euro se mette en place. Nous aussi. Et très attaché à une inflexion de l’Europe vers le champ social mieux traité. Ce qui suppose en effet que l’euro ne soit pas trop surévalué.

EDJ : Pas d’euro fort ?

Michel Rocard : Ce dont nous avons besoin, c’est d’une monnaie stable. Il faut faire comprendre ces choses à l’opinion.

EDJ : En vous écoutant, on a vraiment l’impression qu’on ne peut pas gérer la France différemment. On s’attendrait à ce que vous et le PS proposiez des types de vie en société.

Michel Rocard : C’est en effet l’enjeu central. Au fond, la France, quand elle vote, a à résoudre deux problèmes. Le premier est mondial. Le second nous est propre. Le problème mondial, c’est que, depuis une quinzaine d’années, le capitalisme mondial s’est dégagé de tout contre-pouvoir, de toute régulation et a pris une orientation effrayante qui lui fait produire des chômeurs et de la précarité en proportion croissante.

Pour préserver l’équilibre socio-politique mais aussi économique du capitalisme, il faut augmenter la demande, donc changer le rapport de force au profit du monde du travail ; et puis, politiquement, éviter que la colère sociale ne se déchaîne. Parce que ce système est cruel. Et c’est cela le conflit de société qui se joue entre l’Europe, non pas dans sa conscience, mais dans la préservation de ce qu’elle a construit, qui est un modèle social un peu plus civilisé que les autres par l’importance de la protection sociale, et d’autre part les États-Unis et le Japon.

Il est clair que, pour résister à cela, il faut préserver un modèle de civilisation dans lequel une protection sociale relativement significative a toute sa place. Et dans cet enjeu-là il y a le Japon, les États-Unis contre nous territorialement, il y a le fonctionnement des finances internationales, et en face il y a trois cultures, celle que Michel Albert appelle le capitalisme rhénan, il y a la social-démocratie scandinave qui a encore moins d’État et plus de partenariat social que l’Allemagne, et puis il y a un peu l’étatisme latin. Chez nous, au lieu d’un partenariat social fort, nous avons de la loi, du règlement, du contrôle d’État. Et l’aventure européenne consiste à savoir si nous allons faire de tout cela une synthèse défendable, tenable économiquement et puissante.

EDJ : Jospin et Juppé ne représentent-ils pas au fond la même voie ?

Michel Rocard : Certainement pas, d’autant qu’il n’y a pas que la monnaie en cause. Jospin, quand il soutient ce langage, tout ce qu’il y a derrière lui, avec ses contradictions, suit. Balladur, Madelin, tous les libéraux, même Villiers, ils sont derrière Juppé. Dans ce discours-là, la droite n’a jamais pu – pourquoi Séguin est-il malheureux ? – pousser jusqu’au bout. Ils sont centristes là, mais ils n’en ont pas les moyens politiques. Ils sont tirés vers la droite conservatrice par leur base.

EDJ : Juppé n’est pas capable de donner suite à ce modèle. Vous pensez que la gauche peut inventer une synthèse ? Étatisme latin, capitalisme rhénan ?

Michel Rocard : Elle est en train de se faire, et elle s’appelle l’Europe. Elle s’appelle même l’Europe sociale. Elle sera moins étatique et plus partenariale.

EDJ : Sur l’exemple Tony Blair, on a bien vu, à part vous, la manière dont le PS était timoré et on voit bien la difficulté pour le PS de choisir un autre modèle que cet étatisme latin aujourd’hui. La gauche au fond n’est-elle pas conservatrice ?

Michel Rocard : On ne gouverne pas sans grands partis. Ils ont une histoire. La France est le dernier des pays d’Europe, si tant est qu’elle l’ait fait correctement, à avoir introduit l’enseignement de l’économie dans l’enseignement secondaire. Nous sortons donc d’une cinquantaine d’années pendant lesquelles le seul enseignant d’économie du peuple de France s’appelait la CGT. Et vous voudriez que cela ne laisse pas de trace !

Ça fait quarante ans qu’avec Jacques Delors je mène le combat pour la rénovation de la pensée économique de la gauche. Nous avons été battus par Mitterrand, au congrès de Metz en 1977, on réémerge et je maintiens que ce qu’on vient de sortir comme programme est quand même le plus adapté au monde moderne et le plus proche des techniques de gestion de l’économie d’aujourd’hui que nous n’avions jamais produit. Quand on compare le nôtre avec les cinq pages lamentables de la droite qui ne dit rien, qui ne s’engage sur rien de précis, on est plutôt fiers.

EDJ : On ne voit pas toujours sur quel thème le PS pourrait – par gain de crédibilité ou qui sait ? d’enthousiasme – gagner l’élection. Le chômage ? Les 750 000 emplois proposés, vous y croyez ?

Michel Rocard : Oui. Pour comprendre l’équilibre du système, il faut commencer par la grande affaire qui est le chômage indifférencié avant de s’occuper des jeunes, qui viennent en complément. Le chômage est un fléau d’une nature telle qu’il faut utiliser tous les outils disponibles. Nous avons une très grande maladresse à gérer le marché du travail. La Suède, l’Autriche, l’Allemagne ont un seul office. En France, il y a quatre organismes dont aucun n’est finalement responsable du placement à la sortie. Notre système est tel qu’il n’y a pas d’incitation à les sortir du chômage. Il faut faire cela et de la croissance. D’où le programme des grands emprunts européens pour les infrastructures.

Reste que, à 4 % de croissance, on diminuera le chômage de 1 % par an, on en a pour trente ans. Et socialement on ne tient pas trente ans. Je crois que la réduction de la durée du travail est la seule possibilité pour en sortir, mais le sujet est pollué de trop de souvenirs, de fantasmes et de craintes. Les trente-neuf heures payées quarante ont été à cet égard mauvaises. On n’a fait que 50 000 ou 60 000 emplois sur sa lancée. Et cela a éteint pour plus de dix ans toute négociation entre salariés et patrons.

Donc, ça ne peut sortir que de négociations par unité de production, et non pas par entreprise. Comment on fait ? Peut-on ou doit-on préserver les payes ? Nous sommes en insuffisance de la demande. Éthiquement, un pays où le salaire moyen n’est pas encore tout à fait à 10 000 F, ce n’est pas du luxe. Il est clair que demander des réductions de salaires, fussent-elles de 2 ou de 3 %, ne passera jamais. Si on veut le faire par des négociations d’unité de production, il faut qu’elles soient demandées. Elles ne le seront que si les petits et moyens salaires sont préservés.

À Partir de là, qui paie ? Nous dépensons 400 milliards de francs par an à peu près pour soutenir le chômage. Il s’agit d’affecter différemment ces sommes économisées par la puissance publique aux entreprises, pour compenser les pertes de salaires. Nous avons des réponses maintenant. Il s’agit de la modulation du taux de charges sociales. Il faut en indexer la baisse sur celle du temps de travail. Il ne reste plus qu’à les mettre en œuvre…

EDJ : Si demain la gauche gagne, qu’avez-vous envie de faire ?

Michel Rocard : Je suis disponible. L’indispensable c’est ça : la lutte contre le chômage. Aux finances, je pourrais contribuer à la mener. Mais ce sur quoi je suis engagé également relève des affaires étrangères. Je suis dans le désarmement nucléaire, dans la diplomatie préventive, dans l’élaboration d’une politique étrangère européenne et président de la commission du développement.

EDJ : Pensez-vous qu’automatiquement le chef du Parti socialiste doive être à Matignon ?

Michel Rocard : La Constitution ne dit rien de précis là-dessus, c’est un confort parlementaire.

EDJ : On dit beaucoup, autour de Jacques Chirac, qu’on préférerait vous avoir à Matignon plutôt que Lionel Jospin.

Michel Rocard : C’est gentil à eux, mais ça dépend de Lionel Jospin qui est le candidat à cette responsabilité.