Tribune de M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat aux anciens combattants, dans "Le Monde" et interview dans "Le Républicain lorrain" du 11 novembre 1998, sur le 80ème anniversaire de la fin de la Première guerre mondiale, sur le devoir de mémoire et sur la "reconquête citoyenne".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Le Républicain lorrain

Texte intégral

LE MONDE - 11 novembre 1998

La Grand Guerre est un choc de nations. Elles sont neuf à entrer en guerre en août 1914 ; elles sont trente-neuf à signer les différents traités, entre 1919 et 1921. Au-delà du chaos, la Grande Guerre est, bien plus encore, la matrice d'un siècle où l'identité nationale s'est imposée comme concept universel. Nées du démembrement des empires centraux de l'Europe et des empires coloniaux, ce sont aujourd'hui plus de quatre-vingts nations qui ont inscrit ces événements dans leur histoire collective nationale. Plusieurs d'entre elles utilisent la Grand Guerre comme moyen de renforcer et de renouveler cette histoire. La France ne peut rester à l'écart de cette refondation des mémoires nationales. Alors que s'accélèrent les effets de la mondialisation et que se mettent en place des pouvoirs financiers mondiaux et européens, alors que s'aggravent les phénomènes d'exclusion et que se propage à nouveau la xénophobie, il est plus que jamais nécessaire de se soucier de notre nation.

En cette année 1998, la France doit être en mesure de marquer sa reconnaissance et son respect au million et demi de poilus qui sont morts pour elle, à ces hommes et ces femmes qui ont su dépasser leur destin personnel au service du destin collectif de la France. Hommage et reconnaissance, aussi, aux soldats alliés qui sont venus défendre notre sol et nos libertés ainsi que notre vision démocratique du monde. Quinze cérémonies bilatérales sur des sites de mémoire ont été organisées dans ce but. Près de mille Légions d'honneur sont et seront décernés aux derniers survivants de ces armées alliées. Hommage et réconciliation pour les soldats allemands, nos ennemis d'alors, tués par centaines de milliers sur notre sol.

80e anniversaire de la fin de la Grande Guerre (reconquête citoyenne).

Mais la France, aujourd'hui comme hier, ne peut se résumer en une entité charnelle. Il ne saurait y avoir de France sans citoyenneté. J'ai souhaité faire de ce 80e anniversaire un moment fort de la reconquête citoyenne à laquelle aspire notre pays :

- la citoyenneté, c'est d'abord la capacité à dépasser ses intérêts personnels en se mobilisant pour un intérêt collectif. Qui, mieux que les combattants de la Grande Guerre peuvent illustrer cette capacité citoyenne ? Pendant quatre ans, dans la boue, dans la peur, dans l'horreur, ils ont fait leur devoir : celui que leur assignait la République. Face au développement des égoïsmes, à la croissance des intérêts catégoriels, ils sont les références de la citoyenneté combattante ;

- la citoyenneté, c'est aussi un désir clairement exprimé de participer à une vie commune. Celle-ci doit s'enraciner dans une histoire connue et partagée. Il est pour cela nécessaire de donner à la France plurielle d'aujourd'hui cette communauté d'histoire. La Grande Guerre doit être mise au service de cette volonté. Rendre hommage à la participation des colonies et des protectorats français à travers des cérémonies organisées sur des sites symboliques contribue à la création d'un socle de mémoire que pourront s'approprier les jeunes Français nés de l'immigration issue de ces anciennes colonies ;
– la citoyenneté, c'est, enfin, le renouvellement et l'enrichissement permanent du lien social. Il est nécessaire de rappeler que les anciens combattants sont d'extraordinaires témoins et vecteurs du lien social. Partout dans les établissements scolaires, les anciens combattants sont sollicités afin de participer à l'animation de la semaine de la citoyenneté.

Mais la commémoration ne peut cependant s'arrêter, au risque de se scléroser, aux manifestations symboliques du souvenir. Ces manifestations sont nécessaires, on en connaît la nature - monuments aux morts, nécropoles, minute de silence -, mais elles sont aujourd'hui insuffisantes pour offrir des repères aux jeunes générations. Pendant des décennies, dans l'histoire de la Grande guerre, le sacré et le symbolisme l'ont emporté sur le réel.

Des pans entiers de l'histoire ont été volontairement occultés ou inconsciemment refoulés : le calvaire des populations civiles des régions occupés du Nord - Pas-de-Calais, le travail forcé des enfants, les premiers camps de concentration, l'horreur de la vie des prisonniers, le drame des "malgré-nous" alsaciens-mosellans et le paroxysme atteint par la fureur guerrière. C'est un véritable "ensauvagement" qui a saisi tout un continent. En souhaitant la réintégration dans la mémoire collective nationale des soldats sacrifiés par Nivelle, le Premier ministre a simplement exprimé l'exigence d'un double devoir, celui de l'histoire facteur de vérité, et celui de la mémoire, facteur de citoyenneté et d'intégration nationale.

La volonté de décloisonnement des mémoires nationales de la Grande Guerre se traduit aussi par le vaste projet de tourisme de la mémoire. La mise en œuvre de ce projet passe par une étude générale financée en partie par des crédits européens, par des études sectorielles, par des projets à inscrire au contrat de plan État-Région, par la création ou le renforcement de pôles pédagogiques. La création d'emplois-jeunes dans chaque département chargé de faire vivre au quotidien la mémoire vivante est un autre projet ambitieux qui sera réalisé en 1999. Il s'agira de soutenir ou de prendre des initiatives qui seront autant de jalons balisant le chemin de la citoyenneté.

Le monde des anciens combattants a des choses à dire aux jeunes générations. Dans des moments difficiles, ils ont accepté que leur destin personnel s'efface devant celui de la France, ils ont accepté des sacrifices parce qu'ils adhéraient comme citoyens aux valeurs de la République. Comme citoyens, ils ont répondu à l'appel de la nation et assumé les grandes responsabilités. La connaissance de l’Histoire et de son sens est donc indispensable pour comprendre le monde actuel et pour organiser l'avenir.

Le Républicain lorrain - 11 novembre 1998

Q : Quel sens donner aujourd'hui au souvenir de la Grande Guerre ?

R : Pour comprendre le présent, pour construire l'avenir, il faut connaître l'histoire de son propre pays, mais aussi de l'Europe. Aucun citoyen ne peut construire sa personnalité en l'ignorant. C'est une histoire commune organisée autour d'affrontements nationaux. Il est donc important de retrouver le sens de l'engagement des soldats de 14-18. Pourquoi acceptait-on tant de sacrifices, tant de souffrances ? Pourquoi tant de Français se sont engagés pour leur patrie, sacrifiant leur destin individuel au destin collectif ? Je crois que s'ils l'ont fait, c'est parce qu'ils vivaient dans un système démocratique, et qu'on leur avait appris les valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité héritées de 1789. Les jeunes ont à se construire comme citoyens autour de ce devoir de mémoire, autour des valeurs de la République. S'ils ne le comprennent pas, ils ne pourront pas assumer leur destin, construire une société de justice, de dignité.

Q : Les jeunes ne revendiquent-ils pas plus facilement des droits que des devoirs ?

R : Une société ne peut vivre sans posséder une idée claire des droits et des devoirs individuels et collectifs. Aujourd'hui peut-être met-on plus facilement l'accent sur les droits, mais au bout d'une certaine logique, c'est la destruction du vivre ensemble. L'éducation nationale, les familles ont une immense responsabilité individuelle et collective par rapport à l'enseignement du respect des valeurs fondamentales et de la citoyenneté. Il appartient aux hommes politiques, à chacun, d'y participer, d'agir. La société ne doit pas exclure, mais agir pour construire ses membres comme citoyens. Sinon on va au devant d'une catastrophe sociale. On risque de reconstituer le fascisme, le totalitarisme. La démocratie, au contraire, c'est l'art de régler pacifiquement les différents entre les hommes, c'est un dialogue, un respect, un échange. Il faut que chacun s'engage dans ce sens. J'essaie de le faire en évoquant le devoir de mémoire qui exprime l'histoire combattante de notre pays. Et cette histoire existe, quel que soit le jugement que l'on porte dessus.

Q : N'a-t-on pas tendance parfois à confondre souvenir et mémoire ?

R : Le souvenir, c'est un témoignage de respect, de reconnaissance pour ce qui a été fait. Le travail sur la mémoire, c'est retrouver le sens, et l'utiliser pour permettre la construction de la citoyenneté, et des raisons de bâtir l'avenir. Le conflit franco-allemand est derrière nous. On voit bien qu'aujourd'hui l'essentiel de nos responsabilités porte sur la démocratie. Le rôle de la défense nationale a également changé. Il s'agit moins de faire la guerre, que de maintenir, d'organiser la paix, d'apporter la sécurité nécessaire sans laquelle il n'y a pas de progrès humain.

Q : En quoi consiste le devoir de mémoire ?

R : Il s'agit d'utiliser notre histoire pour trouver des réponses adaptées au monde moderne. Les jeunes vont construire la société du XXIe  siècle. On doit leur laisser le socle de valeurs à partir duquel ils vont organiser la vie avec les instruments à leur disposition. On a une immense responsabilité. Il existe aujourd'hui des ruptures culturelles, intellectuelles extrêmement fortes. Il faut redonner un sens qui ne peut être fondé que sur des valeurs universelles.

Q : Comment transmettre ces valeurs ?

R : Le secrétariat d'État aux Anciens Combattants va créer, à compter du 1er janvier 1999, un emploi jeune « mémoire » dans chaque département afin d'organiser des manifestations autour du thème « Mémoire – citoyenneté - valeurs République ». Je compte sur nos vétérans pour qu'ils ne disent plus « de mon temps », mais transmettent plutôt aux jeunes le sens de leur responsabilité, de leur prise d'engagement, de leurs sacrifices. Il serait scandaleux que ce siècle si bouleversé n'ait servi à rien. Il faut que les jeunes générations renouent les liens de l'Histoire et comprennent pourquoi les choses ont été faites afin d'éviter que de tels drames se renouvellent. On dit qu'une société sans mémoire n'a pas d'avenir. La mémoire, c'est un problème de jeunes !