Texte intégral
La question que vous m’avez suggéré de traiter : « la rénovation de la gauche » est une question capitale, qui nous invite à nous tourner à la fois vers le passé (pas de nostalgie, mais une analyse lucide) et, bien entendu, vers l’avenir (dessiner les perspectives d’évolution)
Je traiterai d’abord, et plus longuement, du PS (c’est ce dont je suis comptabie/pas de souci hégémoniste), puis de la gauche toute entière.
I. – LA RÉNOVATION DU PS
C’est une entreprise amorcée depuis l’échec très dur de 1993. Même si a connu quelques traverses.
Répondre à trois questions simples, mais essentielles
Pourquoi ?
Comment ?
Pour quoi faire ?
A. – Pourquoi rénover : Parce que nous avons quitté le pouvoir (et attendu la fin de la Présidence de François Mitterrand) avec un sentiment d’échec et la réputation d’avoir échoué, ce qui est aussi grave.
Je n’aborderai cette question que de façon rapide.
Ce sentiment est très exagéré (nous avons réalisé des progrès).
La lucidité n’est pas le masochisme.
Quand la droite est battue, elle ne s’autoflagèle pas.
Il ne faut pas idéaliser le passé (regardez comment a fini la chambre du Front populaire).
Mais s’il y a sentiment et réalité d’un échec, cela s’explique de trois façons :
– la progression du chômage et des inégalités : la revanche à prendre ;
– la dérive morale : notre principal échec, celui qui nous a été – légitimement – le plus reproché. Beaucoup d’explications possibles – d’abord, il y a un amalgame entre les problèmes de financement politique (illégal mais pas différent des autres et moindre) et les dérives personnelles, peu nombreuses mais qui ont existé. Un PS tenu trop longtemps éloigné des responsabilités, libéralisme et individualisme des années 80… mais aucune excuse acceptable pour les fautes personnelles graves commises par quelques-uns et qui ont terni notre image ;
– un parti quelque peu figé : c’est-à-dire à la fois vieilli et sclérosé, bloqué. J’ai dû en avoir ma part, puisque j’ai dirigé le PS de 1981 à 1988. Pas de grosse amélioration après moi.
B. – Comment rénover ?
La rénovation pour moi c’est d’abord celle des idées. Même si tels ou tels changements dans les formes d’organisation peuvent être utiles.
La méthode que je souhaiterais précisément vous exposer s’exprime en 3 mouvements :
Reprendre le fil de l’analyse.
Après la rencontre avec le réel que nous avons connue à notre arrivée au pouvoir en 1981, nous n’avons pas véritablement fait le travail de remise à jour de notre corps de doctrine, pour l’essentiel pensé et fixé au cours des années 70. Nous l’avons adapté en marchant, abandonné des bagages en route, butté sur des obstacles. Nous n’avons pas repensé le réel et formulé une nouvelle analyse. Plus de 20 ans se sont écoulés depuis ces années 70 et le monde a considérablement changé ; la société française aussi. Nous ne retrouverons une audience et du crédit que si nous sommes à même de répondre précisément aux interrogations et aux angoisses de nos concitoyens ; et apporter des réponses suppose d’abord de connaître la société française, et le monde dans lequel elle s’inscrit ; or, cela est de plus en plus difficile, car cette société est devenue beaucoup plus complexe que nous ne l’imaginions.
Comment renouer les fils de cette indispensable analyse ? Il faut, je le crois, partir non pas d’une définition a priori du socialisme mais de l’analyse des besoins humains à satisfaire, tels que l’on peut, assez facilement, les identifier – aussi bien au niveau national qu’international – et déterminer quelles réponses précises et concrètes il est possible d’apporter. Les thèmes ne manquent pas : l’avenir du travail et du salariat, le modèle d’intégration sociale, la fiscalité, l’éducation, la place des médias –audiovisuels, en particulier –, l‘accès aux services publics, les transports collectifs, l’aménagement du territoire, la pollution, les nuisances diverses, les relations économiques et financières en Europe et dans le monde...
Il faut donc aller du « bas vers le haut », aller de la société vers le parti et non l’inverse : je ne crois ni à l’avant-gardisme politique, ni à « la réforme par décret ou par ordonnance » imposée par une élite technocratique éclairée (plan Juppé et mouvement de décembre 1995). Ce faisant, nous verrons bien que – ou parfois si – pour chacune de ces interrogations, pour chacune de ces aspirations, Il existe des réponses de droite et des réponses de gauche.
Remettre le parti socialiste en mouvement
Le point de départ a été, je crois, l’élection présidentielle/désignation de notre candidat par élection. Puis élection du premier secrétaire par le vote, là encore, de l’ensemble des militants. Impulsion nouvelle, fonctionnement plus démocratique : je m’en réjouis.
Depuis, j’ai tenu à ce que soit repris un travail de fond :
– réactivations des grandes commissions (économique, sociale) ou installation de commissions nouvelles, discussions régulières au Bureau national ;
– surtout, créer des débats, travail considérable, d’analyse évoqué plus haut : auditions, travail interne... au sujet d’un des thèmes les plus importants et pourtant jusqu’à présent peu exploré : la mondialisation. Les deux autres moments à venir : Démocratie (printemps)/Redistribution (septembre). Je crois à la méthode démocratique de l’élaboration collective par la confrontation des idées.
Quel autre parti a fait cet effort ? À mon sens, aucun.
Maîtriser le temps
Il s’agit là autant d’une question de principe que d’un impératif méthodologique.
Question de principe, tout d’abord. Je n’ai pas l’intention de me laisser dessaisir du calendrier que nous avons établi par qui que ce soit, Rappel du calendrier. Place de la presse. On ne peut pas à la fois pleurnicher sur les défauts et les excès de la « société médiatique » et accepter de se voir imposer son temps. On nous somme pratiquement d’être prêts... alors même que le travail que j’ai indiqué ne s’improvise pas, il suppose beaucoup de temps, d’énergie(s)...
Impératif méthodologique, J’ai connu la difficulté d’avoir à improviser dans la campagne présidentielle. Nous avons le temps. Que dirait-on si j’avais déjà un programme tout prêt, tout ficelé, après ce que je vous ai dit sur l’état du parti ? Après tout, ces fameuses « idées » que – si j’en crois une émission humoristique bien connue –, je suis censé chercher avec mes amis du PS, eh bien oui ! nous les cherchons, parce que cela est indispensable, parce que c’est une forme de respect que nous devons à ceux qui nous font confiance ; aspect positif : la droite, elle, n’est pas à la recherche de la moindre de ces idées... alors même qu’elle en aurait le plus grand besoin. Difficulté très grande à la fois à prendre le temps nécessaire à la remise à plat de nos programmes/et à être prêt à toute éventualité. Pourtant, il s’agit bien là des deux rênes que nous devons tenir ensemble si nous voulons avancer. Nous disposons d’une base de départ et de travail solide : mon programme pour l’élection présidentielle.
Au fond, cette impatience – qui est davantage celle d’une partie de la presse et des observateurs de la vie politique que de la population – traduit bien l’ambivalence des Français à l’égard de la politique : ironie, rejet/attente très profonde. Je la trouve aussi positive en ce qu’elle traduit l’exigence particulière que nos concitoyens ont à l’égard de notre parti : cette attente-là, les Français ne l’ont pas à l’égard de la droite...
C. – Rénover, pourquoi faire ?
Réhabiliter la politique
Être réaliste en 1996, c’est comprendre que l’action politique est plus que jamais indispensable, c’est croire en son utilité, c’est combattre l’opprobre que certains jettent hâtivement sur elle. L’éloignement, le désintérêt, la méfiance que manifestent trop de nos concitoyens à l’égard de la politique cache – mal – l’attente profonde qu’ils continuent de placer en elle. En réalité, il ne tient qu’à nous, militants et responsables politiques, de répondre à cette attente, ce qui suppose assez souvent de changer nos comportements. Pour ce qui concerne le PS, cela veut dire que nous devons, tous, réapprendre à donner l’exemple de l’honnêteté intellectuelle et de la probité morale.
Nous savons tous que des forces puissantes sont à l’œuvre pour disloquer le cadre et les concepts dans lesquels a vécu jusqu’ici la démocratie :
– le cadre national jugé inadapté ;
– le cadre européen ni assez efficace (prise de décision) ni assez démocratique.
Et donc pas considéré comme une conquête ;
– le poids de marchés financiers (Davos) ;
– si la politique est disqualifiée (avec les hommes politiques et les partis), ce sont les groupes d’intérêt qui s’imposeront.
Inventer le possible
À mon sens, la responsabilité principale de l’homme politique, surtout quand il est le chef d’une grande formation, ancrée dans l’histoire, consiste à ne parler pour ne dire que ce qui est possible : le réalisme de gauche, c’est – pardonnez l’immodestie qu’il y a à reprendre le titre de l’un de mes livres, mais il traduit parfaitement ma pensée et ma conviction – c’est donc l’invention du possible. Inventer le possible c’est se poser constamment deux questions qui sont, pour moi, indissociablement liées : « Que voulons-nous faire ? » ; mais aussi « Que pouvons-nous faire ? ». Nous avons, je le répète, vis-à-vis de ceux qui nous font confiance, un devoir de vérité. C’est cet impératif là que Jacques Chirac a délibérément trahi lors de la dernière campagne présidentielle. Pour ma part, je m’y suis, je le crois, conformé.
Pour autant, le réalisme n’est pas la résignation : il en est exactement le contraire. Ce n’est que parce que nous connaîtrons exactement la société que nous voulons changer, mais aussi nos forces et nos limites que nous pourrons transformer vraiment le réel. Le réalisme suppose le courage ; bien plus confortable, bien plus paresseux aussi, est cet irréalisme de gauche, particulièrement dangereux parce qu’il porte en lui les germes des déceptions futures et de l’amertume qui sont nos pires ennemis.
Je sais que les trois traditions du socialisme français : Radicalisme révolutionnaire/Utopistes (Saint-Simon, Charles Fourier, Pierre Leroux, Pierre Proudhon)/Marxisme (notamment la tradition Guesdiste), pour être dissemblables sur bien des points, se rejoignent néanmoins dans un même mépris du réformisme et de la social-démocratie. C’est pourtant d’un nouveau réformisme dont nous avons besoin. Sans lui, nous laisserons le terrain à une droite dure (Alain Madelin) qui, sous couvert de réformes, nous prépare le pire. Le PS doit redevenir le parti du mouvement et se défaire de l’accusation – particulièrement injuste – qu’on lui colle parfois de « nouveau conservatisme », crispé qu’il serait sur la seul défense d’avantages acquis. Le PS doit redevenir ce qu’il a toujours été historiquement – au-delà des divisions, des inévitables divergences de vue, des discours mobilisateurs – : le parti de la réforme. Mais de vraies réformes et de réelles réponses aux problèmes du pays.
Se préparer à gouverner
Aucune certitude sur 1998.
L’hypothèse la plus vraisemblable est le succès, pas la victoire.
Mais, si nous gagnons nous devons être prêts à gouverner ; si nous ne gagnons pas nous devons être aptes à poursuivre, pour préparer le rendez-vous suivant.
II. – LA RÉNOVATION DE LA GAUCHE
J’ai eu l’honneur de rassembler l’ensemble de la gauche au second tour de l’élection présidentielle et de la porter à un niveau qui nous a redonné confiance et espoir ; je serai néanmoins plus bref sur ce point, car cela relève moins de responsabilité !
Dans la gauche, il faut savoir :
– reconnaître nos différences ;
– ouvrir le dialogue ;
– préparer l’avenir.
A. – Reconnaître nos différences
Là encore, nous avons un devoir de vérité. Il existe une véritable géographie du paysage politique de la Gauche d’aujourd’hui : il faut la connaître, la reconnaître, l’accepter et cela d’autant plus que ce paysage a changé et qu’il va probablement continuer à le faire.
Le PCF
Après la tragédie historique du stalinisme, la glaciation de l’ère Brejnévienne et l’effondrement final du communisme, le PCF a – enfin ! – bougé. Changement de secrétaire national, changement de ton aussi, changement de projet, c’est beaucoup moins évident ? Quoi qu’il en soit, force politique encore importante et dont il faut tenir compte.
Radical
Héritier d’une très longue tradition républicaine. Échec de la greffe PMF – scission – « aventure Tapie ». Aujourd’hui, sous la présidence de J.M. Baylet, un parti en quête de moralité, de renouveau et de retour à un certain classicisme ; arrivée de Bernard Kouchner. Son adhésion peut être utile puisque sa démarche vise – et nous en sommes convenus tous deux – à additionner et non à soustraire.
Les Verts
Après que le mouvement écologiste a représenté un espoir, la confusion et la cacophonie se sont mises à régner sur cette partie de l’échiquier politique. Aujourd’hui, le mouvement écologiste est certes divisé – certains diraient même éclaté – mais cette division a ou le mérite de clarifier la situation. Restent en présence deux courants de pensée différents. D’un côté, une forme « d’environnementalisme », qui a la prétention à l’autonomie politique par rapport au débat gauche/droite et qui est l’équivalent, mutatis mutandis, de ce que l’on appelle aux États-Unis la « deep ecology ». « Incarn » par Antoine Waechter, ce courant ne me paraît pas appelé à un grand développement. De l’autre, il y a cette écologie politique et sociale, celle qui m’importe sur le fond, puisqu’elle s’attache d’abord à l’homme ; celle-là est de gauche. Elle a déjà apporté et apportera, j’en suis sûr, une contribution importante au débat et au renouveau de la gauche.
L’extrême-gauche
Par tradition, pas de relations régulières avec l’extrême-gauche. Il y a eu Bercy, avec l’invitation de Krivine par Robert Hue. C’est tout. Se désistent ou pas.
B. – Ouvrir le dialogue
Nous avons commencé : forum du PS le 16 mars ; Bercy le 2 avril.
Ne pas nier les divergences politiques, ne pas minimiser les différends, mais ne pas exagérer leur portée non plus. Ce qui nous réunit compte davantage que ce qui nous éloigne. Le ciment fondateur, le premier élément fédérateur de toutes ces forces, c’est l’opposition au libéralisme sauvage, le combat contre la droite. Symbole de cet héritage et outil de ce combat communs : la discipline républicaine, qui a toujours – ou presque toujours –été respectée.
Mais cet aspect ne me satisfait pas, parce qu’il est trop négatif, il ne définit la Gauche qu’en creux, seulement par rapport à la droite et contre elle. Cette dimension, je l’ai dit, est très importante et ne doit pas être perdue de vue. Mais elle ne saurait pour autant résumer et définir la Gauche. Il faut également parvenir à lui donner, a lui retrouver plutôt, sa dimension positive ; là encore, on retrouve l’interrogation fondamentale : « la Gauche, pour quoi faire ? ». Nous devons faire clairement apparaître l’originalité de nos choix culturels, politiques, sociaux et économiques, bref, et je sais que la tâche n’est pas simple, nous devons expliquer aux Français quelle société nous souhaitons construire.
Tel est le travail qui attend tous et auquel je me suis, pour ce qui me concerne, pour ce qui nous concerne, attelé depuis plus de 6 mois.
C. – Préparer l’avenir
Étape indispensable, parce que toutes ces forces politiques en présence seront amenées à travailler ensemble. Elles le font déjà au niveau local.
À lui seul, le PS sera rarement majoritaire. Même avec le mode de scrutin actuel. Tous les pays d’Europe connaissent une diversité politique qui se traduit par des coalitions gouvernementales ; seul le Royaume-Uni – pour des raisons historiques qui lui appartiennent – échappe à cette loi. (En Allemagne, c’est la CDU – CSU et le SPD qui a vocation à accéder au pouvoir, mais n’y parviendra pas seul). Quant à la France et à l’Espagne, les deux pays ou un seul et même parti – le PS et le PSOE – a détenu la majorité absolue, seul un éloignement historiquement très prolongé – et anormalement prolongé – des affaires d’une partie de la société explique une suprématie qui apparaît ainsi comme une forme de « revanche historique », comparable au retour d’un balancier écarté trop loin et trop longtemps de sa position d’équilibre.
C’est bien dans cette perspective historique à qu’il faut replacer la longue marche entreprise par François Mitterrand (71-81) et quo l’on peut, en simplifiant, résumer par le triptyque : « PS unitaire – gauche unie – Programme commun ». Beaucoup, aujourd’hui, s’en moquent et en dénoncent l’archaïsme ; je n’en suis pas, car c’est oublier un peu facilement s’agissait là d’une posture de combat qui a eu sa justification et son utilité ; c’est oublier les 23 ans de domination sans partage de la droite…
Aujourd’hui, cette formule politique est néanmoins dépassée et inadaptée à l’état de notre société. La démocratie française est apaisée : la Gauche a gouverné 10 ans et présidé 14 ans la France ; c’est une expérience unique dans notre histoire et nous en sommes redevables à François Mitterrand. La France a ainsi découvert et apprécié les vertus des alternances et des cohabitions, qui font la respiration d’une démocratie moderne et adulte. Je crois que cette évolution est irréversible, que la France a connu une véritable mue et que sa vie politique s’est définitivement normalisée.
Le projet qui pourrait être celui de la gauche en 1996, dans la perspective des combats politiques à venir et en particulier des élections législatives de 1998 : « PS réconcilié et fort – Gauche plurielle – Contrat de gouvernement ». Il liera naturellement ceux qui seront en mesure, sur le fond des idées, d’y adhérer, le peuple disant qui a vocation à fournir la base de ce contrat.
À nous tous, ensemble, de le construire.
Je voudrais que nous soyons à la fois audacieux et responsables.