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La Tribune : Dans son nouveau « pacte démocratique », le PS envisage d’assouplir les contraintes qui pèsent sur les entreprises, mais il s’engage sur les 35 heures de travail hebdomadaire. N’est-ce pas contradictoire ?
Michel Rocard : Pas du tout, parce que le maintien de l’essentiel des salaires peut être assuré, non pas à la charge des entreprises, mais par l’affectation à celle-ci des gains que feront l’Unedic et la Sécurité sociale si elles encaissent plus de cotisations et paient moins d’allocations grâce à la baisse du chômage. Il suffit pour cela d’une modulation intelligente des cotisations. En fait, les socialistes avaient commencé à réduire les charges des petites entreprises, en supprimant les cotisations sociales pour l’embauche du premier compagnon. Depuis, les dispositions ont été étendues au deuxième compagnon. Mais nous avons toujours une fiscalité qui encourage l’automatisation et décourage l’embauche. Ceci est vrai aussi bien pour le calcul des amortissements (on amortit des machines mais pas des dépenses de formation !) que pour les déductions de TVA.
Toutes les machines sont déductibles de la TVA ; je la plafonnerais volontiers en échange d’une déductibilité partielle des charges sociales. La taxe professionnelle a été un peu aménagée : la part imputable au nombre de salariés a un peu diminué, mais pas suffisamment. L’élément le plus efficace reste l’incitation à la baisse, conséquente, de la durée du travail par la baisse des charges qui lui est mécaniquement attachée.
La Tribune : Mais, comment justifier le maintien des salaires sans perte de productivité ?
Michel Rocard : Depuis le début du siècle, le temps de travail annuel a été divisé par deux et les salaires ont été multiplié par sept ou huit ! L’allocation des gains de productivité a été faite spontanément au profit d’une préservation – voire d’une augmentation – des gains malgré la baisse de la durée. Nous avons, depuis 1980, perdu ce secret. Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse pas le retrouver. Quelles sont par ailleurs, les évidences ? Tout d’abord, que cela a un coût. Peut-on le faire supporter aux salariés ? Non, pour deux raisons. La première est éthique. La France est encore un pays où le revenu salarial moyen n’atteint pas tout à fait 10 000 francs par mois. Il est difficile à ce niveau de demander des sacrifices. La deuxième raison est d’ordre macro-économique. Nous sommes en croissance insuffisante, non par manque d’offres mais à cause d’une demande trop faible. Nous avons 24,5 millions d’actifs en France dont 7,5 millions de chômeurs et salariés en situation de précarité. Soit 30 % de la population active. Au Japon, ce taux est de l’ordre de 20 %, aux États-Unis, de 25 %, comme dans le reste de l’Europe. Or, selon des études pointues réalisées par les Américains, si votre salaire est inférieur à la moitié du salaire moyen local ou régional, vous tombez à un niveau où vos revenus sont amputés des moyens de vivre normalement d’abord à cause du logement. D’où un déficit de la demande. C’est un point tout à fait central de notre approche socialiste du problème, par rapport à celle des conservateurs d’aujourd’hui.
Il y a une autre raison pour ne pas demander au salarié de supporter ce surcoût du travail. La réduction du temps de travail ne peut provenir d’une décision administrative, mais d’une négociation par unité de production. Quelles que soient les considérations éthiques, s’il y a à la clé une grosse diminution de salaire, les gens n’en voudront pas. Et cela ne se fera pas. Donc, la préservation du niveau de salaire et une des conditions de la faisabilité d’une réduction négociée du temps du travail.
La Tribune : Les entreprises, en ce cas, devront en assumer la charge...
Michel Rocard : Non. Je vous le disais en commençant : il n’est pas question de reporter aucune charge sur les entreprises, même si leurs revenus se sont heureusement plutôt redressés. La compétition est trop brutale. Affaiblir les entreprises, en pays développé, confine au suicide économiquement. L’État, alors, doit-il payer ? Nous avons partout des déficits qui, en ces temps de monnaie stable, sont excessifs. S’endetter pour l’avenir, cela signifie des impôts pour nos enfants et une fragilisation des monnaies, qui n’ont pas besoin de l’être. Il n’est pas question, donc, d’augmenter les déficits publics.
On pourrait s’arrêter là, et dire que toutes réduction du temps de travail est impossible. Mais 400 milliards de francs, presque un quart du budget de l’État, sont consacrés presque pour moitié, à des allocations de chômage. Une autre grosse partie, plus importante en France qu’ailleurs, provient de la perte de cotisations sociales, puisque les chômeurs restent assurés à la Sécurité sociale, tout en étant exemptés de cotisations. Ces deux postes représentent 150 à 160 milliards de francs chacun. Ensuite, ce sont les préretraites, pour 30 à 40 milliards. Et les quatre cinquièmes de la formation professionnelle permanente, qui accueillent des chômeurs. Tout cela fait dans les 400 milliards de francs, dont pas un centime ne créé d’emploi. Et, je ne mets pas dans ces chiffres les 82 milliards de francs du budget de 1997 alloués comme aides directes à des emplois. Ce sont les CES, les contrats initiatives-emploi, les contrats emploi consolidé, les SIVP. Il y en a sept ou huit sortes, et ils sont budgétés. Je ne les mets pas dans ce total, parce qu’ils financent en partie ou en totalité des emplois qui, sans eux, n’existeraient pas.
Voilà pourquoi on peut proposer le mécanisme auquel je faisais allusion au début, qui module les cotisations sociales en fonction de la durée du travail, en établissant un seuil. Je pense aujourd’hui que le seuil de 30 heures serait meilleur que 32 heures. C’est une tarification à calculer de manière qu’une entreprise qui ne change, ni la durée du travail de ses salariés, ni leur nombre paie la même charge de dette sociale. Mais, dès qu’elle réduirait cette durée, elle enregistrerait une économie immédiate considérable en se déchargeant d’heures lourdement taxées. Et notamment des heures supplémentaires, qui représentent l’équivalent en France de 400 000 emplois. Sans obligation toutefois ; la charge pour elles de faire payer à la clientèle le surcoût de ces heures si elles considèrent que la qualification des gens travaillant en heures supplémentaires est irremplaçable.
La Tribune : N’avons-nous pas déjà atteint, face à la concurrence internationale, un plancher sur le temps de travail ?
Michel Rocard : L’économie administrée, nous avons compris que cela ne marche pas. Mais on doit considérer que, hiérarchiquement, nos aïeux travaillaient 4 000 heures par an, 16 heures par jour, 6 jours par semaines, sans congés payés, vers 1820-1830, à la naissance du capitalisme industriel. On était déjà à 3 000 heures au tournant du siècle. On a été à 2 000 heures, de manière à peu près stable, entre 1945 et 1960. De 1960 à 1980, on assiste à un mouvement lent où le reste du monde nous précède plutôt, passant de 2 000 à 1 600 heures. Curieusement, dans pratiquement toute l’Europe et aux États-Unis, on est stabilisé depuis. Cela fait une quinzaine d’années ou plus que la durée du travail hebdomadaire n’a plus changé, et le chômage a doublé pendant la période.
Or, le système capitaliste est resté en plein-emploi – sauf pendant les crises, courtes, de régulation – de l’origine jusqu’en 1970 à peu près. Le passage de 4 000 à 2 000 heures, ou moins, n’est pas sans rapport. Il faut retrouver ce mécanisme qui générait le plein-emploi.