Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, dans "Les temps modernes" du 3 février 1996, sur le bilan de la gauche après les 2 septennats de François Mitterrand et la stratégie du PS à 2 ans des législatives de 1998.

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Média : Les temps modernes

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Les Temps Modernes : Nous voudrions commencer par une question qui, peut-être, aura perdu un peu de son importance depuis la semaine dernière, nous voulons parler de l'enterrement de François Mitterrand. Un certain nombre d'entre nous ont été profondément choqués par ce qui s'est passé à Notre-Dame.

Chacun a le droit de se faire enterrer religieusement. Chacun peut faire ce qu'il veut mais là, on a eu le sentiment qu'il y avait une sorte de confiscation de l'État par l'Église, que c'était une sorte de rapt et de retour à l'ancien régime. Après un mois de décembre social et contestataire, une sorte d'identification mystique de la France avec l'Église, le Président de la République recevant la communion, prenant l'hostie, comme l'a dit l'un d'entre nous qui n'est pas là : « recyclage cathodique de la pratique du double corps royal avec Lustiger en Bossuet », certains se sentaient gênés et anormaux de ne pas communier. Alors, la séparation de l'Église et de l'État, cela existe.

Les Temps Modernes : Nous aimerions avoir votre sentiment sur ce point. Vous étiez à Notre-Dame, d'ailleurs ...

Lionel Jospin : Oui, bien sûr. J'aurais préféré une cérémonie nationale plus civile et républicaine. François Mitterrand avait dit : « une messe est possible ». Or, il y avait Jarnac ... Je ne sais qui a décidé de la cérémonie à Notre-Dame. Mais à partir du moment où elle avait lieu et où y étaient rassemblés les autorités de mon pays et de très nombreux invités étrangers, y compris socialistes, ma place était d'y être. N'oubliez pas qu'il y a eu aussi l'hommage populaire à François Mitterrand à la Bastille. C'est celui-là que, nous, socialistes, avons organisé.

Les Temps Modernes : Nous voulions ensuite partir de la question de l'inventaire. Vous avez été un des premiers, sinon le premier, parmi les dirigeants importants du Parti socialiste à engager un inventaire critique. La question du bilan, c'est finalement de savoir quelle est la norme qui permet d'énoncer un jugement critique. À l'heure actuelle, les propositions du candidat Mitterrand ne constituent plus cette référence, donc on entre directement dans le débat politique présent : par rapport à quelle valeur, peut-on dresser un tel bilan ou un tel inventaire ?

Lionel Jospin : J'ai écrit un livre, en 1991, à une époque où j'étais encore ministre, dans lequel, en m'exprimant de façon nuancée, je rappelais nos avancées mais où j'abordais aussi la question de nos échecs, de nos pratiques, formulant par ailleurs un certain nombre de propositions. Quant à la question des critères, elle n'est pas facile, car il peut y en avoir plusieurs.

On peut partir des valeurs auxquelles on tient soi-même, ou bien d'une comparaison entre les intentions affichées et les résultats obtenus, ou bien encore d'un certain nombre de références historiques ou actuelles qui constituent à la fois le patrimoine et les grands objectifs de la gauche. On peut aussi se fonder sur un intérêt général qui transcende l'intérêt de la gauche. On peut enfin partir des besoins et des exigences d'un certain nombre de femmes et d'hommes dont nous sommes les représentants.

Si l'on veut être le plus rigoureux possible, je crois que l'on doit aussi s'efforcer de confronter ces valeurs aux contraintes, avec un regard comparatif sur ce qui a pu être fait par des équipes du même type, par exemple sociale-démocrate, dans d'autres pays pendant la même période. En tout cas, en ces matières, il n'y a pas de certitudes ultimes et le fait de poser un regard critique ne nous donne aucun droit particulier. Cela fait partie du débat démocratique, du débat d'idées.

Les Temps Modernes : Nous allons peut-être poser la question différemment : entre la gauche gestionnaire et la gauche de lutte. D'une certaine façon, on peut dire que la droite du gouvernement est toujours une droite de lutte et elle mène cette lutte en particulier à travers, par exemple, la violence du rapport salarial. C'est un peu toujours une lutte qui lui est favorable.

Dans quelle mesure la gauche de gouvernement, la gauche gestionnaire peut-elle rester en même temps une gauche de lutte ? Pour nous, la gauche, c'est la négativité et on peut dire que dans la gauche d'aujourd'hui – et en tout cas, c'est une question que nous vous posons – il y a une sorte de déficit de mythe, au sens sorélien du terme et quel est ce rien qui est radicalement différent entre la gauche au pouvoir et la droite au pouvoir ? À la fois dans le contenu et dans la forme ...

Lionel Jospin : Vous posez plusieurs questions, des questions qui peuvent avoir des liens entre elles bien sûr, mais qui sont néanmoins assez différentes.

Y a-t-il une gauche de lutte et une gauche de pouvoir ? Cela dépend du contexte historique et culturel dans lequel cette gauche baigne.

En France, parce que la gauche a rarement été au pouvoir, parce qu'elle y a été le plus souvent dans des moments charnière, pour assurer des transitions, casser des tendances et ouvrir d'autres périodes, sa présence dans l'histoire, en particulier dans celle du XIXe siècle, a souvent pris des formes révolutionnaires, ou bien cela en a été une reprise édulcorée avec des moments brefs et intenses, comme par exemple, près de nous, le Front populaire.

Cela étant, dès la fin du XIXe siècle, il n'est plus évident pour certains partis de gauche d'admettre cette division que vous faites entre une gauche de lutte et une gauche gestionnaire.

Pour faire allusion à des clivages récents qui sont très présents dans la bouche d'un certain nombre d'analystes, j'ai toujours nié pour ce qui me concerne la distinction tranchée entre première gauche et deuxième gauche.

Je lisais récemment Jacques Julliard qui vient de faire « Une année 1995 » au Seuil. Il se réfère à plusieurs reprises à cette distinction. Je me souviens très bien d'un congrès du Parti Socialiste à Nantes en 1975 : il y avait eu un débat autour d'un discours de Rocard sur les deux cultures. Moi, j'ai toujours dis qu'un, certain nombre d'entre nous se sentaient appartenir à la fois à la première gauche et à la deuxième gauche et ne voyaient pas de raison de choisir entre les deux.

J'ai appartenu à la deuxième gauche au sens où j'ai été à l'UGS, au PSU, au sens où j'ai été contre la guerre d'Algérie, contre le « Molletisme », contre le ralliement à de Gaulle. J'ai appartenu à la première gauche au sens où, entré au Parti socialiste en 1971, j'ai suivi François Mitterrand, j'ai été pour l'union avec le parti communiste, j'ai accepté l'idée des nationalisations, d'une certaine rupture qui était plutôt dans la référence première gauche, « gauche profonde » pour parler comme Jean Poperen.

Il me semble qu'une des réussites de François Mitterrand tient au fait qu'il a été élu deux fois à la Présidence de la République, c'est-à-dire 14 ans. Cela nous a permis d'être assez longuement au pouvoir. Il a ainsi réconcilié la gauche avec l'idée de la durée, l'a confrontée avec les contraintes du pouvoir, l'a amenée à être comptable des conséquences de ses propres actes ; ce qui n'avait jamais été fait.

Jusque-là, la gauche arrivait au pouvoir pour un ou deux ans, faisait des réformes et, ensuite, était balayée, que ce soit par le mur de l'argent ou par la province étranglant le Paris révolutionnaire.

Je voudrais que l'on puisse dépasser l'opposition entre lutte et pouvoir, c'est-à-dire qu'une fois au pouvoir, on ne perde pas tout d'un coup par cynisme ce qui est un fondement de la gauche, l'idée de la lutte, de la transformation, du changement de l'ordre social et du mouvement. En même temps je souhaiterais, et j'essaie d'y veiller en tant que leader du PS, que le retour dans l'opposition ne soit pas le retour à un discours de contestation confortable, général, abstrait, mais le retour à un discours critique susceptible d'être confronté aux réalités. En ce sens, on ne peut en rester à la « négativité ».

Le deuxième point que vous avez abordé, c'est le rapport de la droite à une certaine violence et au salariat, ainsi que la différence entre la gauche et la droite au pouvoir.

Je ne voudrais pas utiliser un langage qui pourrait apparaître comme archaïque à certains, mais je pense profondément que ce qui facilite les choses à la droite au pouvoir, c'est que les pouvoirs économiques sont de son côté. La droite est en symbiose avec eux. Ainsi voit-on le lobby des banques aller lui vendre le fait que le nouveau livret d'épargne pourrait cette fois-ci être aussi géré par elles-mêmes ! Cela leur fait un magot potentiel de 650 milliards de francs qui jusqu'ici n'appartenait qu'au réseau des Caisses d'épargne. On sait aussi que Monsieur Calvet a appelé directement Jacques Chirac pour lui vendre l'idée des déductions fiscales sur certaines formes de consommation, afin de soutenir la relance de l'industrie automobile !

Cette symbiose entre les hommes existe, et en plus, la droite se sent proche des réalités du pouvoir économique et financier, et donc s'appuie sur elles.

Les Temps Modernes : La gauche au pouvoir n'a rien changé à cela.

Lionel Jospin : Qu'on ait changé ou non cela est une chose ; que les milieux économiques et financiers nous reconnaissent comme faisant partie des leurs en est une autre. Des rapprochements peuvent s'opérer dans l'action gouvernementale, mais on est à distance, on n'est pas objectivement dans le même monde. En outre, nous avons modifié un certain nombre de choses importantes, du moins au début, durant le premier septennat, lorsqu'on a nationalisé certaines grandes entreprises ou banques. Il y a un rapport au service public, des rapports à une certaine forme de régulation dans l'économie qui ne sort pas les mêmes.

Les Temps Modernes : On ne peut plus croire qu'il va y avoir une rupture, que l'on va pouvoir complètement inverser l'initiative dans le rapport social. Néanmoins, c'est vrai qu'avec une politique de gauche, on est amené – sinon, cela n'a pas de sens de parler de politique de gauche – à se poser la question : comment modifier l'initiative dans ce rapport social, étant donné que, maintenant, on ne peut plus croire au mythe révolutionnaire.

Par ailleurs, la social-démocratie classique était elle-même très liée à ce mythe révolutionnaire, elle le modérait, elle le transformait en évolution, mais d'une certaine façon, son mode de pensée était le même.

Politiquement et concrètement, comment une politique peut-elle peser réellement sur ce rapport social ? Ainsi, le problème du chômage : celui-ci est devenu un élément classiquement structurel, puisqu'étant donné la logique des entreprises, améliorer la productivité, cela signifie que même lorsqu'une entreprise est en bonne santé du point de vue économique, elle va quand même licencier. Par rapport à cela, qu'est-ce qu'une politique de gauche peut faire ?

Lionel Jospin : Quand vous dites que la gauche n'a pas changé, fondamentalement, un certain nombre de choses, que le rapport de la domination du capital n'a pas été modifié, il faut bien avoir à l'esprit que, de toute façon, la forme de ce capital s'est, elle, profondément modifiée et qu'un phénomène est en train de devenir écrasant : la domination du capital financier par rapport au capital industriel !

On le voit avec un système financier international, le rapport entre la masse des capitaux et la masse des biens qui est de 50 à 1 environ. L'écart est tel entre les biens matériels ou les services et les mouvements monétaires ou financiers censés les exprimer que cela pose des problèmes qui dépassent le cadre national. Les formes de régulation, si on veut les trouver, doivent être cherchées à l'échelle internationale.

C'est notamment pour cela que le premier grand débat que j'ai lancé à l'intérieur du Parti socialiste s'est fait sur le thème « Mondialisation Europe, France ».

Cette période de la fin des années 70 et des années 80 a été une période de mondialisation accrue, de financiarisation de l'économie et de domination des idées libérales, avec une offensive du capitalisme renforcée, spectaculairement au moins pendant un temps, par la chute du monde communiste.

Pendant cette période très agressive, on a sans doute été trop défensif du point de vue des idées ou de l'idéologie. Mais si ce mouvement se poursuit aujourd'hui, j'ai la conviction que nous avons maintenant les moyens de convaincre les peuples que le libéralisme est une idéologie régressive et menaçante.

Pendant cette période, avoir eu un gouvernement de gauche ou un gouvernement de droite n'a pas été la même chose. Ma première façon de répondre à votre question est donc de dire que les peuples peuvent choisir une gauche « frein » qui atténue la brutalité de ces phénomènes, à défaut de choisir une gauche offensive, une gauche qui modifie le rapport social.

Quand vous comparez ce qui s'est passé en Grande-Bretagne, sous Madame Thatcher, et en France sous François Mitterrand, vous constatez que ce n'est pas la même politique sur le plan social. On a au moins joué ce rôle de frein. D'abord, on a fait un certain nombre de réformes. Ensuite, on n'a pas supprimé le salaire minimum et en France, on a instauré un Revenu Minimum d'insertion. On peut toujours dire que le RMI est l'aveu d'un échec, mais lorsqu'il y a cet échec sur l'emploi, cela veut-il dire en plus qu'il ne faut pas de RMI ?

Les Temps Modernes : La gauche en a parlé exactement de la même façon que la droite. Quand on parle de création d'emplois, cela nous a toujours frappé et nous trouvons que la question mérite d'être posée, en admettant que ces emplois puissent être créés, finalement, ce sont simplement des emplois de survie grâce auxquels les gens vont gagner précisément le RMI. Ce qui leur permet simplement de reproduire leur force de travail, pour reprendre un vieux terme marxiste. On se souvient au temps du gouvernement Bérégovoy, où on a entendu parler de cela : on disait qu'on allait créer ces emplois, mais cela va permettre aux gens de subsister, de ne pas mourir de faim.

Lionel Jospin : La réflexion et la définition d'actions possibles doivent être menées sur différents plans.

Il y en a un qui est celui des relations économiques mondiales, où règne cette financiarisation de l'économie. Débrancher une région ou un pays de ce processus de mondialisation devient impossible selon le Gouverneur de la Banque de France lors du dernier séminaire de Davos. D'où, selon lui, l'impérative nécessité de faire montre de pédagogie et d'expliquer aux opinions publiques l'ampleur de ces phénomènes et de leurs conséquences. C'est encore Monsieur Trichet qui dit que les États-providence de l'Europe continentale vont devoir procéder à d'importants ajustements structurels dans le domaine de la protection sociale, notamment d'ici l'an 2000, car la mondialisation accélérée impose de profondes réformes structurelles en Europe.

Mais ces propos démontrent qu'un certain nombre de nos responsables ne partent pas de notre modèle de civilisation, de ce qui est souhaitable pour nous ; ils partent de la mondialisation comme d'une donnée extérieure qui s'impose à nous, dont on ne discute pas la réalité, et qui doit nous conduire à réviser à la baisse nos projets.

Monsieur Tietmeyer, qui est le gouverneur de la BUBA, le dit plus clairement encore (L. Jospin cite alors une dépêche AFP) : « Monsieur Tietmeyer a d'autre part averti que les marchés joueraient de plus en plus, à l'avenir, le rôle de gendarme des pouvoirs publics au risque d'assister à des fluctuations très erratiques en cas d'incertitude sur les politiques gouvernementales. Les hommes politiques doivent comprendre qu'ils sont désormais sous le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats nationaux ». Et en même temps, Monsieur Tietmeyer dit : « Il n'y aura pas de système mondial de taux de change fixe d'ici l'an 2000 ». Ainsi, on prend comme une fatalité les formes prises par la mondialisation. Ce sont les marchés qui décident. Ce ne sont plus les opinions publiques. On n'est plus en démocratie. Donc les Lumières, ce que l'on a inventé, il y a 200 ans, avec la Révolution française, cela n'a plus de signification.

J'avais proposé au moment de la campagne présidentielle, en reprenant une idée de Tobin, (prix Nobel d'économie), une taxe de 1/1000 sur les mouvements de capitaux. Ce n'est rien 1/1000, pour des mouvements qui se font normalement. Mais si ce sont des mouvements spéculatifs à court terme, cela commence à faire cher.

J'ai toujours soutenu personnellement la mise en place d'une monnaie unique à l'échelle européenne comme étant une première étape pour aller vers la reconstruction d'un système monétaire international stable. C'est pour cela que l'on a inventé, après la guerre, le Fonds Monétaire International, les instances de Bretton Wood, pour organiser les relations économiques et financières dans le monde. Les responsables que j'ai cités semblent avoir pour a priori que le monde ne peut pas s'organiser. Ce n'est pas ma philosophie. Il y a toute une lutte idéologique, politique, diplomatique à mener sur un plan international, si on est aux responsabilités.

Il y a un deuxième niveau de réponse ou d'action : le niveau européen. Vous me parliez du chômage, mais ce qui frappe c'est que les taux de croissance moyens en Europe, par rapport aux taux de croissance dans le bloc américain ou dans le bloc asiatique autour du Japon, sont nettement plus faibles depuis 15 ans. Il n'y a pas de raison objectives qui expliquent ces taux de croissance beaucoup plus faibles en Europe. C'est donc qu'il y a eu des choix de politiques économiques et monétaires qui ont été faits de façon différente.

C'est pourquoi, il faut poser le problème à l'échelle européenne : distinguer l'espace européen des autres espaces, car on ne peut pas donner un sens d'un point de vue économique à la construction européenne si c'est pour la dissoudre immédiatement dans une grande zone transatlantique de libre-échange. À quoi cela sert-il de passer pour une puissance européenne si cette puissance européenne se dissout ?

Nous allons avoir ce débat durant l'année 1996 et les suivantes. Il nous faut redéfinir, à l'échelle européenne, des objectifs conformes à ceux qui étaient les objectifs initiaux du marché commun : croissance, plein emploi. Il nous faut mener cette action sur le plan européen. Il y a le plan Delors sur les grands travaux. C'est un message qui commence à être assez présent chez les leaders socialistes et sociaux-démocrates d'Europe et qui doit le devenir encore davantage.

Enfin, s'il y a toute une action à mener au plan mondial et au plan européen, il ne faut certes pas négliger la nécessité d'agir sur le plan national. Durant la campagne présidentielle, j'avais pris sur les problèmes de l'emploi, des positions très différentes de celles de Jacques Chirac. Pour ce dernier, l'action pour l'emploi se résumait au CIE, le contrat initiative emploi, et à la baisse des charges. Récemment, le gouvernement d'Alain Juppé a proposé cette baisse des charges, sans contrepartie, et une fois faite, le premier ministre est venu se plaindre en disant « comment, vous ne nous avez pas donné de contreparties ... ». Il oublie simplement qu'il n'avait pas passé de contrat avec le patronat.

Moi, je proposais d'autres voies, notamment la diminution de la durée du travail et des programmes volontaristes de création d'emplois. Il est vrai que sur ces programmes volontaristes d'emploi, il y a deux dimensions : les emplois créés par l'évolution de l'économie réelle, l'économie de production de biens ou de services ; dans le premier cas, il faut ajuster ces emplois, de la meilleure façon possible, des gens formés dans nos universités, dans nos écoles d'ingénieurs, dans nos IUT ou nos sections de techniciens supérieurs. Mais il existe aussi un certain nombre d'emplois qui, pour le moment, relèvent souvent d'une action de caractère public, social, des emplois moins directement liés à la production et donc plus fragiles. Encore faut-il ne pas les traiter de façon méprisante. Après tout, personne ne considère que des emplois d'éducateur, d'assistante sociale, d'animateur culturel sont des emplois déqualifiés.

Les Temps Modernes : On a l'impression qu'il y a une sorte de retard de réflexion dans le PS Là, vous parlez de nouvelles initiatives, comment se fait-il que ces choses n'aient pas été en arrière-pensée ou dites d'une autre façon, quelle différence faites-vous entre ce qui peut venir de la base, c'est-à-dire de l'opinion ou du peuple et des expertises ?

Est-ce qu'il y a encore – et c'est peut-être encore une des grandes idées de gauche – quelque chose à attendre de ce que vous avez appelé la base, et des opinions des experts qui sont toujours les mêmes ?

Est-ce cela que les initiatives de réflexion que vous annoncez vont donner lieu à un large débat, ou bien est-ce que ce sont des réunions d'experts ?

Lionel Jospin : Pourquoi y a-t-il un retard ? D'une part, parce que vers la fin de la législature 88-93, on a géré en attendant la défaite. D'autre part, parce que, lorsque je suis revenu à la tête du Parti Socialiste, j'ai découvert un parti politique qui avait cessé de travailler et de penser collectivement, sans doute à cause de changements trop nombreux à sa tête lors de la dernière période. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas d'hommes et de femmes intelligents, de qualité, des parlementaires qui connaissaient bien les choses, des gens qui ont été dans des Cabinets, des entreprises, des syndicalistes. Il y avait plein de gens de qualité, mais on avait cessé de les rassembler pour les faire travailler collectivement.

C'est pourquoi, quand je suis arrivé, j'ai souhaité relancer le travail sur les problèmes d'emploi, de protection sociale, de fiscalité, les problèmes économiques, internationaux, de défense. Tous ces groupes de travail ou commissions se sont mis au travail. À l'occasion du débat sur la mondialisation, ils ont commencé à croiser leur réflexion, car il faut récréer entre nous tous une culture commune. Je ne veux pas, en effet, que la parole soit confisquée par quelques leaders, avec deux ou trois experts. Je veux mener à bien ce travail collectif.

Comment la base intervient-elle par rapport à cela ? La base existe de deux façons. Elle existe en tant que base militante dans le Parti et à cet égard, même s'il y a des gens intelligents, de qualité, des experts, dans les sections ou les fédérations, à tel ou tel endroit, cette base ne s'exprime que de façon assez générale, par des discussions en section ; tout le monde n'a pas nécessairement les compétences économiques pour redéfinir les éléments d'une nouvelle politique économique.

Mais la base existe également d'une autre façon. Elle existe là où elle est en situation de travail, de pensée et d'action, elle s'exprime en dehors même du PS. Dans le mouvement de novembre et décembre, il y avait des socialistes, mais également d'autres personnes que des socialistes. Là, la base s'est exprimée en direct. Elle n'a pas utilisé la médiation des partis politiques, elle n'a utilisé que partiellement la médiation syndicale, mais elle a fort bien envoyé ses propres messages. À nous de savoir si nous les avons compris ou non.

Les Temps Modernes : Il nous semble qu'en décembre 1995, vous donniez le sentiment que ce que vous cherchiez à faire, c'était de remettre les gens dans le travail de la réflexion, une sorte de remise à plat et que, finalement, vous n'étiez pas prêt pour ce qui se passait. C'est un peu le sentiment que nous avons eu.

Lionel Jospin : Non ... Il faut distinguer deux choses : le calendrier politique et l'attitude à l'égard du mouvement social.

Sur le calendrier politique, au bout de quelques mois, les journalistes, les politiques un peu aussi, ont commencé à dire : « ce gouvernement ne tient pas la route ». Alors qu'on était au début d'un septennat, qu'un gouvernement venait à peine d'être nommé, on faisait comme s'il était déjà question qu'il parte, qu'il soit remplacé soit par tel ou tel des outsiders de droite, soit même par nous. D'où la question qui revenait avec insistance : êtes-vous prêts ?

Je dis qu'une telle précipitation n'est pas une bonne chose pour le pays. La démocratie doit avoir ses rythmes. Ce ne sont ni ceux des sondages ni ceux des manifestations (aussi significatives soient elles).

Il y a eu une élection présidentielle. Un homme a été élu pour 7 ans. Par ailleurs, il y a un gouvernement, une majorité considérable ..., ils ont de quoi gouverner, ils gouvernent. Il y a un rendez-vous prévu pour 1998. Or on nous somme d'avoir immédiatement un programme tout prêt ! J'ai dit qu'il y avait un certain nombre de réflexions et d'orientations que j'avais proposées dans la campagne présidentielle. Mais aujourd'hui, je dis encore que notre devoir et notre responsabilité par rapport aux Français, c'est, en 1998, de leur proposer les termes d'un contrat auquel on ait bien travaillé, un contrat sérieux et novateur.

Pourquoi voulez-vous me sommer d'avoir à vous présenter, à chaque fois qu'il y a un événement, un projet gouvernemental ? Bien sûr, on peut réagir, et on réagit, mais je ne vais pas vous dire, oui, voilà notre projet alternatif. On y travaille, on ne prend pas le pouvoir, on vient de le perdre on a à le regagner.

Les Temps Modernes : Un programme de gouvernement disant : le plan Juppé n'est pas satisfaisant, voilà quelle pourrait être une alternative pour maintenir la protection sociale tout en luttant ... C'était peu audible.

Lionel Jospin : Savez-vous pourquoi c'était peu audible ? Parce que dans un premier temps, presque tous les observateurs applaudissaient Alain Juppé. Souvenez-vous des premiers commentaires : « un grand réformateur », « un vrai réformateur », et tout le monde de s'esbaudir, de la droite a plus que la droite ! Après, on a eu un renversement brutal : c'est le mouvement social qui, à juste titre, sollicite l'attention, focalise les commentaires.

Nous avons été, comme tout le monde, un peu surpris par l'annonce du plan Juppé. Nous avons fait des contre-propositions, mais ce n'est pas autour de cela qu'a tourné le débat, ce qui est d'ailleurs une réponse à votre question.

Les Temps Modernes : C'était peut-être là une occasion de dissiper l'impression qui était restée après le débat du second tour des présidentielles d'avoir affaire à une forme de groupe d'experts et de montrer qu'il pouvait y avoir un autre rapport à la réalité sociale de la part de ces experts, qui représentaient la gauche. Nous avons souvent ressenti le mouvement social comme une espèce de révolte contre les forts en thème, et on n'a pas senti de la part de la gauche institutionnelle une capacité à montrer une autre forme de réflexion sur le mouvement social.

Nous avons eu l'occasion de rencontrer des grévistes de la RATP et de discuter longuement avec eux. Ce qui est très frappant lorsqu'on parle avec eux, c'est que, d'une part, ils disent que c'est une grève historique, qu'un tel mouvement, on n'allait plus jamais en voir, et d'autre part, ce que vous avez dit, c'est-à-dire que néanmoins, cette grève a été seulement défensive.

Pourquoi une telle contradiction ? Elle se résume dans le fait qu'ils ont été extrêmement attentifs à l'organisation de la grève, c'était un mouvement social qui redéfinissait d'autres formes de socialisation, et en même temps, c'était une exigence de démocratie.

Les acteurs du mouvement social ont affirmé que le principe démocratique ne fonctionnait plus de manière satisfaisante puisqu'ils ne pouvaient plus rien dire sur des projets qui les concernaient directement. Deviez-vous intervenir dans la mesure où vous avez inventé un cas de figure en politique extrêmement intéressant, c'est-à-dire que vous avez mis un parti politique en recherche ? Cependant, il est vrai aussi qu'un grand parti politique comme le PS, doit intervenir, il ne peut pas se mettre entre parenthèses exclusivement.

Les Temps Modernes (autre intervention) : Puis-je ajouter quelque chose ? Je n'ai pas eu la même appréciation, j'ai trouvé au contraire que c'était une grande sagesse, qu'enfin les responsables d'un parti politique laissent s'exprimer les syndicats, et eux d'abord et eux seulement, sur des questions qui étaient proprement du monde du travail. Par exemple, vous seriez allé au milieu des manifestants, j'en aurais été gênée car j'estimais que ce n'était pas votre place et que vous auriez donné prise à un reproche de récupération.

Et si je peux prolonger ma question, je voudrais bien que maintenant ou plus tard, on puisse parler de la façon dont un responsable politique peut survivre entre cette espèce de fatalité des hommes de Davos et ces scénarios sempiternels que tracent quelques journalistes de la situation politique française. Je ne sais pas comment vous arrivez à vous en sortir ?

Lionel Jospin : Moi, j'aime bien vos deux interventions car elles sont assez symptomatiques du fait que face à un mouvement de ce type, vous ne pouvez pas forcément définir une attitude qui convienne à chacun. Dans l'ensemble, il me semble qu'il a été reconnu que l'attitude que j'avais adoptée, et qui avait marqué le comportement du Parti socialiste, était plutôt la bonne, pour plusieurs raisons qui sont mêlées.

La première, c'est que les gens ont encore le souvenir de notre présence au pouvoir, et ils ne sont pas forcément prêts à nous entendre leur faire la leçon en permanence sur un certain ton.

La deuxième raison tient au rapport entre politique et mouvement social. Il vient d'y avoir des élections politiques et la droite, qui n'est pas sotte, se tenait prête à utiliser le thème de la récupération, de la politisation. D'ailleurs la droite elle-même a essayé, par l'intermédiaire du RPR, de constituer des comités d'usagers contre le mouvement des grévistes, et elle a échoué piteusement.

J'ai pensé qu'il ne fallait pas donner l'impression que nous étions nous-mêmes dans une utilisation politique de ce mouvement, jouant la rue contre le suffrage universel, et cela dans l'intérêt même du mouvement.

La troisième raison : je pense que ni les politiques, ni le Parti socialiste en particulier n'ont à se faire les tuteurs d'un mouvement social de ce type. On doit accompagner, on doit commenter, montrer les enjeux, on doit être solidaire si l'on approuve et l'on doit ultérieurement être capable d'en tirer des leçons politiques, mais on ne doit pas se poser en tuteur d'un mouvement social à beaucoup d'égards spontané. Et ceci d'autant plus que dans la tradition de la gauche française, il y a cette vieille idée de la séparation du syndical et du politique, qui fait qu'on aurait peu apprécié que le PS ait l'air de vouloir prendre la tête des manifestations.

Ce qui est en cause dans cette affaire, à un moment où le mouvement semble oublié, c'est plutôt de savoir : que sommes-nous donc capables de garder en mémoire ? Tirer les leçons de ce mouvement, voilà ce qui est, à mon avis, la responsabilité du politique.

Les Temps Modernes : Quand nous nous sommes réunis pour préparer cette interview, l'une de nous disait qu'il souhaitait qu'on vous pose cette question, les situations sont complètement différentes, mais Mendès France disait « je vais faire cela, un certain nombre de choix », on ne peut pas tout faire en politique ... Or, ce qui était frappant avec Mitterrand, c'est que Mitterrand d'une certaine façon s'est voulu l'héritier de tout. Il s'est voulu à la fois l'héritier des sous-marins atomiques dès 1981, de la fracture sociale dont il parlait, de Louis XIV et de Jaurès. Quel est votre sentiment sur ce point ? On peut même parler de la politique nucléaire de Chirac, etc. Pour la gauche, qu'est-ce que la grandeur de la France ?

Lionel Jospin : D'abord un point d'histoire. L'acceptation par la gauche du nucléaire militaire, donc de l'idée de dissuasion, ne date pas de 1981. Elle a été posée auparavant clairement, dans une convention spéciale, en 1977, je crois, et donc on a fait collectivement ce choix. Cela n'a pas été une surprise de 1981. Pendant toute la période 1971-1981, et même durant une partie essentielle de son septennat, tout en étant un homme qui éprouvait, exprimait et peut-être même cultivait une certaine idée de la France et de son rapport à la France, François Mitterrand a été indiscutablement un homme qui a essayé de retrouver une histoire, un message de la gauche.

Comme politique, comme homme de combat, comme homme de parti, globalement il se situe très clairement sur un versant de la société française, il en rappelle l'histoire constamment, souvent même lyriquement, et il en épouse la géographie avec l'union de la gauche.

Il fait donc clairement ce choix. C'est pourquoi beaucoup, comme moi, l'ont rejoint. On a senti qu'à partir de 1958, avec la rupture avec de Gaulle, donc avec la fin pour lui de la participation au pouvoir et le choix de l'opposition, puis à partir de 1965, avec le rassemblement des forces de gauche, il se situait autrement. Ce n'est plus l'homme de la IVe République. Il s'inscrit très clairement dans l'histoire de la gauche et dans un nouveau champ de la vie politique française.

Les choses commencent à tourner à partir de 1988 et notamment dans l'élection présidentielle car, outre qu'elle fut assez pauvre du point de vue des contenus, je crois qu'il se produisit un phénomène psychologique somme toute assez classique. Bien que ce ne soit pas, à mon avis, la réalité, F. Mitterrand pense, à partir de 1988 que, d'une certaine façon, il a été élu pour lui-même et par lui-même. Il y a donc un changement d'attitude.

L'histoire de Mitterrand de 1971 à 1981, puis de 1981 à 1988 est en continuité. Même s'il y a des choses que je n'ai pas aimées : par exemple, la création de la « 5 », privée et donnée à Berlusconi, l'amnistie des généraux de la guerre d'Algérie ou encore le fait d'être entré dans le conflit Iran-Irak, en fournissant des armes à l'Irak mais les accords sont pour moi beaucoup plus nombreux et vastes dans la première période.

Le deuxième septennat est d'une autre nature : François Mitterrand veut rassembler les Français. Mais il fait de ce thème de campagne une théorie permanente. La gauche a alors du mal à s'y retrouver.

Les Temps Modernes : Qu'est-ce que la grandeur ? Nous nous sommes toujours posé cette question : ce que l'on donne aux sous-marins atomiques, on ne le donne pas à autre chose, la France est-elle un grand pays ? C'est clair, mais la grandeur ne peut-elle pas être de dire à un certain moment, le désarmement unilatéral, par exemple.

Lionel Jospin : Je crois que F. Mitterrand a eu sur la chose militaire et sur le nucléaire un regard très politique. Puisque vous avez employé les termes de « désarmement unilatéral », cela s'applique très précisément à une force politique, le parti travailliste britannique, qui a longtemps défendu cette thèse et est resté à l'écart du pouvoir, y compris quand il pouvait gagner, notamment à cause de sa position sur cette question. Il a d'ailleurs révisé cette position et va peut-être gagner.

Au moment de notre convention sur la défense de 1977, où on a opéré le ralliement à la dissuasion nucléaire, par une nette majorité, François Mitterrand a fait un raisonnement surtout politique. Il a pensé que, compte tenu de l'héritage gaullien, de ce qu'est la France, le rapport des Français à leur pays. Si on est contre la force de frappe, si on arrive au pouvoir et que l'on dissout cette arme qui n'est pas simplement l'arme nucléaire mais un symbole particulier de grandeur qui nous met dans le petit cercle des puissances nucléaires et qui est aussi, d'une certaine façon, le symbole d'une indépendance ou d'une autonomie de décision conquise par la France dans le rapport Est-Ouest et par rapport aux États-Unis, alors on commet une faute politique.

Puisque l'on parle de cela, je suis surpris de voir que c'est un héritier théorique du gaullisme, Jacques Chirac, qui est en train de faire la réintégration dans l'OTAN de façon justement unilatérale, c'est-à-dire sans y rien gagner.

Je ne comprends pas pourquoi on a fait annoncer par le ministre des Affaires étrangères, en novembre, sans que personne ne le voit, que l'on réintégrait le comité militaire de l'OTAN.

On revient sur cette autonomie de décision, relative certes – mais les symboles, cela existe aussi dans la via internationale –, sans en faire un atout pour essayer au moins d'avancer dans la direction d'une défense européenne. Or si cette réintégration se fait seulement dans le sens d'une concession aux Américains, sans que l'on s'en serve pour construire cette identité de défense européenne qui est théoriquement un des projets de Maastricht, je n'en vois pas vraiment l'intérêt.

Je crois donc que F. Mitterrand a eu un raisonnement très politique, très réaliste en disant que la France, malgré ses difficultés et la façon dont elle a vécu la guerre, a eu la chance, grâce à De Gaulle en partie, d'être membre permanent du Conseil de Sécurité. C'est un atout, elle est du « petit club » des puissances nucléaires, il ne faut pas brader cela pour rien.

Quant à la grandeur de la France, j'en ai une idée qui ne correspond pas forcément sur tous les points à celle de F. Mitterrand. La grandeur de la France est pour moi une version non emphatique, mais vécue de façon concrète, de ce que l'on appelle l'universalisme français. C'est ce qui devrait être le vecteur permanent d'une affirmation de la grandeur de la France. On doit continuer à jouer un rôle moteur dans l'Europe et sur un certain nombre de thèmes, notamment les thèmes du désarmement, mais également ceux de la régulation du système mondial.

Quand je parlais d'instaurer un système de contrôle des mouvements spéculatifs, de restaurer un système monétaire international, c'était pour moi dans la continuité de cette tradition française. Les relations avec le Sud, la façon de nouer un dialogue avec l'Est, – car ce qui s'y passe est dramatique, surtout en Russie – : sur tous ces sujets, il doit y avoir une sensibilité spécifique de la France, que les attitudes du Président Chirac me semblent jusqu'ici mal traduire.

Quel type de dialogue noue-t-on avec l'Est ? Quel type de modèle propose t­on ? Jouer le libéralisme à tout prix ou jouer le jeu de Eltsine, cela me parait être des visions à courte vue. C'est tout le problème de la transition à l'Est. C'est un problème énorme sur lequel je voudrais personnellement que la France s'exprime, qu'elle affirme et fasse valoir un point de vue, notamment sur la guerre en Tchétchénie.

Les Temps Modernes : N'y a-t-il pas une responsabilité de la gauche dans le fait que les questions de politique internationale soient si rarement un enjeu du débat public interne, en France ? La Yougoslavie, la Tchétchénie, mais aussi l'Afrique ?

Lionel Jospin : Vous savez très bien que, sauf quand la question de la paix ou de la guerre, donc finalement de la liberté, est posée, liberté pour un peuple, liberté concrète pour les gens, ce ne sont pas les questions de politique internationale qui, le plus souvent, motivent d'abord les peuples et les opinions publiques, sauf périodes exceptionnelles, en France comme ailleurs.

Regardez le décalage qui existe entre un pays, les États-Unis, qui pourtant est obligé constamment de poser les problèmes à l'échelle du monde puisqu'il est la puissance dominante, – ce qui est d'ailleurs un des problèmes de la période –, et le caractère coupé des réalités extérieures d'une bonne partie des débats publics ou des préoccupations du peuple américain.

C'est une réalité. Cela ne veut pas dire qu'il faut s'y résigner. Je vous trouve un peu sévère sur la Bosnie, même si on peut admettre que le débat public n'a pas été à la hauteur de la tragédie qu'a été la crise de l'ex-Yougoslavie. Mais, en grande partie grâce à un certain nombre d'intellectuels notamment, ce débat sur la Bosnie a été porté dans l'opinion publique française et pas simplement dans des revues, ou des éditoriaux ou dans quelques manifestations.

L'Europe est un débat important, qui continue à exister. Je n'étais pas pour le choix du référendum à propos du traité de Maastricht, car je pensais que F. Mitterrand devait s'en tenir à ce qu'il avait dit : « si j'ai une majorité au congrès, je ne ferai pas de référendum ». Il a préféré un référendum car il espérait obtenir une victoire confortable et il a failli perdre. Mais au moins, cela a provoqué un débat en France, un débat mal posé, mais un débat tout de même.

Les Temps Modernes : Pour aller dans le sens de la question précédente, êtes-vous d'accord pour dire que le débat de politique étrangère n'est pas un débat public parce qu'institutionnellement, c'est un domaine réservé ? Avez-vous une position ?

Lionel Jospin : F. Mitterrand a constamment nié ce concept de domaine réservé. Il ne s'y référait pas. Je ne vais donc pas l'utiliser.

Mais j'ai trouvé que les questions de politique étrangère étaient confisquées, dans le débat d'État, par un trop petit nombre de personnes. J'ai dit publiquement que je trouvais inconcevable que le traité de Maastricht n'ait pas été discuté au sein du gouvernement français dans lequel j'étais.

Le seul moment où j'ai entendu un vrai débat, large, de politique étrangère au sein de la structure gouvernementale pendant la période où j'y étais, et je n'y suis resté que quatre ans sur dix, c'est sur la guerre du Golfe. François Mitterrand a réuni à plusieurs reprises ce qu'il a appelé un Conseil restreint, c'est-à-dire une émanation du Conseil des ministres. Ce n'était pas tout le Conseil, mais au moins y avait-il une bonne dizaine de personnes et là, il y a eu un vrai débat collectif.

Sinon, pour le reste, j'ai eu tendance à penser que les questions de politique étrangère étaient effectivement beaucoup trop limitées à un dialogue, à un échange entre le Président de la République, un ou deux conseillers qui étaient dans une position seconde, forcément déférente, et le ministre des Affaires étrangères. Parfois même, le Premier ministre n'était pas véritablement au coeur de ces questions.

Or, moi je crois à l'élaboration collective, à la confrontation des points de vue par la discussion permanente, et je pense d'ailleurs que c'est une des raisons pour lesquelles il y a eu ce problème de l'expression publique sur le coup d'État en URSS en 1991 ...

Comment François Mitterrand, un homme politique d'une telle expérience, d'une telle connaissance qui, de plus, vient de dialoguer trois ans avec Gorbatchev, peut-il faire une telle erreur d'appréciation à chaud et publiquement sur un coup d'État finalement raté ? C'est qu'à mon avis, il n'y a plus de gens qui lui disent « attention ! », ou qui sont seulement en situation de lui dire : « attention, ce coup d'État en URSS, c'est plus compliqué que vous pouvez le penser ».

Les Temps Modernes : Jusqu'à quel point le leader de l'opposition doit se couler dans le moule présidentiel ?

Lionel Jospin : Le problème n'est pas savoir si le chef de l'opposition doit se couler ou non dans le moule présidentiel, le problème est de savoir si un Président en exercice est capable de briser une partie du moule. Regardez le nombre de candidats à la Présidence de la République qui disent qu'ils vont, par exemple, modifier le mandat présidentiel, le raccourcir, et qui lorsqu'ils arrivent au pouvoir ne le font pas.

Le problème n'est pas de savoir ce que dit un chef de l'opposition, mais ce que fera quelqu'un quand il sera Président de la République. Je pense qu'il faut changer une partie de l'institution, qu'il faut raccourcir le mandat. Aucune démocratie n'a un mandat si long. Et je pense également qu'il faut, bien que je doute qu'on ait rapidement les moyens et une majorité pour cela, une réforme constitutionnelle profonde, permettant de changer un certain nombre de comportements.

Dans la campagne présidentielle, j'ai évoqué des choses très précises, et j'y reste profondément attaché.

Je pense que nous n'avons pas un bon système institutionnel. Le reproche majeur que je fais à ce système, c'est qu'il y a deux têtes dans l'exécutif.

N'oubliez pas que la gauche a failli être hors-jeu dans l'élection présidentielle. À partir du moment où parmi les candidats qui s'imposaient, l'un n'a pas pu l'être (Rocard) et que l'autre ne l'a pas voulu (Delors), un dispositif a commencé à se mettre spontanément en place dans le PS : la mise entre parenthèses de l'élection présidentielle.

J'ai été le grain de sable parce que j'ai affirmé : « non, je vais traiter cette affaire sérieusement ». Les militants se sont dit qu'ils allaient donc plutôt prendre celui-là et il y a eu une campagne. Certains dans le Parti socialiste disaient que cette élection n'était pas la bonne, parce qu'il n'y avait aucune chance de la gagner ou d'y figurer honorablement. Les choses ont tourné autrement. Donc, finalement, la gauche a eu un candidat qui a dépassé 47 % au second tour, et ce n'est pas exactement ce qui était prévu au départ.

La deuxième chose est aussi un paradoxe : celui que les socialistes ont choisi, celui qui finalement a été au deuxième tour de l'élection présidentielle avec un score honorable, est l'un de ceux qui, parmi les hommes politiques français, mythifiaient le moins la fonction présidentielle. C'est peut-être un hasard ! Je ne crois pas que ce soit en tout cas pour cette raison que je n'ai pas été élu. Je n'ai pas été élu parce qu'il y avait un rapport de 60-40 entre la droite et la gauche au premier tour et que cela n'offrait pas la possibilité de la victoire.

Ces circonstances faisaient qu'à mon avis je ne pouvais pas être élu, mais je ne pense pas que je ne l'ai pas été parce que les gens auraient pensé : « Il ne veut pas assumer pleinement la fonction présidentielle ».

Je pense que pour l'avenir, quel que soit le candidat de la gauche à l'élection présidentielle au deuxième tour, en position de gagner, il faudra que celui-là assume pleinement la fonction présidentielle. Mais il devra aussi proposer au pays la modernisation de nos institutions. Une modernisation, car les Français ne reviendront pas sur l'élection au suffrage universel du Président : on ne va pas confier cette charge à un notable, élu au second degré ...

Je suis bien obligé de vivre avec cette réalité, mais je pense que nous sommes le seul pays, ou pratiquement la seule démocratie importante, à avoir un système exécutif dans lequel les deux, le Président et le Premier Ministre, ont des pouvoirs importants. Ailleurs ou il n'y en a qu'un, ou le chef de l'État est cantonné dans des fonctions symboliques de représentation de l'État, qu'il soit monarque ou Président élu.

Généralement, sauf aux États-Unis ou dans quelques régimes présidentiels, l'essentiel du pouvoir est détenu par le Premier Ministre. En France, il y a deux pouvoirs, c'est un problème. Car si le Parlement doit être comme une main ouverte sur la diversité, l'exécutif devrait être lui, un poing serré pour agir. L'exécutif devrait être le lieu de la cohérence. Or, nous sommes dans un système où l'on se pose toujours le problème de la façon dont vit ensemble le couple composé par le Président et le Premier Ministre. Dès le départ, on suppute lequel prend la place de l'autre, on vit avec une schizophrénie dans l'exécutif, on est constamment en train de spéculer sur la santé du couple exécutif.

Les Temps Modernes : Comment allez-vous résoudre cela ?

Lionel Jospin : C'est difficile à dire car ce n'est pas pareil selon que vous gagnez les élections législatives ou l'élection présidentielle ... Vous rentrez dans le système d'une manière différente.

Les Temps Modernes : Il faut être Président finalement pour modifier l'institution.

Lionel Jospin : Absolument. La cohabitation amène à faire fonctionner le système dans sa vraie logique mi-présidentielle, mi-parlementaire. Pour autant que le Premier Ministre ait une vraie majorité et qui le soutient, il peut épouser toutes les virtualités de sa fonction.

Les Temps Modernes : Comment voyez-vous la relation entre le Président et le Premier ministre ?

Lionel Jospin : Il faut que le Président de la République laisse au Premier ministre toute la dimension de sa tâche. On ne peut pas traiter comme un tâcheron celui qui, dans le système, a l'essentiel du travail.

Les Temps Modernes : Que veut dire Président citoyen ?

Lionel Jospin : Je croyais l'avoir expliqué ! Cela veut dire un mandat plus court, donc quelqu'un qui revient plus souvent devant les citoyens. C'est pourquoi je proposais un mandat de cinq ans. Cela veut dire un Président de la République qui laisse au Premier Ministre, en tant qu'expression d'une majorité parlementaire, véritablement l'exercice du pouvoir, sans humiliation. Cela veut dire quelqu'un qui traite républicainement son Premier ministre, et non monarchiquement. Cela veut dire aussi un Parlement qui joue son rôle.

Et puis également quelqu'un qui fait en sorte que le système politique se double d'un système social, d'un système de négociation, de compromis, de contrat, de dialogue permanent, c'est-à-dire qui réintroduit les acteurs sociaux dans le jeu de la vie publique au sens large.

Les Temps Modernes : Une chose m'a frappé, c'est le temps perdu par les responsables politiques au plus haut niveau. Je considère que c'est du temps perdu dans des activités purement symboliques de pure représentation. Je prends un exemple, Mitterrand m'a invité à l'accompagner lors de son deuxième voyage en Israël, Bérégovoy était Premier ministre, et il était visiblement très surmené, nous sommes partis le matin très tôt, vers sept heures, soixante personnes étaient du voyage, et Bérégovoy visiblement épuisé par sa tâche était obligé d'être là, de serrer la main à tout le monde pour un temps perdu absolu, et il n'était pas du voyage, pourquoi le fatigue-t-on ? Il aurait pu dormir, travailler ...

Lionel Jospin : C'est exactement le genre de choses avec lequel j'aurais rompu. Ce sont des questions d'étiquette. Il y a aussi d'autres pertes de temps, car les responsables pensent souvent qu'ils se sont donnés tellement de mal pour avoir le pouvoir qu'il faut qu'ils puissent le goûter. Je suis assez étranger à cela.

Les Temps Modernes : Qu'est-ce que c'est la jouissance du pouvoir ?

Lionel Jospin : Je vais donner un exemple de la jouissance du pouvoir : c'est l'incroyable attention des hommes de pouvoir aux nominations, c'est le pouvoir sur les hommes.

Les Temps Modernes : La question portait sur votre propre jouissance, si vous en avez une.

Lionel Jospin : Honnêtement, les souvenirs que j'ai du ministère de l'Éducation nationale, c'est le plaisir d'avoir formé, avec mes collaborateurs, du cabinet ou d'ailleurs, avec mon ami, le scientifique Claude Allègre, avec des universitaires, une équipe joyeuse et laborieuse, une équipe sérieuse et qui ne se prenait pas au sérieux. Cela a été le plaisir de voir sortir de terre les Universités du plan « Université 2000 ». Cela n'a jamais été lié pour moi aux signes du pouvoir. Cela m'est étranger.

Puisque l'on parlait du bilan tout à l'heure, quand on a fait le tournant de la rigueur, on a été obligé de le faire. Je n'en éprouve pas de gêne. Mais ce que je n'accepte pas de ce bilan, c'est ce que l'on a fait, alors qu'on n'était pas obligé de le faire. Personne ne nous a obligé à donner la « 5 » à Berlusconi ! Ce n'est pas la contrainte financière, pas les marchés internationaux, pas la politique des patrons, ce sont des choses que nous avons décidées nous-mêmes, et c'est de cela dont j'ai le regret, même si ce n'est pas toujours moi qui l'ai décidé.

Il y a la contrainte et il y a ce que l'on consent soi-même, ce que l'on est obligé de faire et ce qu'on renie de ses principes, librement. C'est avec cela que je suis le plus sévère.

Les Temps Modernes : La contrainte, c'est se soumettre au nécessaire ?

Lionel Jospin : On peut aussi évoquer la contrainte par manque d'audace, de courage ou par conformisme ou résignation. Il faut aussi voir concrètement à quel moment nous sommes arrivés au pouvoir. Au moment où la croissance chutait, à un moment où la Grande-Bretagne avait un gouvernement hyper conservateur, où aux États-Unis, c'était la révolution reaganienne. L'Allemagne est passée à droite tout de suite. Même si Kohl était plus ouvert, c'était quand même un conservateur. La situation était très difficile.

Les Temps Modernes : Un économiste disait quelque chose de très intéressant : même à croissance faible, un pays comme la France ou d'autres restent des pays riches parce que même si on ne progresse que de 2 %, sur dix ans, cela fait beaucoup.

Il y a eu le rejet de la peine capitale, est-ce un regret pour vous le fait qu'il n'y ait pas eu de décision sur le vote des immigrés aux élections municipales ?

Lionel Jospin : Non, ce n'est pas un regret et je l'ai, à un moment, très clairement dit : ou on le fait, ou on cesse d'en parler.

Non, je ne le regrette pas. Il aurait fallu le faire tout de suite, quand on était encore dans la phase ascendante. Après on n'a pas su, ni voulu l'assumer. Donc, compte tenu d'une certaine tendance de l'opinion, je préfère que l'on n'en parle pas ... pour rien. C'est pour cela que je n'ai pas repris cette idée dans ma campagne présidentielle.

Sur le fond, je pense que cela serait plutôt positif, utile. Ce n'est donc pas que je sois hostile à l'idée, mais cela nous amène à d'autres sujets : l'accusation du laxisme des socialistes par rapport à la droite, par exemple. Il n'est donc pas nécessaire de mettre cela en avant actuellement.

Les Temps Modernes : Cela dit, il est vrai que c'est très lié, y compris à la politique internationale d'une certaine façon, car cela veut dire aussi que par rapport aux pays du Sud, on entretient un autre rapport, on confère une partie de citoyenneté à des gens qui viennent souvent de pays du Sud, cela renvoie aussi aux problèmes des banlieues. Il semble que si cette mesure avait été prise, le problème des banlieues ne se poserait pas de la même façon.

Lionel Jospin : C'est possible, encore qu'un certain nombre de questions qui pèsent lourdement, du type chômage, conditions de vie, misère existeraient quand même. Je ne crois pas simplement que ce soit par la symbolique de l'intégration partielle d'un vote citoyen qu'on conjurerait ces problèmes.

Les Temps Modernes : On est en train de dire qu'il faut réinvestir dans les banlieues de l'associatif, dans le fond, ce problème serait déjà résolu s'il y avait une forme de citoyenneté.

Nous voudrions revenir sur un autre point : vous avez dit que la grandeur de la France, c'est l'universalisme, il y a par ailleurs la mondialisation qui est un universalisme se mettant en place. L'universalisme de la France risque de paraître un peu illusoire par rapport à cet universel réalisé qu'est la mondialisation.

Une des réactions importantes à la mondialisation est le nationalisme sous différentes formes. En France, il traverse la droite et la gauche, Chevènement et Séguin par exemple, c'est ce qui rend urgent le problème de l'Europe, c'est-à-dire peut-on échapper à cette alternative, mondialisation d'un côté, donc ressentie comme une contrainte et repli national ?

Lionel Jospin : L'on ferait une faute en laissant le thème de la nation, de l'identité, – ce qui n'est pas tout à fait la même chose parce qu'il peut y avoir différents types d'identité, y compris dans une communauté nationale –, soit à des éléments minoritaires de la gauche ou de la droite, soit plus encore à l'extrême droite. Des partis comme le nôtre, un grand parti démocratique comme le PS, un parti de gauche, le parti qui peut être au pouvoir, doivent traiter et intégrer ces problèmes. C'est une des raisons pour lesquelles le premier débat que nous avons lancé parmi nous, de façon systématique et globale, avec des votes à son terme, c'est celui de la Mondialisation, Europe, France.

La mondialisation est un fait, et je ne crois pas que la briser par des cloisonnements protectionnistes serait un mouvement positif. D'ailleurs, les phénomènes de mondialisation allant vers un universel de la planète sont quand même antérieurs. On peut dire que Lénine, ou Rosa Luxembourg ou d'autres ont mis en lumière des phénomènes de mondialisation, mais c'est vrai que cela va plus loin maintenant. Cela n'a pas 'que des aspects négatifs. Cela ne veut pas dire qu'on l'accepte tel qu'il est. Mais cette volonté de régulation internationale n'existe pas beaucoup, actuellement, que ce soit celle des mouvements de capitaux, des échanges, ou d'autres formes de régulation. Il y a aussi des phénomènes d'uniformisation culturelle et d'abaissement qui font peur.

Il faut être capable de clarifier, notamment pour les Français, ce qui relève du champ mondial, du champ européen et ce qui continue à relever du champ national. Je ne pense pas qu'il faille utiliser l'Europe, et encore moins le monde, comme le prétexte à l'impuissance des politiques. Les responsables politiques doivent être capables de dire ce qu'ils revendiquent comme étant de leurs possibilités d'action au plan national, et donc de leur responsabilité.

Je ne pense pas que le repli national soit la réponse à la mondialisation. Je ne crois pas que la France puisse, pour peu qu'elle veuille couper avec la réalité européenne et orienter différemment son attitude à venir, se définir comme une sorte de Japon de l'Europe. Il faut poser correctement les termes de la régulation, dire quel type d'Europe l'on souhaite. Et dans cette démarche d'une Europe puissance et d'une Europe espace de civilisation, dire ce qui relève de l'État nation, d'une certaine identité française, d'éléments maintenus de cette identité, que ce soient les services publics, un système de protection sociale, un certain rapport à l'école, la laïcité, bref toute une série d'éléments constitutifs de ce qu'est la France et que l'on doit défendre face à l'Europe ou, je l'espère, avec elle.

Les Temps Modernes : Cela implique-t-il une Europe politique ?

Lionel Jospin : Cela implique une Europe politique, mais celle-ci ne doit pas être le substitut d'une politique économique et sociale inchangée. Je ne suis pas prêt à faire un raisonnement du type : on supporte la monnaie unique, on supporte les critères de Maastricht et ensuite des politiques déflationnistes qui ne mettent pas l'emploi au coeur de notre projet, parce qu'au moins on va avoir une Europe politique.

Il faut poser clairement les questions économiques et sociales, et par ailleurs il faut poser la dimension politique de l'Europe. Poser la question d'une Europe politique, c'est aussi poser la question de la démocratie en Europe et du contrôle démocratique. Si c'est pour faire une Europe politique où l'on délègue à des autorités qui ne fonctionnent plus dans le cadre des règles démocratiques, telles qu'on les a construites historiquement, c'est-à-dire des gens élus et des gens contrôlés, ce n'est pas la peine. Les commissaires ne sont pas élus, ils sont nommés par leur gouvernement et ils sont très partiellement contrôlés. On ne peut pas dire que la commission soit un exécutif véritablement contrôlé par un parlement qui serait le Parlement européen. Il va falloir aborder ces questions. L'intérêt du débouché politique, c'est qu'il pose le problème de la transparence, de la répartition claire des compétences, et de la démocratie : élection et contrôle.

Les Temps Modernes : D'autant plus par rapport au problème de la monnaie unique, car on sait bien que la monnaie a toujours été un apanage politique. Or, actuellement, dans le débat tel qu'il est posé, on se pose la question « est-ce intéressant économiquement ou non ? » Or, c'est un problème éminemment politique de frapper la monnaie, c'est le privilège de l'État. Si on parle de monnaie européenne, cela veut dire qu'il faut une structure politique, sinon ce serait une absence de régulation.

Lionel Jospin : Si c'est le seul instrument supra national, et qu'il est géré par une instance nommée, la Banque européenne, non contrôlée politiquement et dont on peut penser, à voir les interventions évoqués tout à l'heure de deux de ses représentants les plus brillants, que l'idéologie va être proche de l'idéologie des marchés, effectivement, on glisse sur la mauvaise pente. La monnaie unique va nous obliger à poser ces questions, ou alors, on va aller vers une Europe qui sera récusée par les peuples, par ses citoyens. Mais ce n'est pas parce qu'elle va permettre de poser des questions politiques qu'à mon sens la monnaie unique est justifiée ou non. Elle est davantage justifiée car elle permet de mieux poser le problème de la puissance monétaire allemande, d'échapper en partie à la spéculation sur les monnaies internes à l'Union, et peut-être de commencer à poser les termes de la reconstruction d'un système monétaire international.

Les Temps Modernes : Est-ce que cela a été une décision difficile pour vous de devenir premier secrétaire du parti socialiste après l'élection présidentielle ?

Lionel Jospin : Psychologiquement, oui, politiquement non. Psychologiquement, oui, car je considérais que j'avais beaucoup donné dans cette responsabilité entre 1981 et 1988. Je n'avais pas envie forcément de me retrouver dans ces murs et dans ce bureau où j'avais été pendant sept ans, et parce que c'est vrai, lors d'une campagne présidentielle, vous êtes, à travers un épisode très concentré, plongé dans une dramaturgie, une passion, une énergie formidable. Lorsque vous avez la chance – même si vous êtes battu – de recueillir 14 millions de voix, vous disposez, provisoirement, d'un statut très agréable. Alors se dire : « je redeviens le premier secrétaire du PS » ... De nombreuses personnes du comité de soutien aux présidentielles me disaient : « Tu ne vas pas retourner au PS, tu nous appartiens, tu es autre chose, tu dépasses ce cadre ». Mais quand je l'ai fait, aucune n'a récusé ma décision.

Psychologiquement, ce n'était donc pas très évident. Politiquement, assez vite et notamment à partir du moment où Henri Emmanuelli l'a lui-même suggéré, c'est apparu un peu à tout le monde à la fois, à ceux qui le voulaient, à ceux qui l'acceptaient rationnellement et aussi à ceux qui s'y résignaient, comme relativement logique.

Les Temps Modernes : Et politiquement juste.

Lionel Jospin : Politiquement juste, oui, et c'est pourquoi, psychologiquement, une fois que cela a été fait, je l'ai bien supporté. Je n'ai pas l'impression que c'est le même bureau ni tout à fait la même fonction. Je fais cela dans des conditions tellement différentes que, globalement, c'est autre chose.

En fait, j'essaie de promouvoir une conception relativement peu classique mais normale de la démocratie. Je crois qu'il faut qu'il existe des grandes forces politiques, elles peuvent être décriées, elles peuvent avoir à se renouveler, mais je ne suis pas pour inventer autre chose, car je ne sais pas ce que peut être cette autre chose. Les autres choses doivent venir en plus des partis, non à leur place.

Si ce sont des clubs, on en connaît l'intérêt, la vertu, les limites. Il y a les groupes de pensée, les revues, mais ils ne vont pas prendre le pouvoir. Si cela ne passe pas par des forces politiques, les gens interviennent autrement : dans la rue, par la grève, la manifestation, l'expression, la création culturelle, cela est bien. Mais s'il n'y a pas de formations politiques, alors ce sont les groupes d'intérêt, on le sait, qui s'imposent. Et je ne veux pas cela.

Finalement, l'idée, c'était de faire revivre un parti socialiste un peu correct, sans l'idéaliser, donc je m'y suis retrouvé.

Les Temps Modernes : Qu'ont été « Les Temps Modernes » pour vous ?

Lionel Jospin : Cela a été la première revue que j'ai lue quand j'étais en hypokhâgne, c'est-à-dire quand, venant de province, je suis arrivé dans un lycée parisien, en 1955-1956, au moment de la guerre d'Algérie, au moment de l'insurrection de Budapest, de l'expédition de Suez. C'est étrange, car moi qui étais un petit provincial, – on disait province quand on habitait en Seine-et-Marne, maintenant cela n'a plus de sens –, je suis arrivé, de gauche, ignorant des réalités bourgeoises, fils d'un directeur d'une école pour cas sociaux dans l'Éducation nationale et d'une mère sage-femme, au Lycée Janson de Sailly. Mon père ne voulait pas que je fasse ma philosophie à Meaux parce que le professeur de philosophie s'arrêtait à Kant. Il avait gardé un souvenir exceptionnel de la philosophie et il m'avait dit qu'il fallait que j'aille la faire dans un grand lycée parisien, et c'est tout ce que l'on avait trouvé en internat. Je me suis retrouvé à Janson de Sailly, dans ce lycée qui était vraiment l'expression même du lycée de la bourgeoisie parisienne. Les paradoxes de la République ont fait que, dans ce lycée, j'ai eu Maurice Cavaing pour professeur, un des théoriciens de l'époque du Parti communiste, qui va rompre d'ailleurs avec le PC en 1956 sur la Hongrie. Je tombe donc sur un professeur marxiste, qui ne nous fait pas du marxisme en classe, mais qui en fin d'année réunit les élèves qui le souhaitent dans un immense appartement du XVIe, celui du responsable de la cellule communiste du coin, j'imagine, pour une initiation au marxisme, au matérialisme dialectique. Nous nous sommes retrouvés à quatre ou cinq.

L'année d'après, en hypokhâgne, cela a été pour moi l'année des lectures boulimiques. Ce fut aussi un vrai engagement autour de la guerre d'Algérie commençante et la découverte des « Temps Modernes ». Après, la revue va accompagner une partie de ma vie.

Les Temps Modernes : Pourquoi vous a-t-on écarté du gouvernement ?

Lionel Jospin : Il y a eu le changement de Premier ministre et, à ce moment-là, on m'a laissé entendre ...

Les Temps Modernes : Ce n'était pas obligatoire de vous écarter.

Lionel Jospin : Non, ce n'était même pas à mon sens nécessaire ! On ne m'a pas vraiment donné d'explications. Je n'en ai pas demandé. Je ne demande jamais. Je comprends à demi-mot. Et comme ce ne sont pas les ministres qui se nomment eux-mêmes ... Cela a été finalement un avantage et je crois que F. Mitterrand m'a donné ce que je souhaitais : être indépendant.

Les Temps Modernes : Pendant ce ministère, beaucoup de choses ont été menées à bien et il y a des chantiers qui n'ont pas finalement abouti, je pense notamment sans entrer dans la technique, la question des livres scolaires et la modification des premiers cycles universitaires, des choses qui n'ont pas pu aller au bout, j'aimerais que vous repreniez sur la question du compromis.

Tout à l'heure, vous avez dit qu’il fallait savoir concilier, faire des compromis, que c'est une des versions de la démocratie, l'autre version, c'est aussi le conflit et d'assumer une condition qui heurte, comment s'opère ce choix sous la pression constante des groupes d'intérêt, des corporations, des syndicats, mais aussi sous la pression des sondages, quand on est au pouvoir ?

Comment peut-on assumer les conditions d'une position qui ne soit pas la résultante des forces en présence ?

Lionel Jospin : À l'Éducation nationale, contrairement à ce qui est en train de se faire actuellement, on a réalisé de grandes réformes sur la base de compromis. Je pense que Bayrou, c'est le ministère de la parole. Or si on ne met pas les moyens concrets en face de ses déclarations, cela n'a aucun sens.

Pour parler du compromis, les premières confrontations qui vont être les miennes en tant que ministre à l'époque vont se faire sur la revalorisation, c'est-à-dire l'augmentation des salaires des enseignants, primaires, secondaires, supérieurs et je le dis de façon humoristique face aux premiers mouvements : « C'est la première fois que je vois manifester contre des milliards ! ».

C'est un peu paradoxal, mais si vous ne proposez rien, il n'y a pas de manifestation.

Il ne faut pas croire que quand on est ministre, même quand on a quelque chose de positif à donner, l'on est automatiquement bien reçu. Il faut accepter un temps de protestation, de discussion.

Il faut également bouger de sa position initiale. Moi j'ai bougé sur le système que je proposais, car si vous arrivez avec un système, et qu'il est refusé, c'est en bougeant que vous permettrez que les positions ne se figent pas et que les éléments du compromis soient trouvés.

J'ai constaté, notamment sur les statuts, puisqu'à un moment j'avais envisagé un corps de professeurs de collège, sous la pression de la FEN, du SNI, etc., que ce serait une erreur. J'ai reculé sur ce point, et on a donné plus aux instituteurs d'une autre façon. J'ai été obligé de bouger et c'est en changeant de front que j'ai finalement trouvé le compromis.

Ce sont des choses que le Premier Ministre, Alain Juppé, à l'évidence n'a pas comprises. Il ne suffit pas d'octroyer. Il faut que les partenaires en face de vous aient l'impression de conquérir quelque chose.

Bien sûr, à un certain moment, il faut dire aussi pourquoi on ne peut pas aller plus loin.

J'ai eu la chance d'avoir le Président de la République derrière moi, ainsi que Rocard comme Premier ministre et d'avoir été dans une phase où j'avais des choses à donner plutôt que des choses à reprendre, ce qui facilite l'aboutissement des compromis.

Il faut discuter et négocier.

L'autre expérience est celle du mouvement lycéen de 1990. Mais il ne s'est pas fait contre moi. Il est parti de lycées de banlieue où il y a des problèmes d'insécurité, et il s'est fait sur des problèmes qui sont surtout des problèmes de locaux. Or, les locaux dépendent, depuis la décentralisation, des régions pour les lycées, ou des départements pour les collèges. Cela ne s'est donc pas fait contre une réforme Jospin, cela s'est fait pour obtenir plus de moyens.

Le mouvement lycéen monte, monte, monte et je discute avec eux. Pas moyen d'aboutir à un compromis. On monte jusqu'à Rocard, avant qu'il ne parte, en voyage officiel, pour le Japon. Pas moyen d'arriver à un compromis. Cela monte jusqu'à François Mitterrand. Je ne suis pas dans la rencontre. Mais moi, je savais qu'à partir du moment où ils étaient montés tout en haut, ils ne pouvaient plus que redescendre.

Je les ai donc attendus à la redescente : « François Mitterrand vous a dit qu'on allait vous donner quelque chose, venez en discuter ».

J'ai passé 48 heures à discuter avec des jeunes de 16 ou 17 ans, ce n'est pas évident. On a trouvé le compromis, parce que je les ai respectés. Le compromis, c'était quoi ?

Ils ne voulaient rien signer, donc le compromis tel qu'on l'a trouvé, c'était un engagement unilatéral de la part du Ministère mais dont on a négocié chaque terme. On a déterminé un contrat, mais eux n'étaient pas signataires de ce contrat. C'était d'ailleurs, d'une certaine façon, pareil avec les syndicats. Sur la revalorisation, ils n'ont pas signé un accord, parce que ce n'est pas la culture syndicale : ils ont signé un « relevé de conclusions ». Il faut être attentif à la sémantique, au symbolique, donc le choix des termes est très important, et c'est une façon de témoigner du respect à ceux que l'on a en face de soi.

Les Temps Modernes : Il y a une situation possible pour 1998, c'est que Jacques Chirac, toujours Président de la République, vous nomme ou nomme un socialiste Premier ministre, parce que la majorité peut perdre les élections. Or, 1998, c'est aussi une échéance importante pour la Nouvelle-Calédonie, et à ce moment-là, le Premier ministre socialiste ou de gauche risque de se trouver en désaccord total avec Jacques Chirac dont on connaît les positions de soutien au RPCR, etc.

Est-ce que c'est une situation sur laquelle le parti socialiste a d'ores et déjà une position, ou bien est-ce dans son programme de réflexion ?

Lionel Jospin : Il n'est interdit à personne de tirer des leçons des événements, de sa propre histoire, de son propre comportement. S'il y a des domaines dans lesquels on s'est plutôt inspiré de choix historiques faits par la droite, je pense à la dissuasion nucléaire, il y a quand même des domaines où les leaders de droite auraient intérêt à s'inspirer des démarches conduites par la gauche. Je pense que Jacques Chirac aura l'intelligence de ne pas refaire du Pons en Nouvelles Calédonie ! Et là, c'est un compliment clair qu'il faut adresser à Rocard et à ceux qui ont travaillé avec lui, Christian Blanc et d'autres. Ils ont sauvé une situation dramatique.

J'ai reçu le nouveau Premier Secrétaire du FLNKS il y a deux mois. Nous avons discuté de cela. J'étais inquiet parce que le gouvernement Balladur n'avait pas discuté, et je craignais qu'ils ne préparent pas 1998.

J'ai l'impression que les discussions ont commencée. À mon avis, il faut bâtir un compromis là-bas, sous l'égide de la République. Pour le moment, ils en sont sans doute encore écartés par leur position de départ, mais la seule voie est que les forces politiques édifient ensemble la solution qui sera soumise au vote. Si ce n'est pas le cas, s'il y a des termes différents, on verra bien quelle sera la réponse. C'est en tout cas l'esprit dans lequel il faut travailler. J'espère que le Président de la République a cela en tête.

Si nous nous retrouvions au gouvernement, et que ce problème n'était pas alors réglé dans le sens que j'indique, nous reviendrions à la sagesse, mais ce serait évidemment alors dans un contexte plus difficile.