Interviews de M. Michel Rocard, député européen et membre du bureau national du PS, dans "Le Journal du dimanche" du 18 et dans "Les Échos" du 20 mai 1997, sur le rôle de l’État ("L’État marchand"), les privatisations et la réduction du temps de travail.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives anticipées des 25 mai et 1er juin 1997

Média : Energies News - Les Echos - Le Journal du Dimanche - Les Echos

Texte intégral

Date : 18 mai 1997
Source : Le Journal du Dimanche

Le Journal du Dimanche : Qu’avez-vous appris pendant cette campagne ?

Michel Rocard : J’ai d’abord appris qu’une coalition toute entière pouvait se déconsidérer et ça c’est, quand même, une surprise. Si je prends le mot intolérable de M. Juppé « Je souhaite une campagne brutale » - qui est la négation même de la démocratie et de l’idée qu’une campagne doit servir à s’écouter un peu et pas seulement à prêcher. Le ridicule de ce faux-programme en cinq pages auquel personne ne s’intéresse, qui a disparu et dont on ne parle plus. L’audace extrême avec laquelle la droite parle de la promotion de la femme dans la vie publique et puis le jour où nous annonçons 30 % de femmes candidates, eux n’en affichent que 8 %... J’ai rarement vu ça ! Là, j’ai appris ! Pour le reste, je n’ai pas fait beaucoup d’apprentissage intellectuel dans cette campagne.

Le Journal du Dimanche : La droite a du mal à prononcer le mot « libéralisme », la gauche n’a-t-elle pas autant de mal avec le mot « socialisme » ?

Michel Rocard : Non. Je l’emploie souvent, je n’ai pas mon drapeau dans ma poche. Mais il est vrai que nous en avons progressivement changé le contenu dans des conditions qui ne sont pas encore perceptibles à tout le monde. Longtemps ce mot été synonyme d’économie administrée. Or celle-ci n’a jamais marché nulle part. Pendant très longtemps le mouvement socialiste est resté attaché à l’idée que ses objectifs seraient atteints grâce à une économie administrée : puisque les patrons sont méchants, pensait-on, on va mettre des fonctionnaires à la place. Or, il n’a jamais été démontré que les fonctionnaires étaient moins méchants !

Je constate néanmoins, qu’au regard du monde entier la France est le pays qui s’est le moins mal débrouillé avec l’économie administrée car nos rois et nos empereurs, la République à son tour, l’ont doté d’école d’ingénieurs de l’État. Ainsi il est des fonctionnaires de l’État dont le métier est de produire. Voyez le TGV, la fusée Ariane, le Concorde, le nucléaire civil, l’airbus, EDF.

Mais il reste qu’il faut apprendre la mutation : comment l’État peut préserver ses objectifs d’équité, de moralité de la vie publique, de garantie que certains services gratuits restent assurés à tout le monde : éducation, santé… ?

Comment faire que la puissance publique préserve tout ça, en contrôlant le marché sans en paralyser le fonctionnement ? Il n’y a d’économie que compétitive donc marchande, l’État marchand c’est très nouveau, c’est ce que nous voulons.

Nous nous battons contre tous ceux qui ont dans la tête : moins il y a d’État, mieux on se porte. C’est une définition du libéralisme. Quant au socialisme, autrefois, cela voulait dire nationalisation. Aujourd’hui cela veut dire que l’État régule le marché dans le sens de l’intérêt général.

Le Journal du Dimanche : Vous dites que les Français n’ont pas perçu l’évolution des socialistes, mais c’est difficile pour eux puisque vous faites toujours alliance avec les communistes…

Michel Rocard : Cette perception s’est faite progressivement. Quant aux communistes, ils sont dans le même moule. Je rappelle qu’ils sont venus deux fois au pouvoir en France, de 1945 à 46 sous le général de Gaulle et la deuxième fois de 1981 à 84. La France est restée debout et a même continué à recevoir des investissements étrangers. Or, à l’époque, le PCF était adossé à une puissance soviétique puissamment armée militairement. Rien de tel n’existe plus. Le PCF, pour des raisons historiques, maintient un vocabulaire, un type d’analyse et une forme de nationalisme.

Le Journal du Dimanche : Votre alliance avec le PCF n’écorne-t-elle pas l’image du PS ?

Michel Rocard : La France est le seul pays d’Europe qui a un scrutin à deux tours. Donc cela ouvre la possibilité qui n’existe nulle par ailleurs, d’alliances purement électorales tactiques. Cela s’appelle la discipline républicaine et n’implique pas de contrainte programmatique. La démocratie c’est le contrôle de la minorité mais c’est aussi la majorité choisie qui gouverne. Dans la gauche, nous allons être la majorité.

Le Journal du Dimanche : Mais le PS n’a pas les moyens d’être majoritaire tout seul et le PC semble en jouer.

Michel Rocard : Le PCF doit choisir entre trois hypothèses ? Il se dit :
    1. On négocie avec un PS, plus fort que nous, un accord dans lequel il faudra qu’on avale des couleuvres et au nom de cela nous entrons au Gouvernement.
    2. Il n’est pas question de céder notamment sur l’Europe à ces réactionnaires de socialistes, donc nous ne voulons pas d’accord mais nous allons soutenir sans participation pendant un certain temps.
    3. Comme on ne veut pas de cela, on les censure tout de suite car on préfère la droite au pouvoir. C’est le problème du PC !

Le Journal du Dimanche : On n’a pas beaucoup parlé de Mitterrand dans cette campagne et pourtant il est l’un des pères de l’euro…

Michel Rocard : Une campagne électorale ce n’est pas une commémoration !

Le Journal du Dimanche : N’y a-t-il pas un déficit ?

Michel Rocard : Non ce n’est pas en ces termes que cela se pose. Nous avons deux choses à faire à la fois. Affirmer que nous continuons à participer à la construction européenne dont la prochaine étape importante est la mise en place de la monnaie unique, l’euro. Et contribuer à infléchir cette Europe vers une plus grande prise de conscience et une plus grande responsabilité dans le champ social. Démarche facilité par la victoire de Tony Blair. Les conditions que nous mettons au passage à l’euro répondent à cette nécessité. D’aucuns pensent que pour nous c’est ça ou rien et qu’on est prêt à casser la machine si ces conditions ne sont pas remplies. C’est profondément faux car le traité de Maastricht est non-renégociable. En revanche, il s’agit de négocier les deux traités qui viennent. Celui qui ratifiera les conclusions institutionnelles de la conférence intergouvernementale et celui qui créera l’euro. C’est là-dessus que nous insistons.

Le Journal du Dimanche : Comment jugez-vous la situation économique ?

Michel Rocard : Depuis 15 ans en France la part des salaires dans le produit national a diminué de 10 %, nous avons chez nous 3,5 millions de chômeurs, plus 4 millions de précaires, c’est-à-dire des gens dont le revenu est inférieur à la moitié du salaire moyen national, soit moins de 4 500 francs. L’écart de revenus entre les 10 % les plus à l’aise et les 10 % les moins payés a augmenté de moitié depuis 15 ans. Aux États-Unis c’est bien pire, cet écart a doublé pour la même période. Et s’ils ont moins de chômeurs, ils ont cinq précaires pour un chômeur et nous un. En Europe et en Amérique du Nord, il y a environ 25 à 30 % de citoyens en situation précaire. C’est socialement dangereux.

En plus, nous n’avons pas assez de croissance car nous n’avons pas assez de demande et quand 30 % de la population est hors du coup, vous n’en pouvez plus.

Le commandement dans le capitalisme a changé, il est passé de l’industrie à la finance, des producteurs aux profiteurs. La précédente phase où l’on voyait les choses évoluer comme ça c’est 1900-1914. Coût : deux guerres mondiales. Il est évident que ça recommence. Comment faire pour que l’autorité publique régulatrice retrouve son rôle, corrige la distribution des revenus pour qu’il y ait toujours de la demande et que soient évitées des tensions telles qu’elles finissent en guerre.

Le Journal du Dimanche : Peut-on résoudre le problème du chômage par la réduction du temps de travail ?

Michel Rocard : Notre idée centrale c’est l’incitation à une baisse puissante de la durée du travail grâce à une modulation des cotisations sociales qui affecte automatiquement à l’entreprise une baisse de charges indexée sur la baisse de la durée. Du coup elle reçoit l’argent économisé parce qu’on a moins d’allocations chômage à payer ce qui lui permet de préserver les salaires.

Le Journal du Dimanche : En cas de victoire de la gauche, le président doit-il appeler Lionel Jospin comme Premier ministre ou peut-il choisir quelqu’un d’autre ?

Michel Rocard : C’est automatiquement Lionel Jospin qui est le premier consulté par le président de la République et qui est institutionnellement le premier candidat à cette fonction. Après il se débrouille…

Le Journal du Dimanche : Et pourquoi pas vous ?

Michel Rocard : C’est hautement improbable. Je ne suis plus en situation institutionnelle de commandement. Je n’y aspire point. Le fait d’être fournisseur d’idées, d’avoir assez de temps pour réfléchir, ce qui n’est pas le cas dans un appareil politique, me satisfait pleinement. Ce mécanisme anti-chômage, c’est deux ans de travail. Si ça peut servir je suis assez fier. C’est une vraie fonction qui me suffit pour l’instant sauf si on me demande autre chose.

Le Journal du Dimanche : En cas de victoire de la droite le Président pourrait appeler à Matignon une personnalité qui vient du monde de l’entreprise. On parle votre ami Christian Blanc, le patron d’Air France.

Michel Rocard : Ça prouve en tout cas qu’il a assez de talent pour être respecté par tout le monde. Car personne ne doute de ses convictions de gauche.


Date : 20 mai 1997
Source : Les Échos

Les Échos : Au fil des semaines, les programmes de la majorité et du Parti socialiste se sont un peu rapprochés, le PS introduisant dans le sien une forte dose de « réalisme économique ». Est-ce cela un Parti « moderne » ?

Michel Rocard : Jamais dans son histoire, le Parti socialiste n’avait présenté un programme aussi adapté à la réalité contemporaine. Nos homologues suédois l’avaient fait en 1932, les Allemands en 1959 et les Espagnols en 1979. Et jamais, depuis, on ne pense à eux en termes d’« archaïsme ». Certes, nous avons mis quinze ans à faire la même évolution. Mais aujourd’hui nous cessons de penser que c’est l’État qui transforme la société ; c’est le compromis social qui doit être moteur.

Les Échos : Comparés à la majorité, les socialistes paraissent pourtant davantage partisans d’une économie plus administrée.

Michel Rocard : Non, trois fois non. Nous privilégions la fonction régulatrice de l’État, mais dans des conditions techniquement adaptées au marché. Ce qu’il nous faut inventer, c’est l’État marchand. C’est-à-dire le défenseur de l’intérêt général agissant sur le marché pour l’orienter et pas pour le bloquer.

Les Échos : Qu’entendez-vous par là ?

Michel Rocard : Un État marchand, c’est un État qui réduit les inégalités et qui garantit les services publics, mais avec des techniques de régulation qui sont totalement compatibles avec le marché. C’est un Etat qui travaille avec des signaux de marché. Notre économie pâtit du fait que deux mondes différents, le monde du marché et le monde régalien, ne s’interpénètrent pas. Le premier travaille dans son coin. Le second ne sait qu’édicter des contraintes, organiser les raretés et mettre partout de la police économique, sans vois si c’est compatible avec les exigences du marché.

C’est toute une philosophie que nous prônons ; en bref, la réconciliation de l’État régulateur et de ses responsabilités d’ordre public et d’équité, avec la performance d’une économie compétitive.

Les Échos : Concrètement, quelles sont les conséquences de cette philosophie sur les privatisations ?

Michel Rocard : Nous ne pouvons pas tout décider avant d’être au pouvoir. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut abolir la loi de 1993 qui oblige tous les Gouvernement à privatiser. Nous ne voulons plus d’obligation en la matière. À partir de là, nous devons être pragmatiques, ce qui est toujours difficile en campagne électorale. Nous ne voulons pas décréter, en effet, l’arrêt de toute privatisation. Certains règlements européens nous obligent à continuer ; nous les avons votés et nous les respecterons.

Au fond, l’État fait trop de choses, au risque de mal les faire. Par exemple, l’État n’est pas du tout fait pour produire. Sa logique est d’administrer, d’assurer à tous un égal service, de garantir la transparence, d’édicter des décisions incontestables. Tout cela suppose des délais et de la concertation. C’est donc le contraire des actes de commerce qui supposent d’être secrets jusqu’aux décisions finales, d’être rapides et d’être naturellement partiaux. Enfin, je pense que le budget de l’État est déjà assez sollicité par ses fonctions essentielles pour l’être en outre pour renflouer le capital d’une entreprise. Sur cette question, il ne faut donc pas de religion. C’est d’ailleurs moi qui au changé le statut de Renault et qui ai jeté les bases de la transformation de France Télécom.

Les Échos : Oui, donc, aux privatisations ?

Michel Rocard : Attention. Il ne faut pas pour autant oublier que nous sommes entrés dans une phase de cruauté sociale croissante. À Londres, par exemple, il y a des rues où le service d’eau ne va même plus, puisque ce n’est plus rentable. L’État marchand, c’est cela : la régulation du marché au service de l’intérêt général. L’État doit garantir trois fonctions majeures : l’égal accès des services pour tous les citoyens, l’aménagement du territoire, et les intérêts stratégiques du pays (garantir, par exemple, l’autosuffisance énergétique ou alimentaire). Nous ne sommes donc pas contre le principe des privatisations, dans la mesure où tous ces critères sont pris en compte. Si nous nous rendons compte qu’une entreprise privée ne peut pas respecter ces critères, alors je pense qu’il vaut mieux qu’elle soit publique.

Les Échos : Dans ces conditions, quel sort réservez-vous à France Télécom et à Air France ?

Michel Rocard : Si nous emportons la victoire, il nous faut quatre mois pour faire un inventaire de ce qu’on peut faire pour France Télécom ; et voir comment respecter ces critères.

Pour Air France, nous avons la quasi-obligation, au niveau européen, de faire aboutir la privatisation. Ce n’est pas grave sur le fond. Sauf qu’il est très important en matière d’aménagement du territoire d’assurer la gestion des lignes intérieures. Je serai donc partisan soit de rouvrir une négociation, soit, si la privatisation d’Air France a lieu, que l’État rachète éventuellement une compagnie pour assurer cette fonction d’aménagement du territoire. Mais ce serait un pis-aller.

Les Échos : Vous mettez l’accent sur la crédibilité de votre programme, mais est-ce crédible d’affirmer que vous libérez les initiatives, tout en faisant assumer aux entreprises la part la plus lourde de votre programme pour l’emploi ?

Michel Rocard : Ce n’est pas vrai. Tout d’abord, lutter contre la pauvreté est un impératif absolu. La pauvreté ne touche pas seulement les chômeurs mais aussi tous ceux qui n’ont même pas la moitié du salaire moyen pour vivre. Soit au total 30 % de notre population active. Étonnez-vous après que nous n’ayons pas assez de croissance ! Redonner de l’ait à ces 30 % regonflera aussitôt la demande et poussera la croissance.

Or, pourquoi avons-nous tant de pauvres et de chômeurs ? Parce que le phénomène continu de réduction du temps de travail engagé à la fin du XIXe siècle s’est soudainement bloqué au début des années 80. Keynes disait qu’à la fin du siècle on travaillerait quinze heures par semaine. C’est parce que nous n’avons pas su accompagner ce mouvement que nous avons aujourd’hui tant de demandeurs d’emploi. La deuxième question légitime est : peut-on réduire le temps de travail sans baisser les salaires ? Historiquement, la réponse est oui. En 1830, chacun travaillait 4 000 heures par an, en 1900, 3 000 heures, aujourd’hui nous sommes à 1 600 heures. Entre-temps, les salaires ont été multipliés par huit depuis le début du siècle. Reste à savoir donc qui paye. Pas les salariés : ce serait moralement inconvenant, lorsque l’on sait que le salaire moyen est inférieur à 10 000 francs, et économiquement suicidaire parce que nous manquons de pouvoir d’achat pour stimuler la demande. Les entreprises, alors ? Il n’en est pas question. Quant aux déficits publics, nous ne pouvons pas nous permettre de les creuser.

Les Échos : Alors ?

Michel Rocard : Alors, nous avons mis au point un dispositif nouveau, un outil dont pourront se servir les entreprises pour réduire le temps de travail sans coût. Nous dépensons aujourd’hui 400 milliards de francs en allocations chômage, pertes de cotisations, formations de chômeurs et préretraites. Mathématiquement, c’est logique : si on avait moins de chômeurs, nous dépenserions moins pour eux. Il suffit donc de trouver le mécanisme économique pour résoudre cette équation.

Ce que nous proposons, c’est de moduler les charges sociales payées par les entreprises, en fonction de la durée du travail qu’elles pratiquent. Je ne vois pas pourquoi, il y aurait différentes tranches pour l’impôt sur le revenu, sans que l’on puisse en faire autant pour les cotisations sociales. Nous avons donc fixé un seuil théorique à 30 heures de durée hebdomadaire. Si nous arrivons demain au pouvoir, les taux de cotisations sociales seront divisés par à peu près deux pour les trente premières heures de travail de chacun, et les heures au-delà de la trentième auront ces cotisations multipliées par 2,6 ou 2,7. Donc dès qu’une entreprise baissera sa durée du travail, les cotisations qu’elle paie baisseront plus que proportionnellement. C’est cela qui lui permettra de préserver les payes.

La France peut être l’entraîneur majeur en Europe.
 
Les Échos : N’est-ce pas antinomique avec votre volonté de simplifier les démarches administratives des entreprises ?

Non, ce dispositif sera simple. Il suffira d’une ligne d’ordinateur.

Les Échos : Vous apparaissez seul à défendre ce dispositif, car le programme du PS met l’accent sur le redéploiement des aides à l’emploi…

Michel Rocard : Parce que cela aurait été trop long à expliquer dans un programme. Mais il s’agit bien en effet d’un redéploiement des aides à l’emploi. C’est la modalité d’application du programme. Et vous voyez bien que toute entreprise y aura intérêt. Contrairement à 1982, où nous avions fait l’erreur d’imposer de façon unilatérale la réduction du temps de travail, les entreprises, avec ce dispositif, vont le négocier et se l’approprier.

Les Échos : Pourquoi alors avoir prévu de généraliser la durée du travail à 35 heures dans trois ans ?

Parce qu’il faut bien une voiture-balai, puisqu’il faut y pousser tout le monde. Mais cela laisse le temps nécessaire aux entreprises de s’adapter.

Les Échos : Combien d’emplois cela va-t-il créer ?

Michel Rocard : Entre 500 000 et 800 000 sur les deux premières années. Le plein-emploi se trouve, selon moi, à 31 heures par semaine en moyenne.

Les Échos : Au-delà de ce raisonnement arithmétique, il faut compter avec les réserves de gains de productivité des entreprises…

Michel Rocard : Peut-être, mais je suis sidéré par les résultats de la loi Robien. Et pourtant, c’est une loi insuffisante puisqu’elle met une épée de Damoclès au-dessus de la tête des entreprises qui ne bénéficieront des aides que pendant sept ans.

Les Échos : Selon vous, la réduction du temps de travail est donc la mesure la plus importante pour réduire le chômage ? Qu’en est-il alors du programme du PS d’embauche de 700 000 jeunes ?

Michel Rocard : C’est vrai, tout réside dans cette réduction du temps de travail. Mais avec les 700 000 jeunes nous avons voulu lancer un appel à la jeunesse.

Les Échos : Pour financer 350 000 embauches dans le privé, Lionel Jospin parle d’un prélèvement sur les entreprises, de 0,5 % de leur masse salariale.

Michel Rocard : J’espère que ce prélèvement ne sera pas nécessaire. Tout dépend de la croissance. Si elle reste inférieure à 2 à 2,5 %, il est probable qu’on devra l’instituer. La victoire de Tony Blair en Grande-Bretagne nous permet d’espérer un regain d’expansion, avec la mise en chantier attendue des grands travaux prévus dans le Livre Blanc de Jacques Delors

Les Échos : Lionel Jospin veut aussi généraliser les préretraites après quarante ans de cotisations. Est-ce une bonne mesure ?

Michel Rocard : Baisser l’âge de la retraite serait pure folie pour le financement futur de nos retraites. Au contraire, il faut allonger la vie active. C’est d’ailleurs pour que les Français puissent le tolérer, qu’il faut en même temps réduire la durée de travail hebdomadaire. Pourquoi tout le monde veut-il partir en préretraite aujourd’hui ? Pour des raisons de sécurité : les gens ont peur du chômage. Le vrai déclic dont la France a besoin, c’est de supprimer l’angoisse du chômage.

Les Échos : La voix de la France vous paraît-elle assez forte auprès de nos partenaires européens ?

Michel Rocard : Elle pourrait l’être, elle peut le redevenir. La France pèse peu quand elle est arrogante, prêche pour son seul compte et défend ses thèses sans se soucier de savoir si d’autres les partagent. Nous payons encore la perte de confiance liée aux essais nucléaires que tous nos partenaires ont désapprouvés.

Mais quand elle écoute les autres, élabore des propositions en commun, accepte une discipline collective, la France pèse beaucoup. Son réseau de relations mondiales est sans égal. Sa puissance militaire est la première d’Europe, son rôle au Conseil de sécurité des Nations unies renforce son poids. Elle peut être l’entraîneur majeur en Europe.

Les Échos : Comment se situe la gauche française par rapport à la gauche des divers pays d’Europe ?

Michel Rocard : Elle reste fragile, en raison de son histoire. Partout sauf en France, les partis socialistes ont été fondés par de grands militants de la liberté et du pluralisme. Les partis socialistes européens ont toujours marché sur deux pieds : la lutte contre les injustices sociales et la construction de la démocratie (liberté de la presse, de pensée…).

Or le Parti socialiste français s’est constitué plus tardivement, alors que la construction démocratique s’était faite, ne laissant à ses leaders que la légitimité du combat social, mais les privant de celle du combat démocratique. Contrairement à ses voisins européens, le PS a connu une quasi-mort quatre fois dans ce siècle. En 1920, sa majorité est partie fonder le Parti communiste. En 1940, les trois quarts des parlementaires ont voté les pleins pouvoirs à Pétain. Il y a eu ensuite la guerre d’Algérie avec l’abandon de la promesse de faire la paix, les tortures… Quatrième coma prolongé enfin : le désastre de 1993, où les 5/6es du groupe parlementaire socialiste n’ont pas été réélus. Ce n’est donc pas étonnant que le PS français soit plus fragile que les autres, plus dépendant de son corps d’élus et plus attaché aussi parfois à un parler traditionnel comme l’ont illustré les débats sur les nationalisations. Mais il est indéniable aussi que nous avons beaucoup changé et progressé ces dernières années…