Texte intégral
François Bayrou : Sans vouloir m’attarder sur la biographie de Xavier Emmanuelli, je préciserai néanmoins qu’il a été médecin anesthésiste-réanimateur, puis cofondateur de Médecins sans Frontières, avant de décider cette médecine sans frontières devait en premier lieu s’exercer chez nous tant il est difficile de franchir la frontière qui nous sépare des plus pauvres ! A ce titre, il a été les fondateurs des SAMU sociaux et c’est en cette qualité qu’il lui a été donné de rencontrer le président de la République et de devenir, aujourd’hui, ministre du gouvernement. A cette présentation biographique très sommaire je voudrais ajouter, plus simplement, que Xavier Emmanuelli est l’un des membres du gouvernement pour lequel j’ai la plus grande affection parce qu’il est toujours extrêmement intéressant de deviner quel est l’homme qui se cache derrière la fonction, et de découvrir une humanité, une sensibilité, une émotion, une pudeur, parfois une tendresse, bref, tout ce qui fait une personnalité.
Xavier Emmanuelli : Je me réjouis que le thème de mon intervention ait été retenu puisqu’il s’agit d’un sujet qui me tient particulièrement à cœur : comment atteindre les plus démunis, ceux qui sont dans la détresse et la souffrance ? Comment leur venir en aide efficacement, humainement, en respectant leur dignité ?
J’ajouterai que le moment de ce débat me semble particulièrement propice en cette année mondialement consacrée à l’éradication de la pauvreté et alors même que nous mettons, Jacques Barrot et moi-même, la dernière main au projet de loi dit de « cohésion sociale » qui est passé dernièrement au Conseil économique et social avant d’être présenté au Parlement.
Avant de nous précipiter dans de grandes considérations opérationnelles, j’estime qu’il convient d’abord de nous imprégner d’un état d’esprit que je résumerai volontiers en deux principes.
Le premier, concerne l’échange que nous devons avoir avec les plus pauvres. Si les politiques de lutte contre la pauvreté ont, le plus souvent, échoué – et ce n’est ni une précaution de langage ni le tribut à payer à une morale politiquement correcte – c’est d’abord et surtout, parce que l’on n’y a pas suffisamment associé les intéressés, parce que l’on n’a pas pris en compte, ni leur capacité d’initiatives, ni leur liberté, ni leur expérience qui fait pourtant tellement défaut à ceux qui prétendent résoudre les problèmes à leur place.
Le second principe que je juge tout aussi important que le premier est la patience. Je ne parle pas de la patience face aux manifestations scandaleuses de la pauvreté mais de la patience dans l’action qui fait appel au sens de la durée, qui repose sur la capacité de se fixer des objectifs politiques à long terme et sur la conviction que ce combat n’a de sens, pour celui qui s’y engage, que dans la durée.
Pour entrer dans le vif du sujet qui nous réunit aujourd’hui, je commencerai par rappeler une évidence : le problème de la grande pauvreté ne se pose pas dans les mêmes termes dans les pays industrialisés et dans ceux que l’on continue improprement à appeler « les pays du tiers-monde ».
Dans les pays occidentaux, le problème, au cours des trente dernières années, non seulement a atteint une ampleur sans précédent, mais s’est aussi radicalement transformé. Certes, la pauvreté classique, traditionnelle en quelque sorte, que d’aucuns appellent « la pauvreté héritée » a persisté malgré les pronostics optimistes de ceux qui pensaient que la croissance vigoureuse des Trente Glorieuses allait entraîner sa disparition.
Nous assistons aujourd’hui, du fait de la crise économique mais aussi de la crise du lien social qui frappe notre société, à l’émergence d’un nouveau phénomène qui est spécifique de notre époque de mutation, et inédit par son ampleur.
Comme l’a fort bien montré le père Joseph Wrezinski dans le rapport qu’il a publié en 1987, l’accumulation et l’enchaînement des situations de précarité s’accompagnent, pour des personnes de plus en plus nombreuses, d’une mise à l’écart, d’un isolement social et affectif, d’une perte de repères et d’une incapacité à se projeter dans l’avenir.
Ceux que l’on appelle aujourd’hui « les exclus » n’expriment plus ni demandes, ni projets : ils sont dans l’incapacité de faire valoir leurs droits, d’exercer leurs responsabilités d’homme et de citoyen. Ils sont victimes de ce processus que j’ai résumé sous le signe des 3D – dépression, dépréciation, découragement, ils souffrent de dépression parce que, à force de rencontrer des obstacles, des échecs et des oppositions, ils finissent par avoir une attitude d’abattement. Or, la dépression entraîne toujours la dépréciation de soi. Le dépressif a toujours tendance à se dire qu’il ne vaut rien ; qu’il n’est rien, ce qui le conduit inévitablement au découragement qui pousse à se convaincre que tout ce qu’il pourrait entreprendre est voué, par avance, à l’échec.
Ce processus peut aller très loin car cette dépression-dépréciation peut mener au déni de son propre corps. C’est-à-dire l’atteinte de l’image subconsciente de son corps, de la représentation schématique du corps, ce qui fait que même les signes s’alarment que chacun médecin connaît bien – odeur, douleur, aspect ne fonctionnent plus comme tels. (…)
Les grands exclus n’existent plus, ne sont plus vus par les yeux des autres. Or, quand on n’existe plus dans les yeux des autres, on n’existe plus dans son propre regard ce qui ne fait qu’accentuer la dépression et la dépréciation de soi. La pauvreté actuelle, l’exclusion qui se développe, sont à l’évidence, lourdes de menaces pour la cohésion même de nos sociétés et c’est ce diagnostic établi, qui a conduit le président Chirac à mettre en avant le thème de la « fracture sociale », formule qui caractérise parfaitement le fossé qui existe entre les gens et les institutions, entre les institutions et le politique, entre le groupe et l’individu – dans le langage médical dont il relève le terme de « fracture » s’applique à une cassure qui n’est jamais nette mais insidieuse : on parle de « fracture comminutive ».
Jacques Chirac ayant décidé de faire de cette fracture sociale la priorité de son septennat a demandé que la lutte contre l’exclusion et la pauvreté soit au cœur de toutes les politiques publiques. Ce choix assumé par le chef de l’État a, selon moi, une valeur et une communication très importantes. (…)
C’est la raison pour laquelle j’ai fait de la prévention un axe central de la loi contre l’exclusion. (…)
A cette fin, il faut, non pas élaborer des politiques exclusivement destinées aux plus pauvres car ce serait une grave erreur, mais tout mettre en commun pour leur permettre d’accéder au droit commun. C’est en ayant cette exigence à l’esprit que le gouvernement a choisi de privilégier la problématique de l’accès aux droits, que ce soit le droit au logement, le droit à la santé, ou le droit à la culture, dans la future loi contre l’exclusion. Cet accès aux droits communs ne pourra être garanti à ceux qui s’en trouvent éloignés que si l’on commence par aller à leur rencontre. C’est cette volonté qui m’a conduit à créer le SAMU social de Paris. J’ai voulu aller au-devant, aller au contact des plus démunis, car c’est bien l’attitude qui est préalable à toute démarche « d’insertion » pour reprendre le terme en vogue aujourd’hui auquel je préfère, et de loin, celui de « retour » à la collectivité et au projet de société.
Ainsi donc, s’il faut proscrire des lois spécifiques pour les plus pauvres, on ne saurait, en revanche, faire l’économie d’efforts spécifiques dans leur direction. La vigilance et le volontarisme restent incontournables car ce n’est pas spontanément, grâce à une sorte de main invisible, qu’un programme ou une politique destinés à l’ensemble de la population bénéficieront aux plus démunis, ou aux plus défavorisés de ses membres. De tels phénomènes s’observent aussi bien dans nos sociétés dites « développées » que dans les pays du Sud. Il reste que le problème de la précarité et de la pauvreté ne saurait être analysé selon les mêmes schémas dans les unes et dans les autres.
L’Histoire des pays du Sud, depuis la décolonisation est, à mes yeux, l’histoire d’une déception, d’une désillusion. Je me souviens très bien de espoirs immenses que nous avons placés aux début des années soixante dans le développement des pays du tiers-monde. Nous pensions alors que le décollage économique et la modernisation de ces pays indépendants allaient éradiquer la pauvreté qui y sévissait. Plus de trente-cinq ans plus tard, le bilan s’avère très décevant, particulièrement sur le plan social. On a assisté en particulier, du fait d’une urbanisation brutale et anarchique que l’on n’avait pas prévue, à l’apparition et au développement très rapide de la pauvreté en milieu urbain qui est venue s’ajouter à celle, plus classique, plus ancienne, millénaire même, des paysans. Maintenant que la bipolarité du monde a disparu avec la fin de la confrontation Est-Ouest, les pauvres sont devenus encore plus pauvres dans ces pays qui, ayant perdu beaucoup de leur intérêt géopolitique aux yeux des grandes puissances, sont de plus en plus livrés à eux-mêmes. Dans le même temps, la mondialisation des économies et des systèmes de communication, l’interpénétration croissante des sociétés, se sont accompagnées de la mondialisation des fléaux sociaux et sanitaires – je pense aux grandes endémies.
Face à ces phénomènes, les politiques d’aide mises en œuvre par les bailleurs de fonds ont, le plus souvent, échoué. Cet échec tient d’abord, j’en suis convaincu, à la primauté, voire à l’exclusivité, qui pendant beaucoup trop longtemps a été réservée aux solutions macro-économiques. L’expérience le montre, que dans tous les domaines du développement ce sont les micro-projets qui donnent le plus de résultats et en particulier ceux qui s’appuient sur les initiatives des bénéficiaires et favorisent leur participation. Des expériences telles que la « Grameen Bank » au Bangladesh, la banque « Contigo » au Chili, ou les coopératives d’épargne et de crédit soutenues par la coopération française dans plusieurs pays africains sont, à cet égard, très éclairantes. Ces expériences ont en commun de s’appuyer sur les dynamiques et la créativité des communautés les plus démunies et c’est sans doute le principal facteur de leur réussite.
Il est temps, à présent, de faire du développement social une vraie priorité et tout mettre en œuvre pour que les plus pauvres soient les premiers bénéficiaires de nos politiques d’aide. Cela nécessitera, à l’évidence, des révisions de profondeur de l’aide au développement et de ses orientations. La France s’est engagée, l’année dernière, au sommet de Copenhague, à procéder à ces révisions radicales. Il lui reste maintenant à concrétiser cet engagement. (…)
Donner la priorité à l’aide aux plus pauvres n’est pas seulement une exigence morale, c’est aussi une nécessité pour qui porte un regard lucide sur le monde d’aujourd’hui. La pauvreté constituant le terreau des principaux maux que traverse notre époque – je pense notamment au fanatisme religieux, à la criminalité, à la prostitution, au trafic de stupéfiants – la combattre est, sans aucun doute, la meilleure façon de garantir la paix et la stabilité du monde. Atteindre mes plus pauvres, les plus démunis est donc un impératif catégorique. Où que l’on se trouve, comment y parvenir ? C’est sur ce sujet très complexe que je vous propose d’engager, dans l’esprit de ces Rencontres, c’est-à-dire de façon très libre et informelle, le dialogue.
Anne-Marie Idrac, secrétaire d’État aux Transports : Nous avons, dans le projet de Force démocratique, inscrit dans les premiers niveaux de priorités l’intégration active avec l’’idée que par des politiques préventives et une action globale économique et sociale, et non pas simplement sociale, il serait possible de réduire le nombre de personnes en difficulté et de les ramener dans leur communauté.
Je me pose donc la question de savoir si, avec les techniques qui sont les tiennes, tu parviens, non seulement à apporter le réconfort, le regain de considération pour soi-même, mais aussi à créer une chaîne de retour dans un système d’intégration active ?
Xavier Emmanueli : Les gens d’Emmaüs disent : « Trois mois dans la rue, trois ans pour s’en sortir ! ». J’insiste beaucoup sur la notion de durée, de patience, de temps. Les parcours ne sont pas linéaires. Les personnes qui sont atteintes dans l’image qu’elles ont d’elles-mêmes, vont nécessiter énormément de temps pour se remettre de ses blessures.
Il faut beaucoup de temps et, je le répète, d’autant plus de patience que les exclus se méfient de l’institution. Il faut une période d’apprivoisement comme dans Le petit Prince de Saint-Exupéry pour se montrer, être dans le paysage, en particulier pour atteindre les plus jeunes. Il y a un paradoxe à déclarer que tout le monde à les mêmes droits alors que le SAMU social ne ramasse jamais ni de PDG ni de cadres supérieurs… Il faut des dispositifs ad hoc pour atteindre les plus démunis mais aussi une bonne dose de professionnalisme surtout quand o a affaire à des personnes qui souffrent de troubles du comportement, qui sont violentes, alcoolisées ou droguées. On se berce d’illusions en croyant que la route est droite. Pour répondre à la question on peut, bien sûr, se fixer pour objectif la réinsertion et le retour au droit commun, mais tout en restant conscient que le parcours sera lent, long, difficile et qu’il exigera des moyens particuliers.
Henri Catherin, Équipes syndicales populaires : Je ne peux pas repenser à ma première expérience avec les Petits Frères des Pauvres de Montrouge sans être encore complètement bouleversé…
Xavier Emmanuelli : J’ai passé toute ma vie au contact de cette très grande détresse et ce qui me permet de le dire – que si l’on n’a pas la capacité, par empathie ou par sympathie, de sentir la douleur d’autrui, on ne peut pas s’en approcher.
J’ajoute cependant – et c’est important – qu’il ne faudrait jamais trop s’approcher. Il faut faire attention et c’est pourquoi je parlais de professionnalisme. Je dis toujours qu’à 49 cm on est trop près car l’exclusion et la misère vous entraînent dans leur logique, mais qu’à 51 cm, on est trop loin, car le rapport se trouve déjà désincarné, distancié, instrumentalisé. La bonne distance est intermédiaire – 50 cm – c’est celle que je professe.
Par ailleurs, je suis d’accord pour reconnaître que l’on retire souvent de certaines rencontres beaucoup plus que l’on ne peut apporter parce que les interlocuteurs n’ont pas de surface sociale à défendre, parce que le contact est direct et émouvant. Dans une société moderne, structurée et complexe comme la nôtre, il est rare de montrer à autrui sa souffrance, sa douleur, ou sa fierté, pourtant au SAMU social, je rencontre des hommes, tels qu’ils sont faits avec leurs qualités et leurs faiblesses. Ce contact direct homme à homme, qui ne se fait pas à travers des fonctions, est effectivement enrichissant, mais je le répète, à condition de conserver la bonne distance.
Bernard Nemitz, Directeur du Samu-80 : Que préconise-tu à une municipalité qui veut faire mieux pour les exclus : doit-elle se doter de structures qui seront municipales avec le risque d’une certaine fonctionnarisation, ou subventionner des associations professionnelles, tout en sachant que l’action menée sera, dans ce cas, peu ou prou, voire totalement, indépendante de ce que peut-être la volonté municipale ?
Xavier Emmanuelli : Je crois une méthode particulière pour approcher les gens en difficulté.
Lorsque l’on a « crevé le miroir », que l’on se trouve de l’autre côté de la socialisation, et que sont atteintes les représentations du moi, les gens ne font plus de démarches et il faut aller au-devant d’eux. C’est à ce moment-là qu’apparaît la notion « d’urgence sociale ». (…)
Puisqu’il y a des gens qui sont en danger, il faut des dispositifs pour les mettre à l’abri en attendant mieux. Quand certains sont en perdition dans la rue, il est utopique de vouloir appliquer le droit commun. Il faut se méfier des utopies car, on le sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions ! Je connais bien ceux qui s’opposent à moi : ce sont des théoriciens de la démocratie ou du droit commun, ce sont ceux-là qui recommandent de ne rien faire pour les pauvres pour éviter de les stigmatiser ! D’une certaine façon ils n’ont pas tort mais si l’on ne fait rien pour eux, comme les pauvres vont « crever », il faut tout de même faire quelque chose…
J’entends souvent dire également et ce n’est plus de saison, que l’État et les pouvoirs publics se retirent au profit des associations.
Ce n’est pas vrai, ce n’est plus vrai !
Pendant très longtemps ce social d’urgence que personne ne savait traiter était abandonné et laissé aux associations caritatives. La démarche de l’État est tout autre : elle consiste à aller à la rencontre de ces citoyens. L’État entretient, si j’ose dire, un rapport vertical avec l’individu pour un retour à la citoyenneté alors que les associations entretiennent un rapport horizontal, plus chaleureux, qui donne du sens et qui essaie de retisser le lieu entre l’individu et la collectivité.
Les deux démarches sont indispensables et complémentaires. (…)
Marie-Thérèse Boisseau, Député d’Ille-et-Vilaine : J’ai plutôt envie, pour ce qui me concerne, de travailler en amont. Car dans le domaine de l’exclusion, je soutiens qu’il y a un énorme travail à réaliser à différents niveaux. Je veux parler des chômeurs de longue durée et des chômeurs tout court. (…)
Xavier Emmanuelli : Lorsque vous dites qu’il faut travailler en amont, il n’y a pas d’exclusive ! La loi de cohésion sociale veut que l’on travaille en amont et en aval et c’est la raison pour laquelle elle n’est pas intitulée « loi contre l’exclusion ». C’est pourquoi il faut aussi travailler en aval sur les conséquences comme sur les causes.
Le président (de la République) a parlé des « conservatismes » qui régissent en particulier le monde du travail. Je pense que c’est une cause parmi d’autres des maux dont souffre notre société.
On se heurte à des représentations du monde du travail et du monde social qui, au lieu de faciliter l’accès au travail se retourne contre lui. Sur ce point, je suis d’accord avec vous pour reconnaître que les conservateurs sont un frein. Mais comment comptez-vous faire pour faire évoluer des administrations ou des schémas mentaux ?
François Bayrou : Jacques Barrot a eu le mérite de permettre une reprise de l’embauche avec peu de croissance dans une société qui, ainsi que je le disais hier dans une autre enceinte, est toute entière organisée pour restreindre l’emploi.
Je pose seulement la question : qu’est-ce qui justifie que l’assurance-maladie soit prélevée sur le travail, que les allocations familiales soient prélevées sur le travail, que le 1% logement soit prélevé sur le travail, qu’est-ce qui justifie que la taxe professionnelle augmente quand on crée des emplois ?
Tout est organisé pour que le travail disparaisse et je considère que nous avons là un problème majeur à résoudre.