Texte intégral
L'Humanité : Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui posent la question des salaires car il semble bien que le freinage de la consommation pèse sur la production… Que proposez-vous en matière de pouvoir d'achat, et avec quels moyens, pour que les promesses ne restent choses abstraites ?
Jean-Claude Gayssot : « la restriction sur les salaires, l'austérité, non seulement font du mal aux familles, mais handicapent toute la société. Il faut un relèvement substantiel des salaires. Robert Hue avait proposé une augmentation de 1 000 francs pour tous les salaires inférieurs à 15 000 francs : cette proposition reste d'actualité. Pour cela, il faut qu'une partie importante des capitaux qui partent dans la spéculation retournent dans l'emploi et dans les salaires. Il faut en même temps aider celles des PME qui défendent l'emploi et qui augmentent les salaires, par une modification de la fiscalité. Il faut donc s'en prendre aux critères de Maastricht, qui amènent la dictature des marchés financiers contre le pouvoir d'achat, et contre les peuples d'Europe.
Alain Lipietz : Depuis 1982, les choses ont changé dans ce pays de façon incroyable. Alors que, grâce à l'efficacité des techniques et aux qualifications qui s'élèvent, la quantité de produits et de services que chaque travailleur peut créer s'est accrue, le pouvoir d'achat n'a quasiment pas suivi. Puis, le temps de travail a augmenté, compte tenu de l'allongement de la durée des cotisations de la retraite dans le privé. Il en résulte une crise de sous-consommation. Comme dans les années trente. La question de la redistribution des richesses se trouve donc posée. Comment la résoudre ? Pour les Verts, l'essentiel de l'augmentation des richesses doit être redistribuée sous forme de pouvoir d'achat. Ainsi, on travaille 10 % de moins en gardant les mêmes salaires, soit une augmentation de 10 % du salaire horaire. Le passage en quelques années aux 35, 32, 30 heures hebdomadaires, avec le maintien du pouvoir d'achat jusqu'au plafond de la sécurité sociale, peut-être un peu plus, doit constituer le moyen essentiel de redistribuer l'argent que les profits ont accumulé, de façon à relancer la consommation et l'emploi. Cela suppose que l'on sorte des critères de Maastricht.
Harlem Désir : La politique conduite par le gouvernement conduit à l'impasse. On augmente un certain nombre de prélèvements pour essayer de respecter les critères de Maastricht, mais cela débouche sur une compression de la demande. Le gouvernement demande de consommer mais crée des conditions qui ne le permettent pas. On débouche sur une situation qui pèse non seulement sur les ménages, mais sur l'ensemble des acteurs économiques. Tout cela pose le contenu d'une alternative politique. Soit la définition d'un projet commun. En sachant qu'au départ nous avons des approches, des analyses diverses, mais nous sommes sous la contrainte, exprimée par le mouvement de décembre, de dégager une autre politique possible. Et la définition d'une stratégie qui puisse déboucher sur une alliance. Il convient donc d'ouvrir le débat sur le type de croissance qui convient, et sur le contenu de la redistribution. Je pense que cela passe par une réforme fiscale et par une réduction du temps de travail qui ne peut s'accompagner d'une réduction des salaires. Il faut négocier par branches. Il y a celles où l'on peut le faire sans risque pour la concurrence. Dans d'autres, il faut peut-être un accompagnement de l'État.
Christian Piquet : Le traité de Maastricht a engagé les économies européennes dans une folle mécanique. Ce traité a donné une justification supranationale aux politiques libérales. Le problème posé à la gauche est celui de l'impossibilité de proposer une alternative progressiste, si les forces qui veulent la construire n'affirment pas leur volonté de s'extraire du carcan libéral et monétariste mis en place avec Maastricht. Il faut en sortir, car toute politique de relance passe à la fois et par l'augmentation du pouvoir d'achat et par la réduction du temps de travail. Sur l'augmentation du pouvoir d'achat, il faut s'inspirer de ce qu'a exprimé le mouvement social de novembre à décembre. Il faut une augmentation de 1 500 francs pour rattraper les ponctions qui ont été effectuées. Il faut aussi augmenter immédiatement et massivement le SMIC. Sur ce plan, il y urgence absolue. Pas de relance non plus sans développer l'emploi, ce qui implique la réduction substantielle de la durée du travail. On peut le financer par les gains de productivité, et un prélèvement de 10 % sur les plus gros contribuables permettrait de réduire des deux tiers la dette publique du pays.
Un auditeur téléphone du Loir-et-Cher. Il parle de la situation des industries d'armement et de la filière bois. Un autre, de l'Essonne. Il qualifie le traité Maastricht de boulet, estime qu'il y a de l'argent.
L'Humanité : Dans un article du « Monde », un vice-président du CNPF indigne que la résorption du chômage passe par une plus grande flexibilité, par une maîtrise durable de l'ensemble des charges… Comment feriez-vous face aux exigences patronales ?
Jean-Claude Gayssot : L'expérience de la baisse des charges, nous l'avons depuis des années. Résultat : il n'y a jamais eu autant de chômeurs. Il faut donc chercher une autre voie. Maastricht nous a enfermer dans une logique destructrice contre les salariés, mais également contre la France et contre ses possibilités. Or, la France a des atouts considérables – on a cité la filière bois – et il n'est pas vrai qu'elle soit vouée au déclin… S'agissant de l'armement, il faut que la France produise les moyens de sa défense, donc il faut garantir les statuts des entreprises d'État et celui de leurs salariés, mais il faut aller vers zéro arme nucléaire et prendre sur ce budget. Mais ne laissons pas de côté les marchés financiers et la spéculation qui pillent la France. Il faut au contraire s'attaquer à la logique de l'argent pour l'argent.
Harlem Désir : Depuis 1993, on a exonéré de charges et donné des avantages fiscaux aux entreprises pour environ 120 milliards de francs. Cela n'a pas enrayé le chômage. Ni entraîné le chômage. Ni entraîné des embauches significatives. On peut donc utiliser des marges de manoeuvre budgétaires de cette ampleur pour favoriser, dans les branches où c'est le plus difficile, la réduction du temps de travail. Je pense que l'on ne peut réduire le débat sur l'Europe à la question de Maastricht. Aujourd'hui, l'application aveugle des critères du traité mène à l'impasse. Il faudra donc choisir entre la monnaie unique et les critères. Face à une réalité économique qui s'est mondialisée, une seule nation peut-elle résister aux flux financiers, à la spéculation ? Ou, au contraire, avons-nous besoin de construire un ensemble européen ? Les libéraux utilisent l'Europe pour détruire les éléments de redistribution, de régulation et de réglementation. Nous, nous voulons, au contraire, les préserver et préconisons des critères de convergence tels l'harmonisation du droit social au niveau le plus élevé, le renforcement des services publics. Car la monnaie unique est un des éléments de résistance à la spéculation sur les monnaies et à l'hégémonie américaine.
L'Humanité : Un auditeur, travailleur social, militant associatif, syndicaliste, estime qu'après le mouvement social « il n'y a pas grand-chose qui ait été gagné » et s'interroge sur l'efficacité des formes de lutte.
Jean-Claude Gayssot : Les cheminots ont gagné quelque chose, les salariés du secteur public, aussi… »
Alain Lipietz : La difficulté a été plus grande dans le secteur privé. La grande leçon est que ceux qui ont lutté ont gagné sur leurs revendications. Mais je reviens au débat sur Maastricht. Je crois que Harlem Désir a un peu noyé le poisson : tout le monde ici est pour l'Europe. Le problème c'est Maastricht. Ceux qui se sont battus pour la ratification du traité de Maastricht portent la responsabilité personnelle et collective de centaines de milliers de chômeurs en plus…
Harlem Désir : Quelques millions de gens, plus de la moitié du pays ont approuvé ce traité…
Alain Liepietz : Tout le monde peut se tromper. Parmi les 561 % de gens qui ont fait ce choix, certains ont fait confiance à d'autres. Il faut dire très clairement qu'on n'est plus pour la monnaie unique. Elle est la cause de toutes nos difficultés et c'est avec cela qu'il faut rompre.
Christian Piquet : Le mouvement de novembre-décembre a montré la force d'un mouvement unitaire, démocratique, fondé sur des rapports transparents envers ceux qui luttaient, qui peut faire reculer un gouvernement. Les moyens existent, matériels, financiers pour promouvoir une transformation de la société. Il ne faut effectivement pas laisser de côté les marchés financiers, les revenus financiers. L'Europe des salariés, des chômeurs a vibré à l'unisson avec le mouvement français. C'est la preuve qu'une autre Europe, celle des peuples, peut s'appuyer sur l'entrée en action de « ceux d'en bas ». Mais ce serait une chimère de croire qu'on la bâtira sur la base des institutions et mécanismes forgés depuis l'acte unique et Maastricht. Il faut sortir de ce carcan.
L'Humanité : Il y a un grand doute dans l'opinion à l'égard des forces de gauche, après une expérience amère. Peut-il se passer quelque chose qui mette en mouvement le pays lui-même, qui fasse passer le citoyen du scepticisme à un plus grand engagement ? Peut-on dire en sorte que la donne politique soit suffisamment modifiée pour que 1998 ne débouche pas sur un nouveau cycle de déceptions, de rejets…
Harlem Désir : Je veux revenir sur la sorte de procès qui a été fait tout à l'heure : tout ce qui va mal dans le pays serait la faute des millions de Français qui ont voté pour Maastricht. Pour ne pas construire la perspective d'une alternative sur du sable, il faut être capable d'approfondir un certain nombre de sujets entre responsables politiques mais aussi en confrontation avec le mouvement social, dans sa diversité. Il faut sortir des vérités trop simples. Il est aussi faux de faire croire que monnaie unique égale forcément Maastricht et les critères de convergence, que de faire croire que si on ne respecte pas les critères, alors il n'y aura jamais de monnaie unique. Une vague libérale a poussé la déréglementation très loin, notamment au sein de l'Europe. On peut effectivement s'appuyer sur le fait que les peuples se mobilisent, pour demander que l'on en finisse avec cette libéralisation en revenir à des perspectives sociales. Face à l'hégémonie américaine, il faut défendre l'identité sociale de l'Europe. On a réussi à l'imposer pendant des décennies. C'est cela qu'il faut retrouver au niveau européen : au niveau d'une seule nation, d'un seul État nous ne sommes pas en capacité de le faire.
Jean-Claude Gayssot : Il y a urgence à s'opposer le plus largement possible à la politique mise en oeuvre par le gouvernement. La marge de manoeuvre dont on parlait tout à l'heure tient en un mot : l'intervention des citoyens. On peut s'opposer, enrayer la logique de Maastricht, qui est une logique financière. Concernant l'alternative politique, il faut tout de suite s'attaquer à la construction d'une alternative qui ne soit pas la resucée de ce qui a échoué. Il y a entre nous des différences, des divergences : on le voit bien sur la monnaie unique. Ne pas prendre les critères de convergence mais faire la monnaie unique ? Mais Jacques Chirac a décidé sa politique d'austérité de rigueur en s'appuyant sur la perspective de la monnaie unique – une perspective que le PS a réaffirmée à Madrid – pour dire qu'il fallait se serrer la ceinture…
Harlem Désir : Sur ce lien absolument indissociable entre la monnaie unique et les critères, je veux souligner qu'en Allemagne s'est posé un problème de réunification. On a dit pendant des semaines : c'est impossible d'unifier les deux monnaies. En une nuit, on l'a fait : ce fut un choix politique, résultat de la poussé populaire.
Alain Lipietz : Cette unification a sacrifié l'industrie d'Allemagne de l'Est…
Jean-Claude Gayssot : Il est évident qu'il y a des divergences sur cette question. Sur la construction d'une alternative, je vois trois questions à résoudre. D'abord il ne faut plus d'accord d'états-majors que l'on invite les gens à soutenir. Les forces politiques doivent être à l'unisson des exigences citoyennes. Deuxième point, le pluralisme à gauche : il faut en finir avec toute idée d'hégémonie. Le pluralisme est une richesse, c'est le respect de la démocratie. Troisièmement, quand la composante communiste est trop affaiblie, c'est toute la gauche qui paye. Pour que les citoyens interviennent nous proposons une pétition pour un référendum concernant le passage à la monnaie unique, avec un grand débat national. Nous faisons aussi des rencontres publiques et nous faisons des forums, auxquels, nous participons tous pour qu'il y ait cette intervention démocratique.
Christian Piquet : Il faut effectivement ne pas refaire ce qui a échoué. On a une chance pour cela, c'est le mouvement social qui a porté une autre logique, l'aspiration à un autre mode de développement, d'autres rapports entre les gens. Il faut partir de ces exigences pour rassembler tous ceux, courants politiques, animateurs de luttes, d'équipes syndicales ou associatives qui veulent une politique de rupture avec le modèle capitaliste et libéral dominant. Nous sommes pour la réalisation d'un pôle, porteur de cette exigence de radicalité, transformatrice, et dans ce but pour des assises pour une autre politique.
Alain Lipietz : En 1998 le problème n'est pas de savoir quel type d'accord peut se nouer. Mais de savoir ce qui se passera après, quand tout le monde aura voté contre la droite. Avoir des partis plutôt amis au gouvernement c'est important. Mais si les gens ne disent pas ce qu'ils veulent et ne sont pas mobilisés pour l'imposer à leur propre gouvernement, cela ne sert à rien.
Jean-Claude Gayssot : Si les salariés, les jeunes, les chômeurs, tous ceux qui ont envie que ça change, prennent en charge cette question de l'alternative politique, la font leur, on peut créer une dynamique d'intervention de changement.
Harlem Désir : Je ne pense pas qu'il faille aller vers un vague accord contre la droite, je pense qu'il faut être plus ambitieux. Le mouvement social porte une exigence sociale beaucoup plus importante. Tous ensemble nous pouvons nous retrouver dans l'action, avec le mouvement social, et nous devons confronter nos analyses, nos perspectives pour bâtir un projet pour ce pays.