Article de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Le Monde" du 19 juin 1997, sur le chômage et la réduction du temps de travail et ses propositions de baisse des cotisations sociales pour les trente premières heures hebdomadaires, intitulé : "Chômage, le blocage est culturel".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

IL faut saluer l'excellent article d’Arnaud Leparmentier dans vos éditions datées des 15-16 juin. L’hymne à la modernité qu’il constitue devrait être largement médit en France. Bref, à deux phrases près, je signerais volontiers ce « papier ». Mais il comporte une omission majeure. Il n'oublie pas le chômage  en apparence, il ne traite que de cela. Il oublie l'évaluation et la quantification du chômage.

Nous avons, en France, 3,5 millions de chômeurs, plus 4 millions de citoyens ou de travailleurs en situation précaire (1,1 million de RMIstes, 900 000 CES, un demi-million de contrats aidés par la puissance publique, type CIE, CEC, SIVP, etc., un bon million de contrats à durée déterminée de moins de deux mois, et le reste en contrats à temps partiel non choisi, rarement supérieurs au SMIC...).

Faisons un rêve : tous les entrepreneurs de France adoptent les comportements que prône Arnaud Leparmentier et que je défends avec lui, et une administration génialement innovante fait disparaître toute entrave à la croissance par l'inventivité entrepreneuriale. Il faudrait tout de même plus de vingt ans pour résorber notre volume de chômage et de précarité.

Or, il faut garder à l'esprit plusieurs données. La première est le constat que même la stabilité globale du nombre de chômeurs (pour le moment, ils augmentent) et du pourcentage qu'ils représentent dans la population active n'entraîne pas la stabilité des conséquences sociales négatives du chômage : déqualification, alcoolisme, drogue, éclatement des familles et délinquance. Il y a donc une urgence sociale qui n'attend pas le rythme toujours insuffisant de la croissance.

La deuxième donnée est budgétaire. Le ministère du travail gère pour 1997 un budget de 82 milliards de francs pour les contrats de travail soutenus par la puissance publique. À cela s'ajoute une énorme dépense ou perte de recette liée au chômage et qui, elle, n'est créatrice d'aucun emploi. Cent cinquante milliards d'allocations de chômage, 150 autres milliards de pertes de recettes de cotisations sociales, entre 60 et 80 milliards de dépenses de formation et une bonne trentaine de milliards de préretraites. En tout, de l'ordre de 400 milliards, 4,5 % du produit national brut et qui s'ajoutent aux 82 précédents.

Et, personne n’a jamais tenté de chiffrer la part qui tient au chômage dans nos dépenses rapidement croissantes de police, de justice, de santé et d’aide sociale. Il faut une diminution forte et rapide du chômage pour qu’on puisse caresser l'espoir de voir ces sommes colossales diminuer.

La troisième donnée est macro­économique. Nos 7,5 millions de chômeurs et de précaires représentent 30 % de la population active. Mais ils n'expriment plus sur le marché une demande solvable susceptible de croître. Ils sont hors d'état de profiter d'une embellie conjoncturelle. Or, notre insuffisance de croissance traduit surtout une insuffisance de la demande. Il est donc urgent d'infléchir la distribution de la richesse nationale produite chaque année vers la consommation des ménages, et d'abord en améliorant les revenus de nos 7,5 millions de chômeurs et de marginalisés.

Le moyen le plus efficace est bien sûr de leur trouver du travail, et si possible sensiblement plus vite que ne le permettrait une accélération de la croissance, dont on imagine mal d'ailleurs d'où elle viendrait si ce n'est pas de la demande globale.

C'est pour cet ensemble de raisons que se pose le problème de la baisse de la durée du travail. L'histoire a montré que, si  en dehors de ses crises cycliques  le capitalisme a connu un plein emploi à peu près permanent jusque vers 1970, la baisse de la durée du travail n'y est pas pour rien : les salariés travaillaient en moyenne 4 000 heures par an vers 1830, 3 000 au tournant du siècle, et encore 2 000 de 1945 à 1960 environ. Cette baisse a cessé, stabilisée vers 1 600 heures par an en Europe et aux États-Unis, entre 1978 et 1982. Depuis que la baisse s'est arrêtée, le chômage a doublé en Europe, et la précarité a triplé aux États-Unis. Et il faut noter que, de 1900 à 1980, la durée a baissé de près de moitié et les salaires ont été multipliés par plus de huit. On doit pouvoir retrouver ce secret.

Arnaud Leparmentier s'en amuse. Il ose citer la loi Robien aux côtés des primes automobiles, « balladurettes » et « juppettes » ! Il écrit froidement : « Il est difficilement justifiable de faire travailler trois personnes là où deux suffisent », sans imaginer un instant que le besoin réel de l'entreprise s'exprime en heures de travail nécessaires, plutôt qu'en nombre de personnes requises. Là réside un étonnant blocage intellectuel, ou, mieux, culturel, qui est le vrai empêchement à aborder franchement et efficacement le problème.

Je contresigne immédiatement l'affirmation évidente selon laquelle il est difficilement justifiable  c'est même une litote  d'utiliser par semaine cent vingt heures de travail là où quatre-vingts suffisent. Mais je n'accepte absolument pas que les quatre-vingts heures ne soient sécables qu'en deux et pas en trois.

Bien sûr, ce raisonnement s'applique mieux aux travailleurs peu ou pas qualifiés qu'aux vraiment qualifiés. Faisons donc les choses avec assez de souplesse pour que, sans établir une frontière impossible à définir de manière indiscutable, l'incitation à la baisse de la durée produise, surtout ses effets sur les personnels peu qualifiés. Après tout, ils sont encore les deux tiers des salariés et les trois quarts des chômeurs. On résorberait déjà ce chômage-là que ce serait un beau résultat.

Bien sûr, cela pose des problèmes de gestion délicats. D'autant plus que la baisse de la durée peut se révéler anti-malthusienne et provoquer du dynamisme uniquement, si elle s'accompagne d'une augmentation de la durée d'utilisation des équipements. Il y faut donc de l'imagination et de la fatigue patronales. Est-ce une raison suffisante pour préférer marcher doucement les yeux fermés vers l'implosion sociale comme nous le faisons actuellement ?

Bien sûr, cela pose des problèmes de circulation des flux financiers compliqués. Une baisse forte de la durée du travail est impossible à mettre en œuvre, car elle serait rejetée si l'essentiel des salaires n'est pas préservé. Et, nous avons en plus besoin d'augmenter la demande globale, pas de l'abaisser.

Comme il est hors de question d'augmenter les charges des entreprises, il faut inventer un mécanisme qui affecte directement et automatiquement auxdites entreprises, pour compenser les pertes de salaires, les économies que ferait la France si le chômage baissait, en payant moins d'allocations de chômage, de préretraites et de formation, et en ayant davantage de cotisants à la Sécurité sociale. Puisque tout le monde convient qu'il faut baisser le coût du travail, je propose de le faire en indexant à la baisse les cotisations sociales sur la baisse de la durée du travail, ce qui crée une forte incitation à recruter : divisons par deux les cotisations pour les trente premières heures et multiplions-les par 2,6 ou 2,7 au-dessus. C'est un mécanisme beaucoup plus ample, plus incitatif, plus général et plus permanent que la loi Robien. Et l'annonce que dans deux ans le plafond légal passera de 39 à 35 heures, comme l'a indiqué Lionel Jospin, sera une puissante incitation à négocier par unité de production, au calme et sans précipitation, les modalités délicates d'une telle opération.

À cet égard, la loi Robien est bonne. Elle a brisé le tabou culturel. Elle démontre que la baisse de la durée du travail peut effectivement créer des emplois. Et la quasi-totalité des entreprises qui l'appliquent, largement plus de deux cents, s'en sont trouvées dynamisées. Elle est l'occasion d'une grande modernisation de l'organisation interne, d'une augmentation de la durée de fonctionnement de l'entreprise dans la semaine, et surtout elle fait disparaître l'inhibition des salariés devant la peur du licenciement : tout le monde redevient audacieux. Je ne lui reproche que de jouer « trop petit ».

Franchement, Monsieur Leparmentier, hors le cas des cadres dirigeants et de quelques ingénieurs de pointe, êtes-vous si sûr que cela, au fond de vous-même, que les emplois de demain seront tous à quarante heures ? Si j'ai un vif plaisir à soutenir votre hymne à la modernité, je ne puis éviter de vous demander, franchement là aussi, à quel pourcentage de l'actuelle capacité française de production pensez-vous vraiment que s'offrent, si les comportements changent, les chances de croissance et de profit que vous décrivez de manière si convaincante ?

Le chômage, en fait, vous vous en accommodez. Moi, pas. Keynes, quand il écrivait à peu près  je contracte ici deux citations  « à la fin du siècle, il suffira de trois heures par jour ou de quinze heures par semaine pour que l’humanité subvienne à ses besoins », était-il un passéiste ?