Texte intégral
Le Nouvel observateur : À Paris, on a de plus en plus souvent tendance à voir la main de Washington derrière chaque crise africaine. Qu'en pensez-vous ?
Michel Rocard : Il s'agit d'une attitude paranoïaque qui repose sur une analyse à peu près complètement fausse. Le désarroi général dans lequel se trouve toute l'Afrique qu'elle soit en crise ouverte et violente ou en difficulté latente ouvre une crise du modèle de développement. L'Occident sent bien qu'il a échoué en proposant des formes de coopération qui ne sont pas adaptées à l'Afrique. Et l'opposition actuelle entre francophones et anglophones représente un conflit entre deux archaïsmes. Car pour le malheur de l'Afrique, si le modèle francophone d'assistance n'a pas été très performant, le modèle américain risque de l'être encore moins puisque son fondement idéologique repose sur le refus d'une aide publique et sur une ouverture débridée au commerce international. Hélas, il y a en Afrique d'autres urgences !
Le Nouvel observateur : Lesquelles ?
Michel Rocard : Il faut d'abord éviter l'aggravation de la dépendance alimentaire, donc développer l'autosuffisance. Pour cela, il est nécessaire de rééquilibrer le rapport entre les villes et les campagnes, afin de régénérer la production agricole vivrière. Contrairement à l'Asie, qui a su préserver son agriculture alimentaire, l'Afrique n'a pas défendu ses producteurs, sous-tarifant le prix des denrées lorsqu'elles étaient achetées par les monopoles publics ou par les grands commerçants mondiaux, et privilégiant les villes où se concentrent les électeurs alphabétisés les plus influents. Le résultat est une prolétarisation croissante de toute l'Afrique, villes et campagnes confondues, avec les conséquences dramatiques qu'on connaît aujourd'hui. Cela a donc peu de rapport avec les rivalités d'influence entre francophones et anglophones. En revanche, pour remédier à cette situation chaotique, il faudra engager une bataille frontale contre les intérêts de l'argent.
Savez-vous, par exemple, qu'en Afrique, et sur n'importe quel support, toute la publicité concerne des produits d'importation ? N'est-ce pas la meilleure façon de rendre les populations toujours plus dépendantes de l'extérieur, et donc les balances des paiements de ces nations toujours plus fragilisées par les importations ? Autre exemple : l'Afrique est totalement pillée intellectuellement, notamment en ce qui concerne les brevets et licences. Pourquoi faut-il que la moindre innovation réalisée par un chercheur africain soit aussitôt achetée par les multinationales ? Alors, bien sûr, je ne crois pas que la préparation de la prochaine convention euro-africaine (Lomé 5) doive s'inscrire dans une déclaration de guerre contre le capitalisme. Mais en focalisant la discussion sur la lutte contre la pauvreté, il ne me paraît pas impossible de parvenir à plusieurs décisions utiles qui peuvent être, en elles-mêmes, porteuses d'un autre modèle de développement.
Le Nouvel observateur : La démocratisation est-elle à vos yeux une condition indispensable à la poursuite de l'aide de la Communauté européenne ?
Michel Rocard : Les concepts qui sont au cœur de la démocratie le respect de toutes les opinions, la capacité d'écoute, la liberté d'expression sont valides dans le monde entier, donc en Afrique. Cependant, il me paraît nécessaire de concéder à l'Afrique le droit de traduire cette exigence, en fonction de conditions socioculturelles et d’une identité qui lui sont propres, et à l'égard desquelles nous, Occidentaux, ne pouvons nous comporter, ni en maîtres, ni en conseilleurs avisés, moralistes et donneurs de leçons.
Nous ne connaissons pas le fonctionnement d'un univers tribal dans lequel on délibère au moins autant que chez nous. Et en Afrique, nous avons peut-être trop voulu plaquer notre traduction réglementaire et législative de la démocratie, nos propres exigences de formalisme. Si nous voulons définir une éthique en Afrique, faisons-le, mais avec les Africains, pas sans eux. Et n'oublions pas que cette éthique passe autant par la démocratie et le respect des droits de l'homme que par le refus d'un modèle de développement inégalitaire.
Le Nouvel observateur : La France peut-elle avoir une autre politique africaine ?
Michel Rocard : Ce qu'on a raté avant-hier au Rwanda et au Zaïre, hier au Congo, c'est la prévention. Et ce qui doit donc changer en Afrique, c'est la politique à longue échéance. Car dès qu'un conflit, qu'une guerre éclate, il est trop tard. D'abord, il y a des ressortissants nationaux à sauver, et il faut le faire. Puis on reste la proie des intérêts dont on souhaitait s'affranchir. Une fois de plus, on ne changera sans doute pas si vite la manière de la France de réagir à la crise du Zaïre ou du Congo, alors qu'il est peut-être possible de modifier rapidement nos formes d'aide dans les autres nations de l'Afrique qui sont pour l'instant en paix mais demeurent confrontées à de très sérieuses difficultés sociales.