Déclaration de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, sur la "faillite" des modèles communiste et social-démocrate, la mondialisation, le rôle joué par le journal Regards notamment dans le débat entre la société civile et les forces politiques, Paris le 11 avril, publié dans "Regards" de mai 1996.

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Circonstance : Premier anniversaire du journal Regards à Paris le 11 avril 1996

Média : REGARDS

Texte intégral

C'est avec grand plaisir que je me trouve aujourd'hui à vos côtés pour cette amicale réception organisée à l'occasion du premier anniversaire de Regards. Je remercie son directeur, Henri Malberg, et toute l'équipe du journal pour l'invitation qu'ils m'ont faite de m'adresser à vous aujourd'hui.

Bien entendu, je veux d'abord me réjouir que Regards ait acquis cette place, ce développement – j'allais dire cette autorité – qui en font l'une des références du débat politique, des débats d'idées aujourd'hui. Il n'était écrit nulle part qu'il en irait ainsi. Le pari n'était pas gagné d'avance. Ce journal, ainsi que le disait Henri avant sa création, devait être « un signe fort que le Parti communiste envoie à l'opinion progressiste, aux jeunes, aux acteurs du mouvement social et intellectuel…qui cherchent à réfléchir à la situation actuelle et aux perspectives à venir ». C'est bien ainsi que, numéro après numéro, se présente Regards. Et je suis persuadé que le journal peut, sur la base qu'il a d'ores et déjà acquise, poursuivre sa marche en avant et gagner plus encore en audience. Vous comprendrez que je tienne à en faciliter toutes celles et tous ceux qui, à un titre ou à un autre au sein du journal, ont contribué à ce premier succès.

En offrant ainsi un nouveau lieu de rencontre de la culture et de la création vivante, un nouvel espace aux débats, aux confrontations d'idées – avec l'affirmation du rôle des idées et de l'identité communistes dans ces débats et ces confrontations – Regards est allé à la rencontre d'exigences et de traits marquants de notre époque. Permettez-moi d'insister sur trois d'entre eux.

Nous sommes sortis – je l'ai, pour ma part, beaucoup dit et écrit ces dernières années – d'une période de « faillite des modèles ». Faillite du « modèle communiste » version soviétique, et du même mouvement, faillite du mode de pensée qui lui était lié. Faillite aussi du « modèle social-démocrate », avec en particulier l'impasse de ce qu'il est convenu d'appeler en France « la décennie quatre-vingt ». Et, permettez-moi de le répéter, mais c'est nécessaire car ce constat, même s'il est évident, vaut d'être souligné : ces deux échecs n'ont pas rendu le capitalisme meilleur. Bien au contraire, on peut dire que, débarrassé de tout système concurrent, il assène aux peuples les rudes preuves de sa vraie nature.

Mais un fait nouveau – lui aussi d'une importance majeure –survient. Après vingt ans de déferlante, voilà que la vague ultralibérale se heurte à une riposte grandissante des peuples qui commencent à se dresser pour dire non à une politique désastreuse pour l'emploi, pour le progrès social et humain ! C'est vrai à l'Est de l'Europe. C'est vrai dans nombre de pays de l'Union européenne. Et c'est vrai en France. Le mouvement social de la fin de l'année dernière en a témoigné avec force et éclat. Certes, depuis lors, la droite au pouvoir ne reste pas immobile. Et monsieur Juppé, en fait d'embellie printanière, redouble dans la mise en œuvre méthodique de ses mauvais coups. Mais, en même temps, tout indique que la colère qui s'est exprimée en décembre dernier n'est pas éteinte. Même si elle ne se manifeste pas de la même façon.

En fait cette colère, le puissant mouvement de grève, la sympathie qu'il a majoritairement rencontrée dans l'opinion ont profondément et durablement marqué la situation. On a eu beau, en haut lieu, s'échiner à caricaturer ce mouvement en le présentant comme une rencontre fortuite d'intérêts catégoriels, une simple addition d'égoïsmes, chacun sait bien que la réalité est tout autre. Ce sont bel et bien des questions de société, des questions de civilisation, des questions d'avenir qui ont été largement posées. À travers la protection sociale, les entreprises et les services publics, l'emploi, la précarité, les salaires, les retraites, la formation, c'est la question de la vie sociale, de la vie « tous ensemble », selon le mot d'ordre si percutant d'alors, qui s'est formulée. Avec cette aspiration à une société des hommes qui soient enfin une société humaine.

Et dans le débat à propos de l'Europe, du nouveau se fait jour également. Naguère, être opposé à l'Europe actuelle, c'était être renvoyé sans coup férir dans le camp des « anti-Européens », considérés comme refusant de voir ce qui change dans le monde moderne. Une telle attitude est impossible aujourd'hui, quand on voit les ravages de l'Europe de guerre économique, telle que la pratiquent et la veulent toujours plus les marchés financiers et les prédateurs de l'affairisme. Et c'est l'aspiration à une tout autre construction européenne qui s'affirme et grandit. Une construction européenne qui soit une véritable communauté des peuples et des nations.

Il en va de même s'agissant de la mondialisation. À en croire les tenants de la « pensée unique », nous serions en présence d'une évolution inéluctable de l'économie moderne, imposant irrésistiblement ses contraintes aux sociétés, aux nations, à ceux qui les dirigent.

Une telle conception, il est vrai, sert d'alibi commode aux dirigeants politiques français. Ainsi ils ne feraient que « s'adapter » à des impératifs qui les dépassent ! Ils n'auraient donc aucune responsabilité dans les choix dévastateurs qu'ils mettent en œuvre et qui sèment tant de souffrances !

Mais, contrairement à ce qu'ils prétendent, la toute-puissance de la finance et de l'affairisme n'a rien d'un phénomène naturel face auquel il n'y aurait rien d‘autre à faire que se soumettre ! Elle découle de décisions politiques – et pour ce qui concerne notre pays, de décisions politiques prises par les gouvernements successifs – qui, en créant ou transformant toute une série d'institutions, permettent aux « marchés », comme l'on dit, d'avoir les coudées franches et de dicter leur loi.

Voilà pourquoi, à nos yeux, le problème n'est pas de considérer la mondialisation à la sauce libérale actuelle comme un processus en lui-même neutre, qu'on ne pourrait que « réguler » ou « encadrer » par des mesures politiques.

Il est, au contraire, de la faire reculer par des décisions politiques appropriées et en prenant appuis sur les aspirations, les luttes des peuples. Et de lui substituer qu'une tout autre mondialisation : ce que j'ai appelé une « mondialisation-coopération » permettant de véritables dialogues des cultures et des modes de vie ; des économies créatrices de richesses réelles et respectueuses de la valorisation des atouts des peuples et de la promotion des êtres humains ; des mises en commun d'efforts pour affronter les difficultés, surmonter les inégalités, les retards, les drames humains. Et cela dans l'esprit d'un authentique codéveloppement des peuples.

On l'aura compris – et c'est le premier trait que je voulais noter – tout cela, tous ces problèmes qui sont au cœur de notre actualité et qui sont très loin de ne concerner que les seuls spécialistes, demandent de larges débats. Surtout dans un monde où, comme je l''ai indiqué, les « modèles » qui servaient jusqu'alors de cadres pour les réponses, ont fait faillite. Inventer, faire du neuf, voilà les impératifs qui doivent nous guider et susciter la réflexion, l'échange, l'initiative, l'action. À l'évidence, Regards s'emploie à y contribuer.

Il est d'autant plus indispensable de le faire que – et c'est ma deuxième observation – la participation démocratique est une des grandes exigences de notre temps. La volonté de se forger son opinion, d'avoir son mot à dire, d'être écouté et entendu, de décider sans être manipulé ou récupéré, de participer, parcourt la société. Cette volonté, on l'a vue se manifester avec force lors du mouvement social. Elle est, me semble-t-il, au cœur de la « crise politique » qui marque notre société. Je veux d'emblée souligner que selon moi, cette volonté de prise de parole citoyenne, de prise de responsabilité citoyenne n'enlève rien à la nécessité des partis politiques. Mais cela leur donne l'obligation – en tout cas c'est ainsi que nous le ressentons pour notre part et que nous nous efforçons d'en tirer les conséquences dans notre activité – de changer leur manière de faire de la politique. Il s'agit de réaccorder de manière neuve la « société civile », comme on dit, et les forces politiques. En tout cas, les forces politiques progressistes, qui nous concernent au premier chef.

À cet égard, ne pas refaire ce qui a échoué est une exigence qui touche bien sûr au contenu de la politique à mettre en œuvre. Mais c'est aussi et du même élan une exigence qui touche au projet politique lui-même, et au rôle que doivent tenir les salariés, les citoyens dans sa construction, dans son avancée.

Vous aurez sans aucun doute reconnu là les orientations politiques qui sont celles que notre Parti s'efforce aujourd'hui de mettre en œuvre. Celle du Pacte unitaire pour le progrès. Celle des forums pour inventer un nouvel avenir. Celle qui s'est manifestée de manière marquante ces derniers jours au Palais omnisports de Bercy. C'est aussi le choix de permettre cette émergence démocratique et d'y contribuer – avec ce qu'elle implique de réflexion, de débats, de propositions – qui anime Regards. Chacun de ses numéros en témoigne. Et c'est là encore un acquis précieux.

Enfin, et ce sera ma troisième remarque, j'observe qu'au diapason du mouvement social et de l'ampleur des questions de fond qu'il soulève, nombre d'intellectuels de toutes disciplines sont mobilisés, sont intervenus et continuent à la faire. Dans le même temps – qu'elle se réclame d'une nouvelle lecture de Marx ou non – une pensée critique de la société actuelle et de ses violences inhumaines commence à se faire entendre face au discours étouffant des « experts » en conformisme, qui se bousculent depuis si longtemps pour accaparer la parole, que ce soit dans l'édition ou devant les micros et caméras. Je m'en réjouis évidemment beaucoup et je me félicité que la presse communiste – l'Humanité, l'Humanité-dimanche et, bien sûr Regards – devienne pour cette pensée un lieu d'expression et de confrontation d'idées.

Il arrive qu'on ait parlé à ce propos de « retour » : retour de la politique, retour des intellectuels… Libre à chacun, bien sûr, d'utiliser les mots qui lui semblent le mieux convenir. Pourtant, je pense quant à moi que ce mot de « retour » ne convient pas. Ne serait-ce que parce qu'il privilégie dans l'analyse une dimension de répétition, d'alternance de départs et de retours, au détriment d'une dimension de novation, qui fait que notre époque ne ressemble à aucune autre, qu'il faut la penser de façon « résolument moderne ». Et puis, s'agissant des communistes français, permettez-moi une confidence. On m'interrogeait récemment sur ce que l'on appelait le « route de nouveaux compagnons de route ». Je me suis excusé auprès de mes interlocuteurs en avouant qu'aucun des mots choisis ne me paraissait convenir.

« Retour » ? Comme si l'on revenait vers quelqu'un qui n'a pas bougé ? Comme si l'on se décidait à rentrer enfin « à la maison » ? Eh bien, non ! Qui ne voit que l'établissement de nouvelles relations suppose un « bougé » des deux côtés, de nouvelles bases, un nouvel espace de rencontre, autrement dit tout autre chose qu'un retour du même, un retour à la case départ !

« Compagnon de route » ? La métaphore, certes, est belle et vient de loin. Mais là encore, elle me fait penser au trop fameux « bout de chemin » que nous invitions, il y a des décennies, à parcourir à nos côtés. Avec en corollaire cette question bien légitime : que va-t-il se passer au terme du « bout de chemin » parcouru ensemble ? Car cela indiquait clairement que ce n'était pas toute la route mais seulement sa première partie qui était à franchir côte à côte et du même pas. Mais après… On comprend que l'exemple de ce qui se passait avec les intellectuels à l'Est de l'Europe a pu en conduire beaucoup ici à s'interroger.

« Tout cela est bien loin », me dira-t-on peut-être. J'en conviens tout à fait. Mais en même temps, cela semble n'en pas finir de nous concerner puisque j'ai été conduit à faire ces remarques en réponse à des questions qui m'étaient posées, dans les mêmes termes où elles m'étaient posées. Cela souligne le poids de l'histoire – de toute une partie de notre histoire que je n'ai garde d'oublier. Et cela montre aussi qu'il faut vraiment trouver de nouveaux mots, de nouvelles images pour désigner les rapports totalement libres, francs, loyaux, respectueux des identités de chacun que notre Parti entend établir et multiplier – pour aujourd'hui et bien sûr pour demain – avec les créateurs et les intellectuels de ce pays. Et on le sait, le choix des mots n'est jamais une simple affaire de… vocabulaire ! Il s'agit de rendre compte de conceptions, de comportements nouveaux. Ainsi faut-il préciser que dans le dialogue – et je tiens personnellement à y insister – l'idée même « d'orthodoxie », qui implique quasi inévitablement celle de « dissidence », ne me semble vraiment pas pertinente ! Et je veux ici réaffirmer avec force que, pour nous, le débat et la confrontation d'idées sont les conditions vitales de l'enrichissement mutuel et d'une vie démocratique civilisée.

Je viens de parler de notre histoire. Permettez-moi d'y revenir pour conclure ce propos. Puisqu'il se trouve que cette année est celle du trentième anniversaire d'une réunion de la direction de notre Parti consacrée aux problèmes idéologiques et culturels, passée dans l'histoire sous le nom de « Comité central d'Argenteuil ».

Je veux bien sûr saluer l'importance et le caractère novateur, libérateur, des décisions prises alors. Elles contribuèrent, pour une part, à tourner la page du stalinisme, du moins dans ses dimensions les plus outrancièrement choquantes pour les intellectuels français. Car « Argenteuil » ce fut et ce restera pour l'histoire ente autres choses, l'affirmation résolue de la liberté pleine et entière de la création artistique, dans la diversité de ses courants, de ses recherches et le soutien que le Parti déclarait lui apporter. Ce fut, à l'encontre des seules célébrations de « l'héritage du passé », l'accent mis sur l'importance de la création vivante, contemporaine en ses innovations. Ce fut aussi le débat souhaité dans le développement des sciences, le Parti communiste s'interdisant désormais de le « contrarier », d'apporter « une vérité a priori », de « trancher de façon autoritaire des discussions non achevées entre spécialistes ». Ce fut, à l'opposé de tout ouvriérisme, l'affirmation que les intellectuels avaient, comme le précisait la résolution adoptée alors, une « place naturelle dans le Parti qui a besoin de leurs capacités ».

Tout cela ne fut pas rien, et j'ai rappelé dans mon livre le formidable gâchis qui précéda, le mal qu'alors nous avons fait à des hommes et des femmes sincèrement communistes, engagés dans les rangs de notre Parti. Et le mal que nous nous sommes fait à nous-mêmes. « Argenteuil » mit fin aux plus graves de ces errements. De là, sans aucun doute, l'écho qu'il rencontra très largement.

Tout ne fut cependant pas réglé pour autant, on le sait. La philosophie et l'économie politique restèrent encore soumises à la vigilante tutelle du Parti. On continua dans le choix politique de « l'alliance de la classe ouvrière et des intellectuels », comme on disait alors –une alliance qui ne manqua pas d'être comprise comme un ralliement exigé des seconds à la première. Et surtout, ce ne sut que dix ans plus tard, en 1976 au XXIIe Congrès, qu'allait être engagée la rupture, sans appel cette fois, avec le « modèle soviétique » et entamé le renouvellement de nos conceptions.

Avoir ainsi « Argenteuil » avec le recul de l'histoire, on mesure mieux sa portée cruciale, mais aussi ses limites. Et l'on prend mieux la mesure de la mutation dans laquelle notre Parti s'est engagé, et qu'il s'emploie aujourd'hui à amplifier. Elle implique une autre conception des rapports du Parti à la société et de la vie politique elle-même ; une autre conception des rapports du Parti aux sciences, à la philosophie, à la culture ; une autre conception du Parti lui-même, dans son identité renouvelée, ses pratiques et ses règles de vie.

Et tout cela, bien sûr, non pour mettre de l'eau dans notre vin en matière de pensée critique de la société actuelle et de son écrasement par le pouvoir de l'argent, ou en matière d'action pour en dépasser les antagonismes, les inégalités, tout ce qui fait qu'elle est une société d'exploitation, d'exclusion, d'aliénation. Tout au contraire, il s'agit de donner toute sa détermination, toute sa pugnacité au combat pour la transformation sociale et le progrès humain en lui accordant sa pleine dimension contemporaine. Avec ce qu'elle implique de réflexion, de dialogue, d'esprit d'initiative. En un mot, de démocratie.

À cet égard, nous sommes très attentifs à la vivace tradition qui unit dans ce pays et de manière forte, des intellectuels aux luttes populaires. Il est vrai que la figure de l'intellectuel – qu'il soit scribe, lettré, artiste, expert, légiste, savant… - est de tous les temps et de tous les pays. Mais il y a en France, et depuis deux siècles, une tradition originale. Ainsi Tocqueville, en des pages pénétrantes de l'Ancien Régime et la Révolution, s'interroge pour savoir « comment – je le cite – vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays et des effets qui en résultèrent ». Et Voltaire remarquait en 1762 que « si quelque chose peut arrêter chez les hommes la rage du fanatisme, c'est la publicité », c'est-à-dire au sens strict d'alors : l'appel à l'opinion publique.

Cette tradition, poursuivie chez Hugo, Zola et bien d'autres après eux, nous souhaitons pour notre part contribuer à lui donner toute sa force dans les conditions d'aujourd'hui. Ainsi – pardonnez-moi de me citer – j'écrivais dans mon livre : « Il y a dans ce pays une pensée progressiste qui n'est pas ligotée dans le « prêt-à-penser » des milieux dirigeants. Elle se réfère ou non à Marx. Mais, en tout état de cause, je crois que les progressistes – et parmi eux bien sûr les communistes – ont à apprendre d'elle. Et qu'elle aurait aussi à souffrir d'une trop longue absence de notre part.

Voilà bien pourquoi le Parti communiste s'emploie à trouver des formes neuves – je pense aux nouvelles relations établies avec « Espaces Marx », aux clubs, ateliers de réflexion, lieux de rencontres… que nous envisageons de créer ou qui se mettent sur pied, pour permettre ces échanges et ces apports.

Et voilà pourquoi nous sommes heureux de fêter aujourd'hui le premier anniversaire de Regards, qui contribue pleinement à la vie de ces choix ambitieux et novateurs.

Je vous remercie de votre attention.