Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Le Figaro" de 10 juin 1996, sur la rénovation de l'Alliance atlantique, le retour progressif de la France dans l'OTAN, les relations entre l'OTAN et l'UEO et la coopération militaire européenne.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

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Le Figaro : Après la Conseil atlantique de Berlin, qu’est-ce qui pourrait empêcher le retour définitif de la France dans l’« OTAN rénovée » ?

Hervé de Charette : Ce serait l’incapacité de l’alliance à traduire dans les faits, les principes arrêtés à Berlin. Mais je ne peux pas l’imaginer.

Le Figaro : Cette « OTAN rénovée » prévoit un pôle européen dont les officiers seront clairement identifiés dans la chaîne de commandement du Shape. Quand comptez-vous y introduire des officiers français à « double casquette » ?

Hervé de Charette : Des officiers supérieurs seront chargés, au sein de l’OTAN, de préparer et de commander des opérations de l’UEO (1) en cas de besoin. Il reste maintenant à identifier, à tous les niveaux, les postes dont il s’agira. Parmi d’autres, l’option d’un adjoint européen au commandant suprême allié en Europe (Saceur) est à envisager dans le cadre d’une réforme d’ensemble des structures militaires de l’OTAN. Les officiers français seront désignés lorsque ce travail d’identification et de réforme aura été mené à bien.

Le Figaro : N’y a-t-il pas une contradiction pour la France à réintégrer l’OTAN, tout en plaidant pour une défense commune européenne dans les négociations de la CIG (2) ?

Hervé de Charette : Non. Les deux démarches vont dans le même sens. Nous voulons, d’une part, donner à l’UEO la pleine crédibilité opérationnelle qui lui fait, jusqu’à présent, défaut, en lui permettant de recourir aux moyens de l’alliance. D’autre part, nous voulons que cette UEO plus crédible, remplisse son rôle de bras armé de l’Union européenne. C’est pourquoi, dans le cadre de la CIG, nous devons renforcer les liens entre l’UEO et l’UE.

Le Figaro : L’« OTAN rénovée » suppose que les Européens, à travers l’UEO, aient un minimum de volonté commune en matière militaire. Mais comment espérer que le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement donne les impulsions nécessaires alors que le Danemark n’appartient pas à l’UEO et que quatre autres pays sont neutres ?

Hervé de Charette : La neutralité n’a plus de sens aujourd’hui alors que l’affrontement Est-Ouest a disparu. Nous avons proposé de donner aux pays neutres et au Danemark l’option suivante : soit ils s’associent à la décision du Conseil européen et ils pourront participer pleinement à sa mise en œuvre dans le cadre de l’UEO ; soit ils s’abstiennent et ils ne seront pas alors engagés. Nous les incitons ainsi à participer ou, en tout cas, à ne pas bloquer l’action des autres. Mais je souhaite une évolution dans ces pays. Ils sont engagés par l’objectif de Maastricht visant à définir à terme, une politique de défense européenne.

Le Figaro : Le concept des GFIM (3) permettra aux Européens de mener des opérations sans les États-Unis. Mais avec les moyens de l’OTAN qui sont essentiellement américains dès qu’il s’agit de transport ou de renseignement. Washington aura donc un droit de regard sur ces opérations. Cela vous gêne-t-il ?

Hervé de Charette : Il y a là deux questions distinctes. Faut-il, pour que les moyens de l’OTAN soient mis à disposition de l’UEO, un accord des Américains, une décision positive du conseil ? La réponse est oui. De la même façon, les Américains ne peuvent engager l’Alliance sans accord des Européens. Faut-il ensuite que les États-Unis et le Conseil atlantique conservent un droit de regard sur l’opération que l’UEO mènera avec les moyens de l’OTAN ? À Berlin ? les alliés ont répondu : non. En revanche, il est légitime qu’ils soient informés de l’usage que fera l’UEO des moyens mis à sa disposition.

Le Figaro : Si les quinze ne mettent pas en place une véritable agence de l’armement, ne craignez-vous pas que les États-Unis renforcent un monopole qui, pratiquement, condamnerait les Européens à des opérations de petite envergure du style Mostar ?

Hervé de Charette : Le risque d’un monopole américain de l’armement existe. Vous avez raison de dire qu’il faut mettre en place une véritable Agence européenne d’armement. Nos handicaps sont le morcellement du marché européen, l’insuffisante coordination des besoins et des programmes. L’agence franco-allemande devra remédier à ces deux problèmes par une définition conjointe des besoins à moyen et long terme de nos armées. Et en permettant entre nos industries, une synergie et une concurrence bénéfiques.

Le Figaro : La dimension nucléaire de la France est-elle prise en compte dans le rapprochement en cours avec l’OTAN ?

Hervé de Charette : Elle est au cœur du lien de sécurité transatlantique. Les autres Européens ne l’ignorent pas. Nous non plus.

Le Figaro : Pourriez-vous bloquer l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est si la rénovation de l’alliance s’enlise ?

Hervé de Charette : La France ne prendra pas en otage l’élargissement de l’OTAN pour faire avancer la rénovation de l’alliance. Il reste que cet élargissement sera d’autant plus facile que l’Alliance à laquelle se joindront de nouveaux membres sera rénovée. C’est pour cela que j’ai insisté à Berlin pour que les principales décisions relatives à la rénovation de l’alliance soient prises dès décembre prochain.

Le Figaro : Comment interprétez-vous le changement d’attitude de la Russie à propos de l’élargissement ?

Hervé de Charette : La diplomatie russe a changé de style mais elle a maintenu ses objections de fond.

Ce qu’il faut, c’est établir entre la Russie et l’Alliance nouvelle qui se créé, une relation de coopération qui permette de progresser.

Le Figaro : L’Union européenne piétine. Vous-même avez critiqué le « train-train » de la CIG. Une initiative franco-allemande de relance ne serait-elle pas la bienvenue avant le sommet de Florence ?

Hervé de Charette : L’union piétinerait ? Disons plutôt qu’elle travaille, qu’elle se prépare à des échéances majeures qui l’attendent dans les prochaines années, en particulier la monnaie unique et l’élargissement.

Sur la CIG, en revanche, je partage votre analyse. Les trois premiers mois ont été consacrés à la présentation des positions respectives. Une impulsion politique doit être donnée à Florence par les chefs d’État et de gouvernement. Nous attendons du Conseil européen, les Allemands aussi, qu’il donne aux travaux à venir des orientations précises, en particulier sur trois points : accroître la sécurité des personnes, renforcer l’efficacité de la prise de décision, organiser la politique étrangère et la défense européenne.

Le Figaro : Les grandes manifestations d’amitié Paris-Bonn ne cachent-elles pas des contradictions de fond ? Par exemple, sur les questions militaires ?

Hervé de Charette : Les Allemands craignaient de voir l’armée allemande spécialisée dans une tâche de défense territoriale de l’Europe, et l’armée française recentrée sur des missions extérieures de projection de forces. Cette crainte n’était pas fondée. Les travaux de Dijon l’ont montré. Les nouvelles forces françaises professionnalisées seront disponibles aussi bien pour des missions en Europe qu’hors d’Europe. Il y a des missions de défense collective et des missions de gestion de crises : la France et l’Allemagne sont bien décidées à se donner les moyens de conduire ensemble les unes et les autres.

Le Figaro : Vous redoutez la longueur et l’inefficacité des conseils des ministres européens. L’union est-elle déjà atteinte du syndrome de l’ONU ?

Hervé de Charette : Les décisions importantes se prennent au déjeuner, lorsque les ministres sont entre eux. Comment voulez-vous négocier, en séance plénière, dans une salle tellement vaste que je suis incapable de dire quel ministre est assis en face de moi et où se pressent plus de cent personnes ! Oui, c’est vrai, l’union connaît une dérive qui la dénature et la caricature. Ça ne peut pas durer comme cela !

Avec Klaus Kinkel, le ministre allemand des affaires étrangères, nous avons mené une réflexion à ce propos. Nous la partagerons prochainement avec nos partenaires.

Le Figaro : Vous avez une « vision intégrationniste » de l’Europe. Or, John Major jugeait récemment dans « Le Figaro » la route de l’intégration « imbécile ». Au-delà du psychodrame de la vache folle, peut-on travailler avec les Anglais ?

Hervé de Charette : La crise de la vache folle n’est pas un psychodrame. C’est une affaire très sérieuse. Nous devons la régler dès que possible. Il faut éradiquer la maladie. Notre action doit, à chaque instant, être guidée par des considérations scientifiques, car la santé humaine est notre priorité absolue. Comme le président de la République l’a redit jeudi dernier, à Dijon, en cas de doute, c’est la rigueur qui prime. Je l’ai dit clairement à Malcolm Rifking. Quant au reste, peut-on travailler avec les Britanniques ? Bien sûr. Le Royaume-Uni est pour la France un partenaire majeur avec lequel nous avons de vraies convergences sur des questions importantes.

Le Figaro : Que répondez-vous à ceux qui annoncent périodiquement votre remplacement au Quai d’Orsay ?

Hervé de Charette : Je suis très heureux dans ces fonctions passionnantes. Je comprends d’autant mieux l’impatience de ceux qui s’y verraient bien.

 

1. Union de l’Europe occidentale.
2. Conférence intergouvernementale sur la révision du traité de Maastricht.
3. Groupe de forces interarmées multinationales.