Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Libération" le 3 février 1999, sur son hostilité à l'allègement de l'impôt sur le revenu, le projet de réforme des charges patronales, l'avancée des négociations pour les 35 heures et les emplois-jeunes.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Q - Depuis une semaine, le débat est revenu sur la question de l'allégement des prélèvements obligatoires, et notamment d'une baisse de l'impôt sur le revenu. Y êtes-vous favorable ?

Tout le monde est pour la réduction des prélèvements obligatoires, et il est toujours facile de promettre des baisses d'impôts. Mais il est moins facile d'articuler cette promesse en cohérence avec l'action du gouvernement. Même si la France a un taux élevé de prélèvements obligatoires - encore faudrait-il regarder à champ équivalent avant de comparer avec les autres pays -, ce que les Français attendent d'abord, c'est que l'argent public soit bien dépensé. L'important, c'est de renforcer l'efficacité de la dépense publique. A cet égard, les 35 heures dans le secteur public sont l'occasion de réfléchir à l'amélioration du fonctionnement de l'Etat et des services publics, dans un double chantier : mieux servir nos concitoyens, mieux travailler à l'intérieur. Mais cela n'empêche pas de réfléchir à l'évolution des prélèvements obligatoires. Un meilleur fonctionnement des services publics comme, d'ailleurs, la réduction du chômage donnent des marges de manoeuvre supplémentaires, qui permettent de réfléchir aux réformes fiscales. Il peut en être ainsi d'une réforme de la fiscalité locale, accompagnant les grandes lois sur l'aménagement du territoire. Par ailleurs, nous nous sommes engagés à réaliser une réforme des cotisations patronales, qui vise à abaisser le coût du travail, notamment dans les secteurs de main-d'oeuvre et à bas salaires. Des projets allant dans ce sens seront soumis prochainement à la concertation avec les partenaires sociaux.

Q - Avez-vous des assurances que cette réforme aura bien lieu cette année ?

Le gouvernement s'y est engagé cet automne, dans la loi de financement de la Sécurité sociale. Nous respecterons la loi. Vous le savez, notre priorité, c'est l'emploi.

Q - Le chômage a baissé de 5 % en 1998. A ce rythme-là, le plein-emploi n'est pas pour demain…

Croyez bien que je n'oublie pas tous ceux qui sont encore au chômage. Mais l'amélioration à laquelle nous sommes parvenus depuis dix-huit mois – 235 000 demandeurs d'emploi en moins - est un record par rapport à ce qui s'est passé depuis les années 70. L'augmentation du chômage n'est pas une fatalité. Plus que jamais, ces dix-huit derniers mois, on a vu que la politique économique et la politique sociale sont intrinsèquement liées, que la seconde n'est pas seulement une conséquence obligatoire et fâcheuse de la première. Car, si la croissance, qui a créé 390 000 emplois, a été aussi forte, c'est bien parce que nous avons pris un certain nombre de décisions, souvent d'ordre social, comme la hausse du SMIC et des minima sociaux, ou le transfert des cotisations maladie sur la CSG. Elles ont permis une augmentation de 3 % du pouvoir d'achat des ménages et relancé la consommation. Il y a donc place pour le volontarisme politique: nous étions à 0,5 % de croissance au-dessous de nos partenaires entre 1993 et 1997, nous sommes maintenant à 0,4 % de croissance au-dessus.

Q - Les emplois-jeunes, ce n'est pas une forme nouvelle de traitement social du chômage ?

Non, car ils correspondent à la volonté d'enrichir le contenu en emploi de la croissance, en anticipant sur les métiers de demain. C'est vrai dans notre action pour favoriser les nouvelles technologies, comme pour les emplois-jeunes qui améliorent la qualité de la vie. 90 % de ceux qui en bénéficient reconnaissent que leur métier est utile. Des besoins nouveaux apparaissent partout et certains sont déjà pérennisés. En Dordogne, par exemple, des communes rurales se sont regroupées pour embaucher deux emplois-jeunes qui ont nettoyé les rives d'une rivière, remis en état d'anciennes péniches, monté avec des habitants des gîtes ruraux et des parcours touristiques. Dès cet été, avec ces équipements, ils vont solvabiliser leur propre emploi, et les communes vont réembaucher d'autres emplois-jeunes. Nous souhaitons maintenant étendre les emplois-jeunes aux communes et associations qui n'en ont pas encore, favoriser la professionnalisation et l'embauche des jeunes venant de quartiers et zones rurales en difficulté.

Q - Où en est la promesse des 350 000 emplois-jeunes dans le privé ?

C'est une proposition que nous avions avancée dans un contexte de récession. Or, en 1998, avec le retour de la croissance, les entreprises ont embauché un million de jeunes: certaines sont aidées, lorsque c'est nécessaire, grâce aux contrats en alternance ou à l'Arpe (1). Mais je me refuse à aider systématiquement le recrutement de jeunes en période de croissance: pour les entreprises, ce serait un pur effet d'aubaine. Nous travaillons sur d'autres pistes, comme le soutien à l'embauche de jeunes dans les secteurs où la pyramide des âges est déséquilibrée…

Q - En termes de créations d'emploi, le bilan des 35 heures est plutôt maigre…

Actuellement, 1 800 accords ont été signés et 13 000 emplois créés dans le cadre de la loi sur les 35 heures, ce qui représente 8 % des effectifs des entreprises concernées. Pour l'ensemble de 1998, la réduction du temps de travail a créé entre 27 000 et 30 000 emplois nouveaux. Chaque jour, 1 500 salariés passent aux 35 heures. Chaque semaine, 1 000 emplois sont créés grâce à la réduction du temps de travail. C'est comme si on nous annonçait l'arrivée d'un Toyota par semaine en France.

Q - Les salariés de Peugeot trouvent pourtant qu'ils paient très cher les 35 heures en termes de flexibilité…

Je n'ai pas l'habitude de m'exprimer sur un accord en cours de négociation : c'est aux partenaires sociaux de s'entendre. Je rappelle que, ces cinq dernières années, PSA et Renault ont, à eux seuls, supprimé 25 000 emplois. Depuis quinze ans, les constructeurs automobiles lancent des plans sociaux chaque année. J'ai refusé cette approche: l'Etat ne va pas continuer à payer 70 % des préretraites sans que les constructeurs ne traitent les problèmes structurels comme l'organisation et la durée du travail, la formation" L'Etat ne pourrait accepter d'accompagner des départs anticipés - et de toute façon pas à hauteur de 70 % - que s'il y a un accord global.

Q - Quand on voit que, chez Peugeot, négocier les 35 heures signifie systématiser le travail le samedi, on comprend que les salariés s'interrogent.

Je comprends que les salariés se posent des questions. De manière générale, je suis très attentive à l'équilibre des accords, que ce soit sur les conditions de travail des salariés et l'articulation de leur vie familiale et professionnelle ou sur le meilleur fonctionnement des entreprises. Laissons les acteurs de l'entreprise négocier et décider. Ainsi, certains salariés ont, par exemple, accepté de travailler le samedi en échange d'une journée de repos le mercredi, car beaucoup de femmes ont des enfants. Plus globalement, les 35 heures ont provoqué un dialogue d'une qualité exceptionnelle dans les entreprises. Elles permettent une vraie solidarité entre les salariés et les chômeurs. Je suis convaincu que cela renforcera les organisations syndicales. Ainsi la CGT a-t-elle saisi cette occasion pour accélérer sa mutation vers un syndicalisme de proposition.

(1) Allocation de remplacement pour l'emploi, aide à la préretraite en échange d'une embauche.