Résumé
Date : 23 janvier 1996
Source : Sud-Ouest
Sud-Ouest : Avec le recul, quelle analyse et quelles leçons tirez-vous des évènements sociaux récents ?
Jean Gandois : Je constate que l’éruption s’est cantonnée au service public malgré certains efforts pour allumer le feu ailleurs. Cette crise sociale est née de la coïncidence de trois éléments qui ont fabriqué un cocktail explosif. Le plan Juppé de sécurité sociale en lui-même, son extension aux régimes spéciaux en des termes qui ont fait peur à trop de monde en même temps, l’annonce du plan SNCF. Sans oublier le rôle de la CGT et de FO qui avaient des raisons spécifiques de dire non au plan Juppé. Il y a eu amalgame et confusion.
Sud-Ouest : On n’a jeté le bébé de la réforme avec l’eau du bain ?
Jean Gandois : Je ne crois pas que la France soit totalement bloquée. Dans notre vieille Europe, les réformes sont difficiles, pas impossibles.
Sud-Ouest : Le service public à la française est réformable ?
Jean Gandois : Je ne sais pas ce que veut dire le service public à la française. Je suis plutôt en faveur d’une reconnaissance claire des spécialités d’un service public européen avec un avec un cahier des charges précis, relatif notamment à la transparence concernant les activités jugées non rentables. Ou sur les contraintes minimales en cas de grève par exemple. Je suis clairement favorable à une charte européenne du service public mais certainement pas à un service public mais certainement pas à un service public à la française qui irait à l’encontre de sa modernisation.
Sud-Ouest : Le mouvement de décembre a-t-il remodelé à vos yeux le paysage syndical français ?
Jean Gandois : La refonte entre un pôle réformateur et un autre du refus me paraît être une fausse explication. C’est presque dommage, parce que, si tel était le cas, nous aurions un paysage difficile mais clair. Je considère qu’il est très important d’avoir des syndicats forts. Malheureusement, nous demeurons dans une situation syndicale éclatée qui ne contribue pas à sa force. Car je ne crois pas au rassemblement durable dans l’action de la CGT et de FO. Ce sont deux organisations qui se battent sur des stratégies différentes. Quant à la CFDT, elle a marqué son originalité mais celle-ci reste à confirmer, et d’abord auprès de ses adhérents.
Sud-Ouest : Les grèves ont implicitement remis en cause l’Europe de Maastricht. Le remettez-vous en cause comme le PDG de la Société Générale ?
Jean Gandois : Il est tout à fait clair que la grande majorité de l’économie française est en faveur de la création de la monnaie unique, pour l’accomplissement de l’Europe et la création d’emplois. Mais le problème c’est, contrairement à ce qu’on a fait jusqu’à présent, de ne pas faire de Maastricht l’objet européen unique. C’est la meilleure façon de rater l’objectif. La monnaie unique doit venir par surcroît. Je l’espère pour le 1er janvier 1999, mais si ce n’était pas possible pour cette date, je n’en ferais pas un drame. Ce qui compte c’est la dynamique vers la monnaie unique et la construction d’une Europe politique, pas le calendrier. Aujourd’hui, si l’on arrive à créer une nouvelle dynamique européenne, la monnaie unique s’en suivra naturellement et la date précise n’a pas la même importance.
Sud-Ouest : La dynamique européenne passe par la relance du tandem franco-allemand ?
Jean Gandois : On peut toujours prendre de petites initiatives de croissance dans un cadre national mais la seule action de fond ne peut résulter que de décisions cohérentes et concertées entre la France et l’Allemagne. À tout point de vue : budgétaire, monétaire, financier et social. La France et l’Allemagne sont les deux locomotives de l’Europe et le resteront. Mais elles ont un problème fondamental à résoudre. Ce n’est pas celui du franc fort, mais celui de la surévaluation du mark par rapport à toutes les autres monnaies. On ne peut pas être compétitif dans une telle situation monétaire.
Sud-Ouest : Quelles autres recettes de relance ?
Jean Gandois : Je suis fasciné de voir qu'en Allemagne il y a un consensus patronat-syndicats sur la baisse des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires comme condition de redémarrage de la croissance pour créer deux millions d'emplois d'ici l'an 2000. Même s'il y a à côté des désaccords sur la flexibilité ou les horaires. Ce modèle allemand mérite réflexion. Nous n'arriverons pas à redonner confiance aux Français si les différents acteurs de ce pays ne tracent pas la route ensemble.
Sud-Ouest : En attendant, la conjoncture risque de casser un peu plus le moral des Français…
Jean Gandois : Nous allons connaître une croissance zéro sur le premier trimestre. Cependant, il y a de fortes misons de penser que la croissance va redémarrer au second semestre. Les taux d'intérêt peuvent encore baisser et permettre une relance de l'investissement. Et puis nous avons un environnement mondial favorable.
Sud-Ouest : Comment et quand allez-vous renouer le lien avec les syndicats ?
Jean Gandois : Les retrouvailles que je souhaitais pour le 19 janvier arrivaient trop tôt. Trop tôt pour des syndicats qui se sont violemment opposés dans une période récente. Le rôle du patronat n'est pas d'arbitrer les querelles entre les syndicats. Je préfère donc attendre une certaine décrispation. Pour que chacun puisse aussi répondre à la question : faut-il privilégier le dialogue avec le gouvernement – comme j’ai pu le noter au sommet social de décembre – ou avec le patronat ? Mon objectif est de proposer une nouvelle rencontre avec les syndicats, dans la deuxième quinzaine de mars, sur la protection sociale, comme prévu initialement. Mais peut-être faudrait-il ne pas aborder tous les sujets au cours de cette première réunion. L’essentiel est d’arriver à un point où chacun ne soit pas complètement bloqué sur le plan Juppé. De telle façon qu’on puisse trouver des points d’application communs à proposer au gouvernement.
Sud-Ouest : Le gouvernement vous presse sur l’aménagement du temps de travail. Ça avance ?
Jean Gandois : Il y a aujourd’hui plus de 50 branches professionnelles qui ont soit conclu un accord, soit entamé des négociations, soit fixé des dates avant le 31 janvier. C’est satisfaisant.
Sud-Ouest : On vous sent aujourd’hui assez critique vis-à-vis du pouvoir ?
Jean Gandois : Il n’y a pas de désaccords fondamentaux. Nous avons appuyé le gouvernement sur deux axes majeurs : tout d’abord la maîtrise des dépenses publiques et ensuite le plan sécurité sociale. Nous n’avons, d’autre part, pas pris position entre le RDS puisque, pour nous, cela relève de l’équilibre global. Nos critiques s’adressent plutôt à la méthode. Les pouvoirs publics doivent nous considérer davantage comme des acteurs majeurs et donc améliorer la concertation.
Date : 1er février 1996
Source : Le Figaro
Le président du CNPF accompagne le chef de l’État. « Si l’on veut faire revenir la croissance, ce n’est pas le moment de diviser », dit-il.
Depuis la crise de décembre, où on l'avait vu arriver très en colère au sommet social de Matignon, « couvert, disait-il, du sang des entreprises », le président du CNPF, Jean Gandois, s'était tu. Invité à accompagner le Président de la République à Washington, ce solide Limousin qui a en commun avec Jacques Chirac le Corrézien l'amour du terroir et le goût du franc-parler a l'intention de profiter de ce voyage pour s'expliquer. Et pour réclamer des orientations claires.
C'est de Bruxelles, où il passe un jour par semaine au siège du groupe des aciéries belges Cockerill-Sambre, dont il a conservé la présidence, que Jean Gandois m'appelle, à la veille de son départ pour les États-Unis. « J'ai tenu, m'explique-t-il, à garder ce contact avec les réalités de l'entreprise pour ne pas devenir moi aussi un technocrate. » Le ton est donné. On sent que, si ce faux placide a choisi depuis quelque temps de se taire, il n'en bouillonne pas moins intérieurement. Comment va-t-il donc réagir en présence de Jacques Chirac ? « Je voudrais lui dire, avec estime et respect, que, s'il veut mobiliser les chefs d'entreprise, il ne faut pas qu'il passe son temps à en dire du mal (allusion à la sortie de Jacques Chirac dans les Deux-Sèvres sur les patrons qui empochent des aides et n'embauchent pas). Si l'on veut faire revenir la confiance, ce n'est pas le moment de diviser. »
Le discours de Kohl
Nul doute que le dialogue se nouera facilement. Lorsqu'il fut élu, voilà un peu plus d'un an, « patron des patrons », Jean Gandois passait pour un membre de l’« establishment » proche d'Édouard Balladur et ami de Martine Aubry - qu'il embaucha naguère comme directeur général adjoint de Pechiney. Pourtant, il affirmait alors s’entendre « au mieux » avec Jacques Chirac.
S’il a en commun avec ses interlocuteurs syndicalistes Nicole Notat et Louis Viannet d’avoir grandi entre un père libre-penseur inclinant à gauche (le sien était fonctionnaire des impôts) et une mère qui tentait de raccommoder les choses avec le Ciel en allant à la messe, Jean Gandois, qui se souvient d'avoir, enfant, gardé les vaches de son grand-père, a toujours un côté paysan qui devrait plaire à Jacques Chirac. Un côté militaire, aussi, marqué par son passage au lycée Saint-Louis, où il se levait à l'aube au roulement du tambour.
Cet homme de caractère - c'est-à-dire de fichu caractère - supporte très mal les interventions des gouvernements. En se frappant la cuisse d'une claque familière, il adore raconter comment, PDG de Pechiney, il mit à la porte de son bureau l'envoyé d'un ministre de l'économie nommé Jacques Delors venu lui demander de rémunérer l'État actionnaire « alors que l'entreprise perdait de l'argent et devait licencier » ! Cela n'empêche pas chez lui l'ouverture. Mais le moins que l'on puisse dire est que, dans ses nouvelles fonctions d’« apparatchik », Jean Gandois n'a guère montré son visage avenant.
« La télévision, réplique-t-il, quand on le lui fait remarquer, impose un langage doucereux qui conduit à la langue de bois. Moi, je crois que la sensibilité et le respect des personnes n'empêchent pas les positions fortes, au contraire. Une expression claire et nette des conflits fait partie de la pédagogie. Et puis, je commence à en avoir assez d'entendre parler de cadeaux aux entreprises et d'efforts nécessaires des chefs d'entreprise, quand beaucoup luttent pour survivre ! »
Quelles idées fortes le président du CNPF souhaite-t-il donc faire passer, lui qui, avant son élection, exprimait son opposition à « toute solution libérale qui aboutirait à une baisse des salaires », et qui répète encore aujourd'hui : « On ne peut pas mobiliser les gens dans la perspective d'une descente illimitée » ?
« Je suis très frappé, soupire-t-il, de constater à quel point le discours français reste muet sur les perspectives. Je suis un européen, mais l'on ne va pas faire marcher le peuple avec la monnaie unique ! Pas plus qu'avec la réduction des déficits ! Il faut mobiliser les gens pour leur avenir et celui de leurs enfants. » Comment ? Cela lui brûle les lèvres. Jean Gandois a retenu mot pour mot un récent discours de Helmut Kohl au peuple allemand. « Rappelez-vous où nous en étions il y a cinquante ans : ravagés ! Voyez où nous sommes aujourd'hui. Eh bien, ce qui nous attend va être encore plus difficile. Mais, si l'État cesse de dépenser trop et les syndicats d'être trop exigeants, si les patrons deviennent encore plus dynamiques, nous avons devant nous d'immenses conquêtes à accomplir à l'Est ! »
Relance des institutions européennes
Quelques jours après ce discours, le patronat, les syndicats et les pouvoirs publics allemands parvenaient à un accord où chacun consentait à des sacrifices inouïs vus de ce côté-ci du Rhin en faveur d'un objectif commun : l'emploi. Un tel accord ne serait-il pas réalisable en France ? Jean Gandois n'y croit pas. « Pour deux raisons : il faudrait une certaine unité syndicale, or la crise de décembre a fait éclater le paysage. D'autre part, il faudrait cesser de nous culpabiliser les uns les autres. » Tel est, selon lui, le véritable frein à une relance commune.
Cependant, le président du CNPF croit possible une action commune de la France et de l'Allemagne dans bien des domaines, à commencer par les « dévaluations compétitives » pratiquées par l'Italie, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Elles sont mortelles pour notre industrie textile, et leur arrêt « conditionne, insiste-t-il, le passage à la monnaie unique ». Mais toute relance commune passe d'abord, pour le président du patronat français, par une relance des institutions européennes. « On ne peut pas être fédéral à vingt-cinq, en accueillant la Pologne, la Hongrie, etc. Je crois plutôt à deux cercles. Si l'on n'a pas un essai d'idée commune de ce que peuvent devenir les institutions européennes, on n'avancera dans aucun autre domaine. »
Manquent décidément, selon lui, sur le plan européen comme à l'intérieur, la clarté et la mise en perspective. « Ce qui a décrédibilisé l'action d'Alain Juppé, objectivement remarquable, observe-t-il, c'est la succession de mesures sans effet réel : une semaine un plan pour les chômeurs de longue durée, la semaine suivante un plan pour les jeunes, la semaine d'après un plan pour le logement... »
La priorité, dira-t-il à Jacques Chirac, est de rassurer. « Ce dont les gens ont le plus besoin, c'est de sécurisation. Ils savent que les responsables ne sont pas des sorciers capables de tout réaliser, mais ils attendent qu'on leur explique clairement où nous allons ensemble. » « Et puis, ajoute-t-il, il faut aux Français un grand projet qui ne consiste pas seulement à lutter contre la fracture sociale. » À nouveau, Jean Gandois cite Helmut Kohl. « Les classes moyennes, conclut-il en ouvrant les mains, il n'y a que ça qui leur parle : l'ambition de redevenir un grand pays. »