Interviews de M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur, dans "Le Figaro", à RTL et France 2 le 30 juillet 1996, sur la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme et sur les différentes approches adoptées par la France et les États-Unis concernant les phénomènes terroristes.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion des ministres de l'intérieur et des affaires étrangères du G7 (Groupe des sept) et de la Russie sur la lutte contre le terrorisme, à Paris le 30 juillet 1996

Média : Le Figaro - RTL - France 2

Texte intégral

Le Figaro : 30 juillet 1996

Le Figaro : L'objectif officiel de la conférence est de faire progresser la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. Pourquoi cette réunion serait-elle plus efficace que les autres ?

Jean-Louis Debré : La coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme se développe à plusieurs niveaux. La vie quotidienne de l'antiterrorisme est essentiellement bilatérale. De très nombreuses coopérations bilatérales fonctionnent remarquablement bien. Au niveau international, plusieurs échelons dans le cadre européen, dans le cadre onusien ont permis d'aboutir à plus d'une dizaine de textes, qui sont des outils extrêmement utiles.

Avec la conférence d'aujourd'hui, c'est en fait la première fois qu'au niveau du G7-P8, l'ensemble des ministres intéressés se réunissent sur le sujet. Jusqu'à présent, la coopération était limitée à des échanges d'analyses politiques au niveau des experts. Cette fois, le mandat donné à Lyon par les chefs d'État et de gouvernement a été de demander conjointement aux ministères des affaires étrangères et de l'intérieur d'adopter et de recommander des mesures concrètes pour faire progresser la coopération. Il y a eu, certes, des réunions comme Charm-et-Cheikh, dont le but était essentiellement politique. La réunion de Paris est sensiblement différente. Elle veut étudier les moyens plus spécifiques de coopération antiterroriste concrète.

Le Figaro : Bill Clinton a appelé la communauté internationale à désigner comme États terroristes l'Iran, l'Irak, la Libye et le Soudan. Il veut aussi que des sanctions soient prises contre eux. Cette liste noire vous paraît-elle correspondre à la réalité des menaces ?

Jean-Louis Debré : C'est une position constante de la politique américaine de considérer une liste préétablie d'États soutenant le terrorisme. Le Congrès américain a inclus dans cette liste l'Iran, l'Irak, la Libye, le Soudan, la Syrie, la Corée du Nord et Cuba. Ce type d'approche n'est pas exactement la nôtre. En termes judiciaires elle ne permet pas de mettre en évidence la responsabilité directe et prouvée de tel ou tel État dans le soutien d'acte terroristes.

Le Figaro : Les Américains veulent créer une organisation internationale de lutte contre le terrorisme. La France n'y est pas favorable. Pourquoi ?

Jean-Louis Debré : L'actualité, si pénible soit-elle, ne doit pas faire oublier l'acquis des expériences antérieures. Plusieurs organisations ont traité et traitent du terrorisme.

Dans le cadre de l'ONU, plus d'une dizaine de conventions ont déjà été adoptées. À notre sens, il n'est pas besoin de créer de nouveaux organes en la matière.

Sur le plan de la lutte opérationnelle, deux types de coopération judiciaire et policière. La coopération judiciaire est déjà fortement avancée avec toute une série de conventions d'extraditions.

Sur le plan policier, la coopération internationale en matière de police criminelle se fait au travers d'Interpol.

Dans le cadre européen, la création de l'unité Drogue Europol et l'adoption de la convention Europol serviront de structures de base au développement de l'organisation européenne de police, qui dans les années qui viennent, devrait s'occuper également de terrorisme.

Le Figaro : Quelles propositions la France va-t-elle défendre devant cette conférence ?

Jean-Louis Debré : La France insistera beaucoup sur le développement de la coopération opérationnelle entre les services de police à la fois pour les échanges de renseignements et pour le contrôle des mouvements des personnes suspectées de terrorisme. Le phénomène marquant des dernières années est la fluidité et la facilité de leurs mouvements dans de nombreux pays. Il importe donc de mettre au point des procédures de concertation et de coopération permettant de mieux les contrôler.

À côté de formes relativement connues de terrorisme comme les phénomènes régionaux et irrédentistes, la nouvelle et principale source de terrorisme vient des mouvements d'inspiration religieuse et plus particulièrement islamiste. Mais le phénomène qui nous préoccupe principalement est celui des Moudjahidines sunnites, conséquence de la guerre d'Afghanistan dont la cause a été relayée par la guerre en Bosnie et par d'autres conflits plus récents. Ces anciens combattants sont prêts à exporter les conflits internes de leur pays.

S'il est exact que nous n'avons pas affaire à une véritable internationalisation des actions islamistes sunnites, il existe de fait une solidarité entre ces activistes.

Le Figaro : Et les menaces nationales ? Les groupes terroristes nationaux bénéficient-ils de complicités étrangères ?

Jean-Louis Debré : Il est vrai que la montée du terrorisme d'origine nationaliste, qu'il soit d'extrême gauche, comme le PKK en Turquie ou d'extrême droite comme l'organisation qui a perpétré l'attentat d'Oklahoma City, sont inquiétant par leur aspect protéiforme et relativement inorganisé. Certains groupes idéologiques rencontrent la sympathie d'une fraction de la jeunesse qui souffre du chômage, d'exclusion. Là apparaît l'une des tendances les plus singulières du terrorisme aujourd'hui : la frontière est très incertaine entre militants islamistes et délinquance.

Le démantèlement en France de filière de soutien aux groupes armés en Algérie, ainsi que du réseau terroriste qui a frappé la France l'été dernier, a mis en lumière cette interpénétration croissante entre le milieu du banditisme et celui de l'islamisme.


RTL : mardi 30 juillet 1996

RTL : Il y a aujourd'hui à Paris une réunion des ministres du G7 plus la Russie, ce qui s'appelle un P8. Cela veut dire quoi ?

J.-L. Debré : C'est le groupe politique 8, c'est-à-dire en réalité les États-Unis, la France, le Canada, l'Allemagne, le Japon, et la Grande-Bretagne, plus le huitième, la Russie, au niveau des ministres de l'intérieur et des affaires étrangères.

RTL : Le sujet, c'est la lutte contre le terrorisme. Quels résultats concrets attendez-vous de cette rencontre ?

J.-L. Debré : C'est important puisque la vie quotidienne de l'anti-terrorisme, c'est d'abord une vie bilatérale. C'est la première fois qu'au niveau du G8, les pays vont se réunir pour essayer de réfléchir à ce phénomène. Moi, j'attends de ce Sommet – et cela sera à son crédit ou à son débit – la prise d'un certain nombre de mesures très précises dans le domaine de la détection des explosifs, dans celui – essentiel dans la lutte contre le terrorisme – du contrôle des circuits bancaires. J'attends avec impatience que les collègues adoptent un certain nombre de mesures pour mieux contrôler un certain nombre d'associations, notamment caritatives, qui sont des moyens pour les terroristes de véhiculer ou de se promener dans l'ensemble du monde.

RTL : Elles sont où, ces associations ?

J.-L. Debré : Ce sont, dans l'ensemble, des associations internationales qui, sous couvert d'humanitaire, permettent à un certain nombre d'individus de voyager. J'espère et je souhaite que sur les véhicules de l'information, notamment sur Internet, un certain nombre de mesures seront prises pour mieux contrôler ce phénomène moderne de communication. Je souhaite aussi que, dans nos législations, on renforce le problème de l'extradition. Vous savez, la lutte contre le terrorisme se mène à deux niveaux. À un niveau international, naturellement, il est essentiel qu'il y ait une coopération entre les différents États du monde. Mais elle se livre aussi dans l'ordre interne : il faut que l'ensemble des pays, notamment les huit pays qui vont se réunir, essaient d'harmoniser leurs législations pour mener une guerre commune.

RTL : Vous avez l'impression qu'il y a déjà une unanimité, à ce sujet ?

J.-L. Debré : Je pense que nous avons progressé à la suite des réunions que nous avons eues au niveau des experts. Oui, il y a une prise de conscience de la nécessité d'avoir des législations qui sont des législations proches. »

RTL : Par exemple sur les circuits bancaires ?

J.-L. Debré : Notamment sur les circuits bancaires, oui. Mais ne rentrons pas dans les détails.

RTL : Il y a tout de même une différence d'approche entre les États-Unis et les pays européens. Les États-Unis veulent boycotter une liste d'États qui, selon eux, ont parrainé des actes terroristes : l'Iran, l'Irak, la Libye, le Soudan. Ce n'est pas le point de vue des pays européens.

J.-L. Debré : L'approche américaine n'est pas exactement la nôtre. La position américaine a pour elle d'être constante et consiste à réduire le terrorisme à l'action de certains États. Le Congrès américain, le Président des États-Unis en donnent la liste Iran : Irak, Libye, Soudan, Syrie. En réalité, tout cela me semble un petit peu plus compliqué car nous avons affaire à quatre types de terrorisme. Il y a et il y a eu le terrorisme d'État. Il y a eu en second lieu ce que nous pourrions appeler le terrorisme politico-social qui s'est illustré en France avec Action directe, incarné en Italie avec les Brigades rouges et Allemagne avec la bande a Bader. Aujourd'hui, nous assistons à deux nouvelles formes de terrorisme : l'une que le pourrais appeler le terrorisme ultra-régionaliste, et l'autre que j'appellerais le terrorisme politico-religieux. Le terrorisme régionaliste, l'exacerbation du sentiment régional et parfois ultra-nationaliste alimente un certain nombre de montées de violence terroriste. Ce phénomène s'est illustré avec l'ETA en Espagne, avec le PKK, avec l'IRA. C'est véritablement une menace qui se développe et qui doit nous interpeller. Et puis le politico-religieux : nous assistons, notamment du fait de l'islamisme, à une exacerbation du sentiment religieux qui aboutit à mobiliser un certain nombre de personnages qui, au nom d'une idée religieuse, vont porter la guerre et développer des actions terroristes.

Lié à ce phénomène, on assiste à l'émergence d'un problème que l'on peut qualifier de phénomène sectaire et de prosélytisme islamiste. Les sectes islamistes prolifèrent en Egypte, en Turquie et dans certains pays du Moyen-Orient, se caractérisant par une violence de type paranoïaque non seulement à l'égard des chrétiens, à l'égard des juifs mais aussi à l'égard des musulmans modérés et même parfois, d'un certain nombre de musulmans fondamentalistes. Donc il y a à la fois cette forme de terrorisme traditionnel – terrorisme d'État, terrorisme politico-social mais nous assistons à l'émergence de deux autres formes de terrorisme qui sont un terrorisme régional et un terrorisme de type religieux et qui se nourrissent à l'intérieur même de ces États. On serait bien inspiré peut-être – et c'est peut-être ce    se passe avec l'enquête sur Atlanta – de regarder l'origine des actes terroristes. Ils ne sont pas allés chercher dans des pays étrangers mais à l'intérieur même du pays. C'est le pays qui a nourri son propre terrorisme.

RTL : Vous dites donc aux Américains de faire attention à cette nouveauté ?

J.-L. Debré : Par conséquent, l'analyse américaine qui est intéressante, me semble être une analyse un peu simpliste et un peu dépassée. Aujourd'hui, si nous regardons le phénomène terroriste, on voit que c'est beaucoup plus compliqué, naturellement. Les choses s'entrecroisent.

RTL : Avez-vous une conviction à propos du Boeing, en attendant les conclusions de l'enquête ?

J.-L. Debré : J'ai suffisamment travaillé ces questions-là pour ne pas me lancer dans des conclusions hâtives. Les Américains font une enquête extrêmement méticuleuse, systématique et j'attends les résultats de cette enquête.

RTL : Les services français y sont associés en partie ?

J.-L. Debré : Oui, les services américains nous ont demandé un certain nombre de renseignements que nous avons naturellement fournis. Parce que la coopération dans le domaine du terrorisme, c'est aussi et surtout une coopération bilatérale, comme nous l'avons fait avec l'Espagne sur l'ETA.

RTL : L'ETA est un exemple d'action bilatérale réussie ?

J.-L. Debré : C'est un exemple d'une coopération entre deux pays animés d'une même volonté. Cette volonté, c'est d'éradiquer un phénomène terroriste. Cette coopération, elle est parfaite et d'ailleurs on en a vu les résultats.

RTL : Allez-vous parler de la sécurité aérienne, au cours du G8 ?

J.-L. Debré : Nous en parlons quotidiennement puisque sans arrêt, nous cherchons à améliorer cette sécurité aérienne. J'en ai parlé hier soir avec les collègues de l'intérieur que j'ai reçus au ministère. Nous continuerons à en parler aujourd'hui.

RTL : Il y a un an, il y avait des attentats terroristes à Paris. Quel bilan faites-nous aujourd'hui ?

J.-L. Debré : Le bilan que j'en fais, c'est que la police française est une police absolument exceptionnelle et remarquable. Si les résultats sont ce qu'ils sont, à savoir que nous avons interrompu le processus des attentats, nous avons interpellé plus de 150 personnes, les auteurs des attentats, c'est parce que la police française est une police tout à fait remarquable qui a été, dans cette affaire, exceptionnelle par son efficacité, sa complémentarité et qu'il n'y a pas eu entre les différents services la moindre difficulté pour travailler ensemble.


France 2 : mardi 30 juillet 1996

B. Masure : Il y a déjà des Sommets anti-terroristes et notamment à Charm-El-Cheikh en Egypte et depuis dans plusieurs pays et non des moindres, on a recensé pas mal d'actions terroristes plus ou moins spectaculaires. D'où un certain sentiment d'impuissance dans l'opinion publique.

J.-L. Debré : Vous savez, face au terrorisme, il y a deux attitudes possibles : la première est marquée par la fatalité et le renoncement, ce n'est pas l'attitude de la France. La seconde est marquée par la volonté et la détermination, c'est le chemin qu'a choisi la France. Nous avons, l'été dernier, eu une vague de terrorisme. Nous l'avons vaincue par notre détermination, par notre volonté, par notre acharnement à trouver les auteurs de ces attentats. Aujourd'hui, nous montrons encore notre volonté en organisant, à Paris, cette réunion. Cette réunion avait deux buts : d'une part, analyser le phénomène terroriste et, d'autre part, trouver des mesures concrètes, précises, opérationnelles pour être plus efficaces dans cette lutte.

B. Masure : Monsieur le ministre, il y a une réelle divergence de stratégie avec les États-Unis puisque ces derniers demandent le renforcement des sanctions contre certains États soupçonnés d'être les commanditaires du terrorisme comme l'Iran ou la Libye. La France, elle, prêche le dialogue critique avec un pays comme n'est-ce pas ?

J.-L. Debré : Il n'y a pas de différences de stratégies entre les États-Unis et la France. Il y a des divergences dans l'analyse du phénomène terroriste. Nous considérons qu'il y a plusieurs formes de terrorisme. Il y a le terrorisme d'État. Il y a ce que nous avons connu dans le passé à savoir un terrorisme politico-social. Et puis, nous avons l'émergence aujourd'hui, ou la renaissance, de deux phénomènes terroristes importants et inquiétants : c'est à la fois le phénomène du terrorisme régionaliste ou nationaliste et puis un phénomène que l'on avait connu dans le passé mais qui réapparaît, c'est le phénomène terroriste politico-religieux. Ces différentes formes de terrorisme supposent des réponses adaptées et nous considérons que notre responsabilité est de prévoir des réponses à toutes ces formes de terrorisme et pas seulement à une sorte de terrorisme.

B. Masure : Dans le communiqué final de la réunion de Paris, que vous avez co-présidée tout à l'heure, il y a une mise en garde contre le financement indirect d'organisations terroristes par l'intermédiaire d'associations qui ont et qui prétendent avoir un but caritatif. On va vous soupçonner; sans doute, d'avoir des arrières pensées politiques et de vous attaquer à certaines associations, non ?

J.-L. Debré : Il ne faut me soupçonner de rien du tout ! La seule chose que j'accepte, c'est d'être à la tête du combat contre les terroristes. Nous avons voulu, au Sommet de Paris, être très précis, très concrets et prendre des mesures pour éradiquer le terrorisme. Naturellement, nous avons prévu des mesures pour lutter contre le trafic des armes, des munitions, mais nous avons remarqué aussi qu'un certain nombre d'associations, naturellement un petit nombre d'associations internationales, sont utilisées par certains terroristes pour passer d'un pays à l'autre. Et par conséquent, nous avons envisagé un certain nombre de mesures concernant certaines de ces associations pour mieux contrôler, notamment, les fonds dont elles disposent et l'utilisation de ces fonds. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que pour être efficace, il ne faut pas rendre public toutes ces mesures. Mais croyez-moi, cette réunion a été essentielle parce que nous avons été au fond des problèmes et qu'enfin, l'ensemble des ministres présents a voulu décider de dispositions opérationnelles. Nous avons une méthode ; cette méthode consiste, pour chaque forme de terrorisme, à déterminer les mesures les plus appropriées pour être efficaces. Et vous verrez qu'ainsi, l'ensemble des pays présents et les autres vont progressivement harmoniser leur législation et harmoniser la coopération internationale pour mener contre le terrorisme une guerre qui sera victorieuse si nous sommes tous solidaires et si nos législations permettent d'être efficaces.