Article de M. Michel Rocard, député PS européen, dans "L'Express" le 23 mai 1996 intitulé "SOS Bosnie", sur la décision de retrait des forces américaines de l'IFOR et les responsabilités de l'Union européenne dans l'application de l'accord de Dayton.

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Média : L'Express

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L'Europe va-t-elle se déshonorer une nouvelle fois ? On ne parle plus guère de la Bosnie ces temps derniers : le calme semblant régner depuis les accords de Dayton, elle ne fait plus l'actualité.

Cela ne change rien à une règle fondamentale de l'action politique : les décisions sont à prendre quand elles sont nécessaires, surtout lorsqu'il est possible et souhaitable d'anticiper, et non pas quand les médias se saisissent des drames.

Que se passera-t-il en décembre prochain, lorsque les unités américaines se retireront de Bosnie et cesseront, en conséquence, d'assumer leur part de responsabilité, essentielle, dans la mission confiée par l'ONU à l'Alliance atlantique, qui se traduit par la présence en Bosnie des 60 000 hommes de l'Ifor (telle est la désignation onusienne de l'ensemble de ces forces), dont 20 000 Américains ?

Au bilan de ces soldats de la paix figurent deux aspects positifs majeurs. Le premier est qu'on ne se bat plus, ce qui est, après quatre ans de violences extrêmes, un très beau résultat. Le second est que les dispositions militaires des accords de Dayton sont à peu près appliquées, ce qui constitue aussi un réel succès.

Malheureusement, il n'en va pas de même des autres points de ces accords, et moins encore des perspectives de reconstruction et de développement d'une Bosnie stabilisée. Les conditions sociales, politiques et administratives pour que puissent se dérouler des élections libres et impartiales sont loin d'être remplies ; le retour des réfugiés et des personnes déplacées est à peine commencé, et l'on ne voit pas comment en accélérer l'organisation puis le déroulement ; la mise en œuvre du programme de reconstruction de la Bosnie-Herzégovine ne décolle pas ; enfin, les multiples entraves mises à l'action du Tribunal pénal international ne facilitent pas l'exercice d'une justice nécessaire à l'instauration d'une paix durable. Or ce sont là autant de conditions à la transformation du précaire cessez-le-feu signé à Dayton en une paix acceptée.

La préparation des élections, la réalisation des mesures permettant et favorisant le retour des réfugiés et des personnes déplacées, la mise en route du programme de reconstruction prendront beaucoup plus de temps que prévu. Tant que ces conditions ne seront pas réunies, le départ de toutes les forces militaires d'interposition et de maintien de la paix risque fort de se traduire par une reprise des combats.

Dès lors, la question de savoir ce qui se passera après le départ des Américains se pose avec une acuité dramatique. Or il existe, au niveau des instances officielles de l'Union européenne, un discours en langue de bois aux termes duquel Américains et Européens, en Bosnie, seront « dedans ensemble et dehors ensemble ».

On peut comprendre qu'en pleine campagne électorale le président Clinton ne puisse en aucun cas revenir sur sa décision de retrait, qui ne concerne que les troupes américaines. Et on le comprend d'autant mieux que chacun sait fort bien – et d'abord les électeurs – que l'intervention des États-Unis répondait avant tout à une carence européenne. En tout cas, il est exclu que les Européens aient la moindre chance de faire changer d'avis Bill Clinton. En conséquence, la responsabilité de la suite leur appartient, de manière presque exclusive.

Courageusement, car il n'avait pas de mandat pour le faire, le commissaire européen aux Affaires étrangères, M. Van den Brock, vient de poser le problème dans une enceinte atlantique, à Washington. Il a clairement évoqué l'idée d'un maintien de troupes européennes en Bosnie une fois les Américains partis. L'Union européenne exécuterait alors seule le mandat de l'ONU.

Du coup, le Conseil des ministres de l'Union fait sa colère ; M. de Charette désavoue M. Van den Brock et le tance. La Commission balbutie pour se protéger de la mauvaise humeur du Conseil, en pleine période de Conférence intergouvernementale.

Tout cela est inadmissible. Le « silence dans les rangs » ne saurait suffire à régler une question si importante. Le débat doit s'ouvrir. M. Van den Brock a raison de l'engager, et il faut le soutenir. Quand on s'est chargé d'une tâche, on l'assume jusqu'au bout.

Je dépose, avec quelques collègues, une résolution d'urgence dans ce sens au Parlement européen. Mais le débat concerne tous ceux qui sont attachés à cette cause. Une nouvelle fois, c'est l'existence même de l'Union et de sa politique étrangère, ainsi que ses devoirs, qui est dès à présent en question.