Interview et articles de M. Marc Vilbenoît, président de la CFE CGC, à Europe 1 le 21 juillet 1997, sur la hausse des impôts sur les bénéfices, la réduction du temps de travail hebdomadaire, et dans "La Lettre confédérale" du 31 juillet et "Le Nouvel économiste" du 4 juillet, sur l'audit des finances publiques et le plafonnement des allocations familiales.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication de l'audit sur les finances publiques demandé par M. Lionel Jospin, premier ministre

Média : Europe 1

Texte intégral

Europe 1 - Lundi 21 juillet 1997

Europe 1 : Vous représentez 183 000 adhérents en France. On connaîtra à 10 h 30, le résultat de l’audit sur les finances publiques. Pour vous s’agit-il d’un vrai ou d’un faux suspens ?

M. Vilbenoit : 183 000 adhérents mais beaucoup plus de votants heureusement, je le dis tout de suite. Vous savez, c’est un peu du « c’est toi, c’est pas moi », c’est la note Juppé contre l’audit Jospin. Les Français veulent la vérité et la clarté. Alors si l’audit y contribue, tant mieux ! Je crois qu’il n’y aura pas de vraie surprise, à ce que je sais. Ce sera entre 3,6 et 3,7 %. La note Juppé parlait de 4 %. Tout cela se joue à peu de choses, mais peu de chose qui valent chaque fois des dizaines de milliards pour les Français.

Europe 1 : Tout cela est pour faire mieux passer la suite, à savoir les mesures qui vont être annoncées, à savoir une hausse des impôts avec a priori des ménages qui sont épargnés. Est-ce que cela vous satisfait ?

M. Vilbenoit : Attendez, attendez, j’ai dit au gouvernement qu’il ne s’agissait pas de dire « le bonheur est pour demain avec l’euro, alors tuons le début de faible croissance qui existe aujourd’hui. » Attention, les prélèvements sur l’économie français, c’est « tueur de croissance » or, il faut de la croissance. Elle ne servira pas, seule, à réduire le chômage, mais il ne faut pas tuer la croissance. Les prélèvements tuent la croissance. Alors, quant à l’idée de prélever sur des ménages sur qui on a déjà prélevé 140 milliards depuis 1993, de grâce, si on veut pénaliser l’effort, tuer le dynamisme, on n’a qu’à continuer ! L’idée de prélever de nouveau sur les ménages dits « aisés », mais c’est l’artichaut !

Europe 1 : L. Jospin a parlé à la télévision de « ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu ».

M. Vilbenoit : Je dirai que c’est l’artichaut. On commence en fixant des plafonds, et l’on redescend la grille. Alors qu’aujourd’hui, les salaires dans le pays, ont perdu dix points dans la richesse nationale au cours des 10 dernières années, alors que Juppé comme Jospin ont affirmé que les revenus du travail ne doivent plus être davantage taxés, tenons les promesses de temps en temps ! J’ai demandé au gouvernement Jospin de ne pas pénaliser davantage les revenus, et notamment les revenus des catégories intermédiaires dont le dynamisme et la consommation tirent l’économie.

Europe 1 : Sur ce point, vous risquez d’être satisfait tout à l’heure ?

M. Vilbenoit : D’après les derniers contacts d’hier, je peux espérer, mais ma fonction m’a appris la prudence. J’attendrai l’annonce officielle. Si c’est cela, cela ira dans le bon sens.

Europe 1 : On va annoncer très certainement la hausse de l’impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises seulement. Est-ce que cela vous paraît choquant de demander aux grandes entreprises de contribuer à l’effort ?

M. Vilbenoit : L’impôt sur les sociétés est un impôt qui avait été baissé par Rocard, qui l’avait ramené de 41 % à 33 %. C’est A. Juppé qui l’a porté temporairement à 36 %. Je dirais que 40 % est une moyenne européenne. Compte tenu de la déformation de la valeur ajoutée au détriment des salaires, que j’évoquais tout à l’heure, une pause s’impose, et prélever sur les entreprises, ce n’est pas à faire de manière systématique, mais c’est aujourd’hui dans ce sens qu’il faut aller. La moyenne européenne de 40 % me paraît un chiffre acceptable mais à ne pas dépasser.

Europe 1 : Mais ce trésor de guerre accumulé par les entreprises ces dernières années n’aurait-il été mieux employé, pour augmenter les salaires par exemple ?

M. Vilbenoit : L’expérience montre que les prélèvements fiscaux sont sûrs, le retour sur les salaires est incertain.

Europe 1 : Mais cela va quand même faire baisser les marges de financement des entreprises !

M. Vilbenoit : Nous allons en parler de manière sérieuse pendant tout l’été, avec pour objectif la conférence de la rentrée. L’emploi, cela se traitera, à la fois par le maintien de la croissance, mais aussi par une vraie discussion sur l’aménagement-réduction du temps de travail, y compris pour l’encadrement.

Europe 1 : La réduction du temps de travail, cela ne vas pas être facile de trouver des modalités de réduction du temps de travail pour les cadres, dans la mesure où ces derniers sont payés au forfait et travaillent davantage que 39 heures en général.

M. Vilbenoit : Nul n’a intérêt à toiser les cadres dans cette affaire. C’est ce que je dis au patronat comme au gouvernement Jospin. Je crois qu’ils sont les moteurs d’une nouvelle organisation du travail qui peut être plus productive et qui permet de baisser le temps de travail et d’embaucher. Je crois qu’il faut les impliquer fortement dans le système, car ce sont eux qui sont les facteurs principaux d’une nouvelle organisation du travail. Derrière, il faut qu’ils aient des compensations, et ces compensations, cela se base sur des droits nouveaux, sur du temps capitalisable, des jours de compensation et non pas une réduction à la semaine ou aux jours qui n’a aucun sens pour eux.

Europe 1 : Le CNPF a fait le calcul et passer de 39 heures à 35 heures, cela équivaut à cinq semaines de congés payés supplémentaires. À l’horizon de trois à cinq ans, peut-on espérer que les cadres auront dix semaines de congés par an ?

M. Vilbenoit : Le CNPF est contre tout ! Contre l’augmentation des salaires, contre la réduction du travail ! Comment va-t-on résoudre le problème des cinq millions d’exclus !

Europe 1 : Mais vous avez dit que la réduction du temps de travail, il fallait la convertir en semaine de congés supplémentaires pour les cadres, non ?

M. Vilbenoit : J’ai dit en jours de congés capitalisables. Il faut un capital temps ; il faut permettre le droit au retour aux études ; il faut permettre un certain nombre de mesures nouvelles, qui restructureront la vie du travail et la séparation entre formation, production et retraite. Je crois que les choses sont à rechercher dans cette réorganisation de la vie. Dans l’immédiat, on peut jouer un coup fort. Nous proposons un contrat de génération, qui est de permettre à 200 000 jeunes de venir dans les entreprises contre le départ de 200 000 salariés âgés de plus de 55 ans volontaires, et il y en a dans le pays, qui ont cotisé 38,5 ans.

Europe 1 : Il y en a qui n’ont aucune envie de partir car à 55 ans, on est encore frais et dispo !

M. Vilbenoit : Moi, je dispose d’une richesse : c’est celle de mes militants syndicaux, de mes sections syndicales et partout où je vais sur le terrain, et en particulier dans les PME, je rencontre une forte demande. C’est un geste de solidarité et aussi de volontariat. Je crois qu’il y a une mesure courte à prendre tout de suite et qui est forte. D’ailleurs M. Aubry en parle. On en discute. Je crois que c’est une des premières mesures mais derrière, il faut réorganiser tout le temps de travail dans la vie. Les gains de productivité seront tels qu’en 2030, avec autant de chômeurs – même plus malheureusement – on produira deux fois plus qu’en 1993. C’est le problème de la richesse qu’il faut gérer.

Europe 1 : Vous êtes pour la réduction du temps de travail sans réduction de pouvoir d’achat et du salaire, si je comprends bien ?

M. Vilbenoit : J’ai dit qu’il fallait donner la place à la négociation. Moi, je vois la chose de la façon suivante : il faut une loi-cadre – car s’il n’y a pas une loi-cadre, il n’y aurait pas de négociation. On a essayé de négocier en 1995 avec le patronat et cela a été un échec parce qu’il n’y avait pas d’objectifs fixés. La loi doit fixer un objectif.

Europe 1 : Ceci interdirait les négociations branche par branche ?

M. Vilbenoit : Non, justement. Pendant la période de trois ans, par exemple, je prends cette hypothèse, on négocie et on fait bénéficier aux entreprises d’aides du type loi Robien. Je dis du type car je ne suis pas accroché à la loi Robien.

Europe 1 : Vous savez bien qu’elle est condamnée à terme !

M. Vilbenoit : Oh là là, les condamnations ! Il y a les déclarations de campagne et les réalités ! La loi Robien en tant que loi Robien, peu importe, mais je dis que des mécanismes d’aide aux entreprises doivent être imaginés pendant la période de négociation.

Europe 1 : Vous allez alourdir le dispositif des aides aux entreprises ?

M. Vilbenoit : Si elles ne négocient pas, alors, au bout de trois ans, s’imposeront les 35 heures sans nuance. Ce sera les 35 heures couperet. Mais avant, il faut nous donner la capacité de négocier. Si on améliore l’organisation du travail, on améliorera la productivité et on pourra compenser les salaires et surtout de l’emploi car c’est l’objectif premier.

Europe 1 : Où en sont les cadres ? Une étude de l’APEC montrait récemment qu’il y avait un élargissement du malaise des cadres, qui se trouvent de plus en plus entre le marteau et l’enclume ?

M. Vilbenoit : J’ai aussi une étude de CSA, qui est tellement ravageuse sur l’état d’esprit de l’encadrement, que le patronat n’a pas voulu qu’on l’utilise. C’est extrêmement violent. Justement, on ne peut pas continuer avec une société où ceux qui travaillent sont de plus en plus pressurés, stressés, contraints et où il y a de plus en plus de jeunes et de moins jeunes dehors. Je crois que c’est dans cet espoir d’une nouvelle répartition du travail, qui ne soit pas binaire, que l’on doit imaginer une nouvelle société. C’est ce qu’attendent les cadres. Redonner du dynamisme à l’encadrement, c’est mon objectif car on n’aura pas d’avenir sans un encadrement qui se bat. Alors, il ne faut pas leur piquer leur revenu par un impôt de plus.


La lettre confédérale : 31 juillet 1997

Le verdict de l’audit des finances publiques est tombé. Il confirme sous Jospin ce que l’on en savait sous Juppé.

Tout au long de cette période, nous avons fait campagne et agi pour que le Gouvernement, au nom d’une croissance future espérée de l’euro, n’étrangle pas aujourd’hui le début d’une reprise économique, encore fragile et aléatoire. En particulier, nous avons fortement manifesté notre hostilité à tout accroissement des prélèvements sur les revenus des ménages.

Est-ce à dire que les ponctions opérées sur les entreprises sont sans danger ? Non, car il y a toujours risque pour l’activité à leur retirer des moyens d’agir. Mais, disons-le, la période est exceptionnelle qui permet, après tous les efforts consentis par la nation – en centaines de milliards – pour restaurer les marges des entreprises, de leur demander, à leur tour, un effort.

Les 22 milliards imposés aux « grandes entreprises bénéficiaires » sont à rapprocher des 134 milliards d’épargne excédentaire constitués pour la seule année 1996 et des 30 % de progression de résultats bénéficiaires attendus en 1997. Relativisons donc les choses. Ce que semble faire le patronat français. Sa réaction, certes courroucée, est comme toute très nuancée et modérée. Tout comme celle de la Bourse de Paris qui continue à surfer sur les sommets.

Si pour cette fois, nous avons été entendus sur le rééquilibrage des prélèvements entre travail et profit, nous ne sommes pour autant ni ambitieux, ni naïfs. L’été sera vigilant, car derrière ce correctif budgétaire pour l’euro se profile déjà le projet de loi de finances pour 1998 et la loi de financement de la Sécurité sociale. Et là, tout est possible, ou plutôt tout est à redouter ! La tentation demeure, nous le savons – au nom de ce paradoxe établi à droite comme à gauche, qui consiste à considérer ceux, toujours moins nombreux, qui payent toujours plus d’impôts, comme des privilégiés – de taxer encore nos revenus.

Que l’on sache bien que nous ne laisserons pas pénaliser la compétence, dissuader l’effort, punir le mérite, car c’est jouer contre l’avenir. Que l’on sache que nous combattrons violemment – venant s’ajouter à la mise sous conditions de ressources des allocations familiales que nous refusons, conformément aux votes constants de nos congrès – toute mesure défavorable aux catégories moyennes devenues victimes expiatoires des inconséquences politiques.

L’été sera donc vigilant, pour qu’il ne soit pas un été meurtrier… Il sera aussi travailleur. Nos équipes sont mobilisées pour préparer la Conférence nationale sur les salaires, l’emploi et le temps de travail, élément central déterminant, avec le contrat de générations et le plan emplois-jeunes, d’une rentrée qui sera précoce.

Je le redis une fois encore. Entre ceux qui érigent l’économique et le libéralisme en dogme et ceux qui privilégient la loi du nombre, nous ne pouvons compter que nous-mêmes. Dans cet esprit, prenons des forces pour la rentrée et la longue ligne droite des élections prud’homales qui sont pour nous un combat et deviendront un succès.

Passez de bonnes vacances. Nous veillons.


Le Nouvel économiste : 4 juillet 1997

Le Premier ministre, dans son discours de politique générale, a justifié la mise sous condition de ressources des allocations familiales par le fait qu’il faut « rendre plus juste et plus efficace notre système d’aide aux familles et en réserver le bénéfice à celles qui en ont effectivement besoin ». Ce n’est pas la première fois que les notions de justice et d’efficacité sont évoquées pour repenser le système de protection sociale.

Les premières mesures de couverture sociale destinées aux franges les plus exposées du salariat remontent à la fin du XIXe siècle. Le principe d’un droit pour tous à la protection sociale s’impose dans la seconde moitié du XXe siècle. Les ordonnances de 1945 mettant en place la Sécurité sociale réaffirmeront avec force cette vocation universaliste. Lorsque le Bureau international du travail a cherché à définir les contours de la « sécurité sociale à l’horizon 2000 », il est clairement prononcé en faveur d’un modèle inconditionnel : « Les prestations universelles contribuent à développer le sens de la communauté et […] à créer une solidarité nationale […]. Les pauvres ont plus à gagner à des prestations universelles qu’à des prestations fondées sur un critère de revenu. » La Confédération générale des cadres (CGC) partage cette vision de la protection sociale. Pour nous, la solidarité prévaut sur la charité, qui comporte toujours une part d’arbitraire et demeure discriminatoire.

Si aujourd’hui, les difficultés financières de l’État providence amènent à réfléchir en termes d’équité plutôt que d’égalité, de sélectivité plutôt que d’universalisme, d’assistance plutôt que de solidarité, la solution proposée par le Gouvernement n’est pas la panacée. Outre qu’elle priverait d’allocations familiales un ménage d’instituteurs ou de jeunes techniciens ayant un salaire moyen, elle passe à côté du véritable enjeu : redéfinir le financement de notre système de protection sociale, assis sur la seule masse salariale, alors que le partage des richesses produites se dégrade régulièrement au détriment des revenus du travail.