Texte intégral
Paris-Match : Etes-vous déjà allée dans une prison ?
Élisabeth Guigou : Non.
Paris-Match : Avez-vous l'intention de le faire ?
Élisabeth Guigou : Sûrement, mais pas tout de suite.
Paris-Match : Vous êtes la première femme garde des Sceaux. Au-delà du symbole, considérez-vous que la sensibilité d’une femme puisse apporter beaucoup à la justice des hommes ?
Élisabeth Guigou : Les femmes ont toujours une approche concrète parce que, quelles que soient leurs responsabilités, dans la politique, l'entreprise, les syndicats, les professions libérales, elles doivent se préoccuper de la vie quotidienne. Elles préfèrent aussi les actions aux discours. En tant que garde des Sceaux, je suis garante de l'indépendance de la justice. J'ai pris des engagements sur ce point. J'entends faire en sorte que des actes marquent cette volonté. Je veux aussi que les citoyens retrouvent confiance en la justice. Il faut rapprocher la justice des gens, la rendre accessible à tous, dans les mêmes conditions.
Paris-Match : La tâche ne vous effraie-t-elle pas ?
Élisabeth Guigou : Non, je la trouve passionnante. Mon absence de formation juridique spécialisée me permet de considérer les choses avec le regard de la citoyenne et sous l'angle politique. La politique, comme la justice, est aujourd'hui décriée. Il faut rendre à la politique sa noblesse.
Paris-Match : Les hommes ayant beaucoup menti, c'est peut-être aux femmes de redonner cette confiance.
Élisabeth Guigou : Dire ce que nous allons faire et faire ce que nous allons dire est le leitmotiv de tous les membres du gouvernement Jospin. Nous sommes là pour cinq ans, afin d’appliquer ce sur quoi nous avons été élus. Je le ferai dans le domaine de la justice.
Paris-Match : Qu'est-ce qui vous révolte ?
Élisabeth Guigou : L'injustice ! Surtout quand elle touche les plus défavorisés.
Paris-Match : Avant d'accepter cette fonction, avez-vous consulté votre mari ?
Élisabeth Guigou : Oui.
Paris-Match : Et s'il avait dit non ?
Élisabeth Guigou : Il m'a toujours soutenue. Il a compris que j'étais très tentée d'accepter, car cette tâche difficile est aussi exaltante. Je suis d'ailleurs abonnée aux missions difficiles : défendre le traité de Maastricht n'était guère aisé.
Paris-Match : Auriez-vous accepté ce poste si vous aviez eu des enfants en bas âge ?
Élisabeth Guigou : Je ne sais pas. Mon fils a 16 ans et demi, il est autonome et heureux. En tout cas, je n'ai jamais mais accepté de responsabilités qui auraient pu nuire à ma famille.
Paris-Match : Vous dites que les femmes ne sont pas des monomaniaques de la politique, mais, avec une charge aussi écrasante, aurez-vous suffisamment de temps libre pour votre mari et votre enfant ?
Élisabeth Guigou : Je saurai le prendre. Si l'on veut que la politique soit plus proche des gens, ceux qui font de la politique doivent préserver des plages de vie normale. Hier, Jean-Louis, mon mari, et Edouard, mon fils, sont venus déjeuner avec moi. Edouard passait le bac blanc l'après-midi. Cela lui a fait du bien de parler d'autre chose, de visiter cette maison magnifique, car il s'intéresse beaucoup à l'Histoire. J'ai demandé que le 17 juin, jour où Edouard passe l'écrit du bac de français, et le 24, où il passe l'oral, on ne me prévoie pas de déjeuner de travail. Je ne veux pas être coupée de mes amis, changer de relations. Dans le Vaucluse.je ne veux pas qu'on m'appelle « Madame la ministre ».
Paris-Match : Edith Cresson, première femme Premier ministre, a été beaucoup calomniée, en particulier dans le « Bébête show ». Des propos insultants à votre encontre ont été tracés sur des murs. Pour les femmes politiques, est-il inévitable de recevoir des insultes liées à leur sexe ?
Élisabeth Guigou : J'ai écrit un livre pour dire : « Plus jamais ça ». Les femmes doivent réagir publiquement de façon solidaire. J'ai été aussi outrée par le traitement infligé à Bernadette Chirac que par celui qu'a subi Edith Cresson. Toutes les femmes politiques que je connais, de gauche comme de droite, sont d’accord pour ne plus laisser passer les injures sexuelles. C'est non seulement une insulte à l'égard des femmes, mais une insulte à l'égard de la démocratie. Cela ne signifie pas que les femmes doivent être à l'abri des critiques et de l'humour.
Paris-Match : Vous écrivez que, après être tombée dans certains pièges, vous avez eu la tentation de tout arrêter. Depuis, vous êtes-vous endurcie ?
Élisabeth Guigou : Oui, bien sûr. Et j'ai appris à relativiser les attaques, à prendre du champ. Au départ, cela a été très dur, car je suis très réservée. Je me suis rendu compte que lorsqu'on occupe une position publique, si on ne va pas au-devant des gens, on est jugée comme une personne froide et bêcheuse. J'ai appris à le faire et cela me procure un grand plaisir.
Paris-Match : Vous écrivez aussi qu'il faut renvoyer la séduction au placard, parce qu'elle est interdite aux femmes alors qu'elle est un atout supplémentaire pour les hommes.
Élisabeth Guigou : Il importe de ne pas mélanger la séduction et la politique. La politique doit convaincre, pas séduire.
Paris-Match : La séduction peut être inhérente à une personne.
Élisabeth Guigou : Les femmes politiques doivent faire preuve de sobriété. Elles ne peuvent pas s'habiller n'importe comment. Elles doivent être attentives à leur apparence.
Paris-Match : Vous comparez l'uniforme tailleur-pantalon à la tenue adoptée par les musulmanes pour avoir la paix. Est-ce la raison pour laquelle vous portiez un pantalon pour le premier conseil des ministres ?
Élisabeth Guigou : Je trouve le tailleur-pantalon joli et commode. Vous en portez d'ailleurs un vous-même. Ainsi que le disait Simone de Beauvoir, on a trop tendance à enfermer les femmes dans leur apparence, c'est-à-dire à nier la personne. C’est encore plus vrai pour un personnage public.
Paris-Match : Il est aussi dangereux de nier son identité de femme. Cocteau disait : « Ce qu'on te reproche, cultive-le, c'est toi. »
Élisabeth Guigou : Dans ma première expérience ministérielle, j'avais trop accentué le côté très « pro », en gommant le reste, en disant que c'est mon jardin secret. Cela a donné une fausse image de moi, froide, impersonnelle. J'ai appris qu'il faut accepter de montrer qu'on a une vie personnelle. Mais, de toute façon, l'image publique est toujours différente de ce qu'on est en réalité.
Paris-Match : Est-il impossible de changer la mentalité des hommes qui nous regardent ?
Élisabeth Guigou : L'âge simplifie les choses. Et puis, les femmes sont beaucoup mieux acceptées. Et beaucoup plus d'hommes acceptent la part féminine qui est en eux. De plus en plus d’hommes ressentent pour eux-mêmes le besoin de ne pas s’enfermer totalement dans leur vie professionnelle. On sent, chez Lionel Jospin, qu’il est important de préserver l’équilibre entre sa vie privée et sa vie professionnelle, en dépit de son haut niveau de responsabilités.
Paris-Match : Dans votre livre, vous citez la phrase célèbre de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Dans la vie politique, n'est-ce pas le contraire : on naît femme et on essaie d'estomper sa féminité ?
Élisabeth Guigou : Tant que les femmes resteront des exceptions en politique ou dans les entreprises, elles seront contraintes d'adopter les modes de vie masculins et les attitudes masculines. Dans les professions très féminisées, ces contraintes sont beaucoup moins fortes.
Paris-Match : Le grand symbole de l'accession à l'égalité dans la politique serait-il pour vous de voir une femme ministre de la défense, comme en Finlande, ou une femme Président de la République ?
Élisabeth Guigou : Certes.je serais très heureuse de voir une femme Président de la République ou ministre de la défense, et je suis très fière d'être la première femme garde des Sceaux - c'est un honneur et une confiance considérables qui me sont faits -, mais, pour moi, c'est insuffisant. Tant que les femmes restent des exceptions, elles sont contraintes de se couler dans un moule qui n’est pas fait pour elles. Pour moi, la véritable révolution sera de voir la politique refléter l'humanité telle qu'elle est, c'est-à-dire voire le Parlement comme la société, composé d'autant de femmes que d'hommes. Même chose pour les mairies, les conseils généraux ou régionaux. Dans mon département, le conseil général ne compte pas une seule femme.
Paris-Match : Pourriez-vous répondre à cette question que se posait Freud à la fin de sa vie : « Qu'est-ce que la femme veut ? »
Élisabeth Guigou : Les femmes veulent tout, en sachant qu'on ne peut pas tout avoir. Elles sont très ambitieuses pour leur famille, pour la société, pour elles-mêmes, elles se satisfont mal des compromis et, en même temps, parce qu'elles ont à gérer en permanence trois vies différentes - la vie personnelle, la vie professionnelle et la vie familiale -, elles savent qu'il leur faut composer avec ces exigences. Etre femme, c'est essayer de réaliser cet équilibre-là.
Paris-Match : Elles veulent beaucoup être séduisantes, avoir des enfants, une vie équilibrée avec un mari, réussir professionnellement...
Élisabeth Guigou : Pourquoi pas ? Mais elles ont besoin d'être aidées. Elles ne pourront pas faire cela toutes seules. Pour cela, les hommes aussi doivent avoir un équilibre différent. Je n'aurais pas fait tout ce que j'ai fait sans le soutien matériel, moral, psychologique de Jean-Louis. Les hommes doivent eux-mêmes être libérés de beaucoup de contraintes. Ils doivent se sentir eux-mêmes bien et libres de vivre avec de telles femmes. Cela ne peut venir que de l'éducation. C'est aux parents de transmettre cela.
Paris-Match : Y-a-t-il encore des misogynes au parti socialiste ?
Élisabeth Guigou : Oui, mais depuis Rocard, et surtout Jospin, ils n'osent plus le dire.
Paris-Match : Comme Mme Veil et Mme Badinter, vous portez le nom de votre mari. Etes-vous attachée à ce signe d'appartenance à un homme ?
Élisabeth Guigou : À vrai dire, je ne me suis pas posé la question. Je me suis mariée à 20 ans.
Paris-Match : Aujourd'hui, feriez-vous le même choix ?
Élisabeth Guigou : Peut-être pas, car il serait plus confortable pour mon mari, haut fonctionnaire, que nous ne portions pas le même nom.
Paris-Match : Ne risque-t-il pas de lui arriver les mêmes mésaventures qu'à Antoine Veil, qui, en voyage officiel, était relégué avec les épouses ou à de mauvaises places ?
Élisabeth Guigou : Antoine Veil a essuyé les plâtres. Jean-Louis est très décontracté. Néanmoins, il est toujours difficile d'être le mari ou le compagnon d'une femme publique. Même si les relations dans le couple sont harmonieuses, le regard des autres tend à enfermer les conjoints dans une position inférieure. Tantôt on les plaint, tantôt on croit qu'ils n'ont pas de personnalité. Il faut de l'humour, être sûr de soi.
Paris-Match : Si on vous prêtait à l'instant une baguette magique, qu'en feriez-vous ?
Élisabeth Guigou : Je donnerais du travail à ceux qui n'en ont pas.
Paris-Match : Partirez-vous en vacances, cet été ?
Élisabeth Guigou : Je ne sais pas encore. J'espère quelques jours de détente, mais je préfère ne pas y penser. Comme chaque année, nous irons dans le Vaucluse, où nous avons une maison dans un endroit que j'aime beaucoup.
Paris-Match : Retournez-vous parfois sur les traces de votre enfance ?
Élisabeth Guigou : Nous essayons d'aller au Maroc une fois par an, mais, l'été, nous allons toujours dans le Vaucluse.
Interview de Christine Orban.