Texte intégral
15 mars 1999 - La Tribune
La Tribune. - Depuis son arrivée à Matignon, Lionel Jospin a privatisé plus d’actifs publics que ne l’avait fait Alain Juppé. Qu’en pensez-vous ?
Robert Hue. - Cela, bien évidemment, ne me satisfait pas du tout. Néanmoins, la politique actuelle n’est pas celle qu’avait menée la droite. Si cette dernière n’a pas pu pousser plus loin son programme de privatisation, c’est qu’elle a été sanctionnée par les électeurs en juin 1997. Sinon, quel serait le bilan aujourd’hui ? Édouard Balladur affirme volontiers qu’il voulait aller bien plus loin… On ne peut pas dissocier en la matière les politiques menées par Édouard Balladur et Alain Juppé. Le premier avait réalisé sept privatisations, le second cinq. L’addition des deux porte sur quelque 132 milliards de francs. Cela n’atténue pas la critique que je fais de la politique de privatisation du gouvernement actuel. D’autres choix ont parfois été faits. À Air France, il n’y a pas eu de privatisation, mais une ouverture de capital, dans un secteur concurrentiel. Et, finalement, ce ne sont pas les décisions prises antérieurement en faveur de la privatisation qui se sont imposées. La présence d’un ministre communiste, à un poste où il a pu intervenir, a compté. S’il n’y avait pas eu un communiste dans le gouvernement à ce lieu, nous aurions eu une privatisation.
La Tribune. - Ne s’agit-il pas, tout de même s’un sérieux coup de canif aux engagements pris avec le PS avant les législatives de 1997 ?
Robert Hue. - C’est vrai, Lionel Jospin s’est mis en contradiction avec les engagements pris. D’une manière générale, le PS subit une réelle pression libérale qu’il dissimule par des mots, des formules et des choix qu’il ne met pas en œuvre ensuite. J’en ai eu la démonstration avec m’impôt sur les grandes fortunes. La réforme de l’ISSF avec la prise en compte des biens professionnels était l’une des propositions des communistes, mais aussi des socialistes. Or, lorsque je l’ai proposée, il y a eu une vive réaction du patronat et le gouvernement a fait un autre choix que celui que je proposais…
La Tribune. - Quelle serait pour vous la ligne jaune à ne pas dépasser en matière d’ouvertures de capital ou de privatisations des entreprises publiques ?
Robert Hue. - Il n’y a pas une ligne jaune en deçà de laquelle une telle politique serait tolérable et au-delà de laquelle elle serait inacceptable. J’estime qu’il y a pour le secteur public une autre alternative que le statu quo ou le cheminement plus ou moins rapide vers le capital privé ou les privatisations. L’arrivée de capitaux privés dans une entreprise publique ne scelle pas la fin de la responsabilité publique. Elle ne signifie pas que l’intérêt national relève désormais du passé.
La Tribune. - Où en est exactement l’évolution de la doctrine du PCF sur ces questions ?
Robert Hue. - Nous sommes pour une mixité nouvelle, c’est-à-dire la mise en place de rapports nouveaux entre le public et le privé. Les communistes ont rompu avec une vision étatiste des choses. Nous réfléchissons à un système qui permettrait de dépasser la coupure entre le privé et le public en favorisant leur mobilisation commune, sous la responsabilité d’une nouvelle appropriation, dont je n’écarte pas le privé. Nous pourrions donner des droits nouveaux aux salariés, aux syndicats, aux usagers afin de pouvoir contrôler, intervenir, dans les gestions des entreprises, avec des critères d’efficacité sociale qui prendraient le contre-pied des critères de la rentabilité financière, avec un rôle nouveau pour les collectivités territoriales aux côtés des entreprises et du service public. Le problème, pour nous, n’est pas un problème de doctrine, de point de fixation vis-à-vis des marchés, des privatisations… Nous ne sommes pas les adversaires du marché. Nous voulons, dans un mouvement de toute la société, le mettre, lui aussi, au service des besoins humains et non à celui des profits d’une minorité de privilégiés.
La Tribune. - Mais vous militez aussi pour le développement du service public…
Robert Hue. - La fuite en avant vers les privatisations peut constituer une bombe à retardement qui empêcherait, à court terme, de prendre les mesures structurelles nécessaires à des changements profonds en France. Si, demain, nous n’avons plus un secteur financier capable d’intervenir pour le pays, dans l’Europe mais aussi dans le cadre international, nous risquons d’être particulièrement fragilisés. C’est pour cela que nous proposons la mise en place d’un grand pôle public bancaire et financier qui regrouperait par exemple le Crédit Lyonnais, les Banques Populaires, le Crédit Foncier, le Crédit Agricole, les Caisses d’Épargne et la Caisse des dépôts et consignations… Il constituerait un puissant levier d’efficacité sociale, notamment pour une vaste réforme du crédit. Nous sommes aussi favorables à un grand service public de l’eau, de l’assainissement des déchets. Il y a là un monopole de situation qui devient un élément grave d’absence de concurrence, de monopole de fait, au détriment des usagers, des grands services publics. Le gouvernement Jospin, puisqu’il n’a pas manqué de zèle en matière de privatisations, s’honorerait de prendre l’initiative de décider d’un grand service public dans le domaine de l’eau. Et j’entends bien continuer à être le précurseur d’une telle disposition au sein de la gauche plurielle.
La Tribune. - N’êtes-vous pas finalement en train de militer en faveur du « et – et » : et privatisations et nationalisations ?
Robert Hue. - Non, pas selon cette formule, mais plutôt un « et – et » qui serait « et refus des privatisations socialistes », « et propositions communistes de grands services publics démocratiques ».
La Tribune. - Allez-vous accepter de voir des recettes de privatisations alimenter le fonds de réserve crée pour les retraites ?
Robert Hue. - Je ne suis pas hostile au principe de la création d’un fonds de réserve. Envisager l’avenir et s’y préparer est parfaitement légitime, dans une perspective qu’il convient de réaffirmer avec force : la préservation du système par répartition. Il faut donc financer ce fonds. Mais le recours aux recettes de privatisations ne me convient absolument pas. Il ne faudrait pas tenter de justifier des privatisations en les présentant comme le moyen de sauver les retraites. Mais pourquoi ne pas s’attaquer à l’injustice flagrante selon laquelle, aujourd’hui, les produits financiers échappent à toutes contributions de solidarité ? Je propose qu’on leur impose, non pas une taxation, mais une cotisation, au même niveau que celle appliquée aux salaires pour participer au financement de la protection sociale.
La Tribune. - A quoi, selon vous, pourraient ressembler des fonds de pension « de gauche » ?
Robert Hue. - Je suis, en France et en Europe, pour une politique sociale de résistance à l’hégémonie américaine en matière de fonds de pension. Maintenant, qu’il faille réfléchir à ce que peut être une utilisation positive de l’épargne, cela ne constitue pas une donnée nouvelle. Une démarche reste sans doute à imaginer concernant à la fois l’épargne et la façon d’intervenir dans la croissance et l’emploi avec des fonds qui seraient la propriété des salariés.
17 mars 1999 - Europe 1
J.-P.Elkabbach
Quel poids lourd nommeriez-vous président - de la Commission de Bruxelles ?
R.Hue
« Avant d'imaginer quel poids lourd on peut nommer, il faut savoir pour quoi faire. Si c'est pour continuer de faire fonctionner la Commission comme elle a fonctionné, de façon omnipotente, de façon discrétionnaire, à bien des égards coupée des citoyens, coupée des pouvoirs politiques - ceux des parlements nationaux et européens-, eh bien, ça ne sert à rien un poids lourd. »
J.-P.Elkabbach
Mais elle vient de se faire, faire la peau par le Parlement européen ?
R.Hue
« Oui, mais que la Commission ait dû démissionner suite ·au rapport demandé par le Parlement ne donne pas davantage de pouvoir de contrôle aux parlements - que ce soit d'ailleurs les parlements européens et les parlements nationaux. Je crois qu'il faut mettre un terme à une Commission qui n'a pas de comptes à rendre aux citoyens, et qui prend les décisions, qui fait des injonctions. Regardez comment M. Van Miert a pu imposer une conception de la privatisation du Crédit Lyonnais en France ! »
J.-P.Elkabbach
Au nom de l'Europe. Vous dites la « Commission omnipotente », mais elle dépend du conseil des ministres, elle dépend du Conseil européen, elle ne fait pas ce qu'elle veut.
R.Hue
« Si, elle fait absolument ce qu'elle veut en fait ! On l'a bien vu. On a vu que ça conduisait aux dérives que l'on sait. On ne peut pas admettre qu'aujourd'hui, l'Europe ait un exécutif qui n'ait pas de comptes à rendre aux citoyens, qui ne soit pas l'émanation du suffrage universel direct. Et moi, ce que je propose effectivement, c'est de profiter de ce qui vient de se passer pour vite démocratiser ces institutions européennes. »
J.-P.Elkabbach
Vite, on nomme la nouvelle Commission ! Et, est-ce que vous voyez, par exemple, un Kohl, un Gonzales, un Prodi ?
R.Hue
« Il n'y a pas d'homme providentiel pour faire fonctionner une Commission si on ne change pas profondément la nature des pouvoirs de cette Commission. Il faut donc démocratiser les institutions européennes. Ça passe par une modification en profondeur du rôle du Parlement européen, du rôle du Parlement français et des parlements nationaux d'une façon générale dans cette affaire. Il y a la nécessité de mettre en œuvre, au niveau européen une véritable politique. Je crois qu'il faut démocratiser les institutions."
J.-P.Elkabbach
Le grand vainqueur de cette crise, de cette purge, et des élections du 13 juin, ce n'est pas déjà l'Europe ?
R.Hue
« Si l'Europe s'en sort, en mettant les mêmes, pratiquement, en recommençant, à la Commission, non ! Si, à partir de cette crise, effectivement majeure, qui est une crise en même temps de sa construction ultralibérale, on apporte une réponse nouvelle en démocratisant les institutions, alors là je dis : « Oui ! On peut avancer. » Le Parti communiste est profondément engagé pour la construction européenne, mais pas avec celle de cette Commission. »
J.-P.Elkabbach
Vous donnez l'impression que vous êtes plus européen, et que vous êtes touché par la conversion européenne, ce n'est pas un masque ?
R.Hue
« Mais pas du tout. Ça correspond profondément à ce qu'ont toujours été les communistes. Et peut-être, y a-t-il un retour, là, à leur démarche internationaliste, profonde. Ils sont pour une Europe qui, dans le monde, joue son rôle, et surtout, par exemple, permette de riposter aux attaques américaines. Moi, je crois à une Europe forte qui permette effectivement de ne pas s'en laisser compter par les Américains. »
J.-P.Elkabbach
Sur votre liste européenne, on ne trouve ni I. Adjani, ni S. Stone, ni C. Deneuve. Pourquoi ? Elles n'étaient pas libres ?
R.Hue
« Cette liste est une liste vraiment, complètement nouvelle, dans l'esprit de nouveaux rapports entre la politique et la société. »
J.-P.Elkabbach
La liste « Hollywood » !
R.Hue
« Non ! C’est une liste qui répond à ce que doivent oser faire les politiques aujourd'hui. Si les forces politiques veulent rester dans leur fonctionnement d'accords entre états-majors en se coupant de la société telle qu'elle est, je crois qu'on va à une crise de la politique, encore plus grave. Donc, la proposition que nous venons de faire, c'est effectivement que les forces du mouvement social, les forces culturelles, les forces créatrices dans ce pays, puissent être présentes dans ces élections, sans pour autant adhérer à une force politique, mais avec un Parti communiste qui reste, naturellement à 50 % représentant cette liste. »
J.-P.Elkabbach
Mais, seulement 50 %. C'est-à-dire que le Parti communiste n'ose plus aller au combat avec ses couleurs et son propre drapeau. Est-ce par honte, opportunisme ? Vous dites « par ouverture. »
R.Hue
« Pas du tout. Pendant des années, on nous a dit : « Le Parti communiste est étroit », « Il est monolithique », « Il est tout seul », « Il ne croit que ce qu'il fait lui-même seul. » Là, nous disons : « Nous partageons notre liste avec 50 %, pas pour être, moins communiste, mais pour être des communistes modernes, des communistes qui bougent avec la société. »
J.-P.Elkabbach
Mais pourquoi n'êtes-vous pas allé avec vos couleurs pour votre propre compte ? Est-ce que ça veut dire que si vous étiez allé tout seul, PC, vous seriez revenu tout réduit, tout maigrichon ?
R.Hue
« Absolument-pas. Si nous avions choisi la position du repli étroit, oui, on se serait affaibli. Là, ce qui fait l'originalité, ce qui fait que cette liste séduit beaucoup, c'est, précisément parce qu'enfin, un parti politique ose ce que les autres n'osent pas faire, c'est-à-dire accepter... »
J.-P.Elkabbach
Être la moitié de lui-même.
R.Hue
« Mais, dans la société, est-ce qu'on est tout seul ? Accepter que 50 % de sa liste soit offerte à ceux qui sont les comités de chômeurs, les représentants du syndicalisme enseignant, à ceux qui sont engagés dans les luttes sociales - une véritable liste partagée du mouvement social avec le Parti communiste -, c'est une liste performante. »
J.-P.Elkabbach
Je ne veux pas vous énerver, mais ça ressemble à la liste Arlequin, à la liste tendance Sofres-lfop, fabriquée comme ça pour plaire, et parce qu'on a honte d'être soi-même. On est communiste qu'à moitié aujourd'hui en l'an 2 000.
R.Hue
« Cette liste a une cohérence forte. C'est une volonté constructive d'une Europe sociale, démocratique, solidaire. Le manifeste signé par les 87 syndicats porte en lui le refus d'une Europe des marchés, de l'ultralibéralisme. Cette liste, évidemment, elle dérange, Je comprends bien. Quand le Parti communiste dérange, soit on le considère effectivement étroit, monolithique, ou alors on le considère comme un parti qui met de l'eau dans son vin. Eh bien, le Parti communiste aujourd'hui est moderne parce qu'il s'ouvre à la société. »
J.-P.Elkabbach
J'ai lu que le Parti communiste, aujourd'hui, n'est plus l'adversaire du marché.
R.Hue
« Oui, mais le problème c'est : qu'est-ce qu'on fait du marché ? Le problème ce n'est pas le marché en soi, c'est est-ce que le marché va à la rentabilité financière, est-ce qu'il va écraser les salariés, est-ce qu'il va mettre en cause l'efficacité sociale ? Ou est-ce que c'est un marché au service d'un développement, d'une mixité économique, d'efficacité social ? Je suis pour. »
J.-P.Elkabbach
Vous êtes déjà dans la bataille. Renault va s'allier avec Nissan. Est-ce que c'est bon pour Renault ?
R.Hue
« Une alliance, ça doit - renforcer. Si ça fragilise, c'est dangereux. J'avoue que la dette de Nissan actuellement est telle que l'on peut s'inquiéter. Par ailleurs, Renault a déjà fait quelques expériences américaines qui n'ont pas été très favorables. Donc, je pense qu'aujourd'hui, il convient de ne pas se fragiliser, il ne faut pas que ça se fasse au détriment des salariés. Souvent, les fusions se font au détriment de l'emploi. Et puis, quand même, il y a 9 milliards de profits qui ont été réalisés, de bénéfices supplémentaires pour Renault cette année. Est-ce qu'on ne veut pas aussi en donner un peu au pouvoir d'achat des salariés de Renault ? »
J.-P.Elkabbach
Et pas aux Japonais ?
R.Hue
« Ne pas comblez la dette des Japonais ! »
J.-P.Elkabbach
Sur la bataille bancaire, quelle est votre orientation ? Vous dites que, pour être un grand champion, il faut pousser le mariage à trois ou la fusion des deux banques ?
R.Hue
« A propos de ces fusions - Société générale, Paribas, BNP -, nous assistons à une véritable fuite en avant dangereuse. Et je trouve que, de ce point de vue, le gouvernement doit moins s'inscrire dans cette démarche qui, souvent, est d'inspiration libérale. »
J.-P.Elkabbach
Mais, il ne peut rien empêcher, ou bien doit-il empêcher quelque chose sur ces fusions ?
R.Hue
« Le gouvernement a l'occasion de créer un grand pôle public en France avec les Caisses d'épargne - on en discute cet après-midi encore à l'Assemblée – avec le Crédit Foncier, la Caisse des Dépôts, toute une série de groupes bancaires qui peuvent effectivement permettre à un pôle public de s'engager dans une grande bataille du crédit pour la croissance et l'emploi, et qui résiste à cette offensive, cette fuite en avant de rentabilité financière des marchés, ultralibérale, faut bien le dire. »
J.-P.Elkabbach
Et ce pôle public, il termine comme le Crédit Lyonnais ?
R.Hue
« Pas du tout ! Justement, si les salariés, si les acteurs pouvaient se faire entendre, si les usagers pouvaient se faire entendre, on n'irait pas à cette situation qu'on a connu au Crédit Lyonnais. »
J.-P.Elkabbach
Vous ne m'avez pas répondu sur la BNP ou Paribas, à deux ou à trois ?
R.Hue
« ça, ce sont les magouilles des marchés financiers. Aujourd'hui, l'essentiel, c'est qu'on mette, face à cela, ce grand pôle public, financier et bancaire qui permettra d'orienter les choses autrement Il faut se donner les moyens. Il ne faut pas qu'on se prive des atouts que nous avons. »
J.-P.Elkabbach
C’est la seule miction de la gauche plurielle : on crée un pôle public, mais on laisse faire les autres, c'est le privé.
R.Hue
« Il y a actuellement une pression libérale très forte dans la société ; Il faut résister. Comment ? Par une réponse publique, forte, avec ce pôle public. Ce n'est pas rien, ce n'est pas secondaire ! C'est cela. »
J.-P.Elkabbach
La nouvelle formule de l'Humanité sort demain. Est-ce que ne craignez pas d'être attaqué demain par l'Huma, indépendant du PC et libre ?
R.Hue
« L'Humanité, je crois, pour qu'elle soit efficace, doit elle aussi coller à la société et avoir une autonomie qui est celle que tous les journaux doivent avoir aujourd'hui pour être efficaces. »
J.-P.Elkabbach
C'est-à-dire que l'Huma sera à 50 % PC ?
R.Hue
« Je voudrais bien, au niveau financier ! »