Interview de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "Regards" de février 1999, sur "les 10 chantiers d'un communisme de notre temps", à propos de son livre "Communisme, un nouveau projet".

Prononcé le 1er février 1999

Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication du livre de Robert Hue, "Communisme, un nouveau projet", Stock janvier 1999

Média : REGARDS

Texte intégral

Q - Les enquêtes d'opinion montrent qu'une majorité de Français perçoit le PCF comme « constructif » mais ne sait pas pour autant ce qu'il veut construire. Est-ce pour cette raison que vous avez écrit ce livre ?

Robert Hue : Je rencontre en effet des personnes qui m'interrogent : « à quoi sert le PCF ? Quelle société voulez-vous ? ». Et dans la presse, je vois parfois cette idée : « Les communistes n'ont plus d'idées depuis l'effondrement de l'URSS, ils ne sont plus qu'un aiguillon placé à la gauche du gouvernement. » J'ai donc en effet voulu m'expliquer et montrer que le PCF avait un projet. Un projet nouveau. Un projet qui n'est pas à prendre ou à laisser, mais qui est une invitation au débat, à l'initiative. Un projet qui n'est pas « tout ficelé », livré clef en main, mais qui est constitué de « chantiers » où il y a à inventer et à construire.

Car notre siècle a vu s'effondrer bien des repères, bien des modèles. Le modèle soviétique a échoué. Le modèle social-démocrate, défini dans les années cinquante comme une « troisième voie » entre le capitalisme et le socialisme, n'a pas apporté les transformations qu'il avait promises. Et voilà, qu'à travers les monstrueuses inégalités qui se creusent dans le monde et les effondrements boursiers en cascade – le Brésil actuellement après l'Asie du Sud-Est, le Japon et la Russie – ce sont aujourd'hui les dogmes ultralibéraux qui sont mis en cause à leur tour. Il faut donc bien innover, dégager le terrain de l'avenir, montrer ce qu'il pourrait être, ouvrir la voie à une transformation sociale audacieuse.

J'ai donc essayé de réunir les pistes d'un nouveau projet communiste de plain-pied avec notre temps, correspondant bien à l'époque nouvelle où nous sommes et au siècle qui vient, apportant des réponses novatrices aux aspirations qui grandissent. Je l'écris : « ce monde est dur, violent, injuste. Mais comme on me l'a affirmé un jour, « nous ne sommes pas sur le Titanic ». Et l'on peut transformer le cours des choses. En prenant appui sur les possibilités neuves qui apparaissent ».

Q - Vous vous expliquez donc avec l'héritage du communisme ?

Robert Hue : Oui. Le problème n'est évidemment pas d'affadir le « communisme », de mettre de l'eau dans le vin du combat pour la transformation sociale. Mais il n'est pas non plus de rester immobile, de camper sur des certitudes surannées. C'est en s'inscrivant dans les réalités de son temps, dans le mouvement même de la société telle qu'elle est aujourd'hui que peut se construire une nouvelle chance pour un projet communiste moderne. Alors, de fait, je m'efforce de revoir certaines idées, de rompre non seulement avec le modèle soviétique mais avec une certaine culture communiste « classique » datant d'auparavant, du XIXe siècle. Par exemple avec l'étatisme, avec le productivisme, avec l'idée d'une « prise de pouvoir », préalable à une « socialisation des grands moyens de production et d'échange ». De même, notre époque est celle où l'individu apparaît, à la différence de celle qui l'a précédée et qui était celle « des masses ». Ou bien encore nous sommes – que cela plaise ou non – à l'heure de la « mondialisation ». J'essaie d'en tirer des conséquences. Il s'agit de penser le communisme non du XIXe siècle, non de l'âge industriel, mais de l'âge informationnel.

Q - Vous faîtes de la liberté de chaque individu de choisir et maîtriser sa vie l'axe de ce projet. Autonomie et solidarité ne s'opposent-elles pas ?

Robert Hue : Il est vrai que « l'individu », comme aspiration qui marque notre époque, peut-être « tiré » dans tous les sens. On peut, comme les libéraux, le livrer au marché et à sa concurrence sauvage. On peut, sur la ruine d'anciennes formes de socialisation, l'inscrire dans des formations de communauté frustes le réduisant à ce qu'il est sans l'avoir choisi (le sexe, la couleur de peau, l'âge, l'ethnie, la communauté, le territoire de résidence…). Je le conçois pour ma part comme vivant avec d'autres dans une collectivité humaine solidaire et choisissant les formes de sa sociabilité, au lieu de la subir. En ce sens, le problème m'apparaît bien de permettre à chaque individu de s'approprier la maîtrise de tout ce qui fait sa vie, et qui lui permet de l'améliorer et de la réussir : travail, logement, sexualité, droits et pouvoirs nouveaux… Et je crois que le communisme d'aujourd'hui doit répondre à cette réactivité neuve des aspirations individuelles en leur proposant la voie d'une transformation progressiste de la société. Cela implique en effet de concevoir la politique de façon différente : comme une appropriation de pouvoirs dont les individus citoyens sont aujourd'hui dessaisis.

Q - Il y a aujourd'hui des ministres communistes au gouvernement de la France, et vous parlez cependant de visées fondamentalement différentes entre communistes et socialistes.

Robert Hue : Je constate des réalités. La social-démocratie d'aujourd'hui inscrit son action dans le cadre du capitalisme, dont elle veut « encadrer » les ravages, « équilibrer » les excès. Les communistes – ce n'est pas un « scoop » - ne considèrent pas quant à eux que le capitalisme est la fin de la partie, la fin de l'histoire, un horizon indépassable. Ils agissent pour en mettre en cause la domination et en faire reculer la logique. Pour faire prévaloir les priorités humaines sur celles des capitaux, une logique de développement humain sur celle de la rentabilité financière. C'est cela qu'exprime la visée communiste. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que ces deux courants se retrouvent au sein de la gauche française ; ils participent à son pluralisme constructif, ce qui explique le débat mené en toute franchise au sein de la majorité plurielle.

Q - De là vos appels à aller plus vite et plus loin et « l'alerte » que vous avez lancée récemment au Premier ministre ?

Robert Hue : Oui. Et le problème n'est pas essentiellement celui de la vitesse, mais celui de la profondeur des mesures à prendre, de leur « radicalité » entendue au sens de l'étymologie : s'attaquer aux « racines » du mal. Et, à nos yeux, les racines du mal, ce sont les structures mêmes du capitalisme, les mécanismes par lesquels il blesse la société, provoque souffrance et régression. Et je crains en effet que faute d'entreprendre des réformes en profondeur en ce sens, le gouvernement ne se donne plus les moyens de répondre aux attentes des hommes et des femmes qui ont porté la gauche au pouvoir. Tandis que, par ailleurs, s'engagent d'autres réformes où l'on peut reconnaître une inspiration venue du libéralisme, qui a été rejeté en 1997.

Q - Si l'on considère que la crise de la politique exprime non seulement ce qui meurt mais aussi ce qui cherche à naître, quelles sont vos idées pour la réhabiliter et lui redonner ce que vous appelez « la dimension de la volonté et l'ambition du projet » ?

Robert Hue : De toutes parts, on nous répète aujourd'hui que la politique est « impuissante » face aux « marchés », aux « contraintes de l'économie », et à la « mondialisation » ; qu'il n'y a pas d'autre politique possible ; qu'il faut laisser faire « ceux qui savent » : les experts, l'élite, etc. Comment les citoyens pourraient-ils s'intéresser à ce qui est ainsi dévalorisé et s'y impliquer ?

Un nouveau projet communiste – qui, par définition, ne s'inscrit pas dans ces prétendues « fatalités », mais cherche à ouvrir un nouvel horizon – constitue déjà en lui-même un appel à la volonté et au débat. Et j'ai mis en exergue à la deuxième partie de mon livre cette phrase, extraite de Sartoris de Faulkner : « le suprême degré de la sagesse, c'est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu'on les poursuit ». En ce sens – c'est le troisième chantier du projet – je montre ce qu'une société éprouvant non la soumission quotidienne devant le travail mais sa capacité à le maîtriser, à y décider, trouverait comme ressort pour entreprendre, comme confiance en elle, comme volonté. J'essaie de préciser les pistes d'un nouvel essor de la démocratie : la démocratie de participation. L'abandon de l'étatisme va également dans le sens d'une promotion du débat et de l'intervention citoyenne. Tout cela pour dessiner un visage neuf de la politique par une ambition nouvelle, à la fois visionnaire et concrète.

Q - On aurait pu s'attendre à ce que la question du PCF lui-même, de qu'il est et surtout de ce qu'il doit être, reste « interne ». Et pourtant vous n'hésitez pas à la mettre sur la table…

Robert Hue : J'ai tenu à changer l'habituelle manière de voir : d'abord le projet, les idées, le « contenu », ensuite le Parti comme « moyen » de faire avancer le projet. Car les choses ne m'apparaissent pas séparées ni séparables : l'avancée de la mutation des communistes, de leur façon de se rassembler, de s'organiser, de discuter, de décider, d'agir constitue le dixième chantier du nouveau projet communiste. Et si l'on ne bouge pas dans ce domaine – et sérieusement – on ne bougera pas non plus dans les neuf autres. Je dresse donc un « état des lieux » sans concession, et je rapporte ce qu'en pensent toutes celles et tous ceux que j'ai consultés : beaucoup de communistes de tous âges, mais particulièrement de nombreux jeunes, des amis du Parti, des observateurs attentifs à l'écouter. En ce sens, la question n'est pas seulement interne.

Q - Vous évoquez, dans votre livre, un temps fondateur d'une organisation communiste du XXIe siècle. Comment pourraient s'y associer des communistes non membres du parti d'aujourd'hui ?

Robert Hue : Cette question concerne au premier chef bien sûr les adhérents, mais aussi celles et ceux qui nous regardent, et qui sont intéressés pour aller en ce sens. C'est très important pour nous de savoir ce qu'ils pensent de ce que doit être une organisation des communistes du XXIe siècle. A l'évidence, la question de la modernisation du Parti communiste est posée. Aucune question n'est taboue. J'ébauche dans le livre quelques pistes auxquelles j'ai réfléchi sur la base de ce que j'ai entendu. Je sens que nombre de ceux qui se vivent comme « d'idées communistes » - adhérents ou pas – souhaitent que ça change là aussi. Il faut les entendre et surtout ne pas les décevoir.

Q - Revenons à l'actualité immédiate, celle de l'euro et du traité d'Amsterdam qui se mettent en place et que le PCF a combattus. Vous semblez optimiste pour une construction différente de l'Europe.

Robert Hue : Optimisme n'est pas le mot qui convient. Disons plutôt confiance dans la possibilité de changer le cours des choses. Je consacre effectivement une place importante à l'Europe dans le livre. C'est un des chantiers du projet communiste.

J'insiste sur ce qui est au coeur du projet : une société de partage, « une nouvelle aventure de la citoyenneté ». Qu'est-ce que cela signifie pour l'Europe ? Quand je dis l'Europe, ce n'est pas une Europe abstraite. C'est l'Union européenne, c'est l'Europe telle qu'elle se structure avec les traités, les institutions, des choix politiques, économiques, sociaux… C'est l'Europe menacée par la crise financière, c'est l'Europe secouée par le besoin de changement et les mouvements sociaux, la contestation de l'ultralibéralisme… Ce qui m'intéresse, c'est de poursuivre le débat sur la façon dont une vision alternative, antilibérale, de gauche, anticapitaliste, peut peser sur les choix européens.

Le débat amène forcément à se confronter avec les choix libéraux actuels, pour les mettre en cause. Il se croise avec celui que nous avons avec les socio-démocrates – qui n'ont certes pas tous la même vision – avec les autres forces progressistes sur les conditions du changement.

Il y a aussi ce débat sur le fédéralisme, c'est-à-dire sur la perspective d'une « super-nation » se substituant aux nations existantes, ou, tout au moins, vidant les souverainetés de leur contenu. Ca ne peut pas marcher. Il n'y a pas de modèle pour construire l'Europe. Ni modèle américain – des « Etats-Unis » dont, il est vrai, presque plus personne ne parle -, ni modèle fédéral allemand des Länder. On ne fera pas l'Europe en niant le fait et le cadre national. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas besoin d'institutions communes, y compris politiques.

Mais une telle union ne peut se faire que sur le résultat d'un processus, de choix souverainement décidés.

Pour moi, un des objectifs de la gauche, ce devrait être de « rendre l'Europe aux citoyens ». On imagine ce que cela peut signifier en termes de reconquête de pouvoirs démocratiques face à des institutions comme la Commission ou la Banque centrale, en termes de transparence dans les processus de décision quant aux prérogatives nouvelles à accorder au parlement national…

L'Europe a quelque chose à dire au monde aujourd'hui face à la puissance des marchés financiers, face aux prétentions des Etats-Unis… et pour proposer un modèle social moderne, écologique, solidaire, démocratique. Pour que cela ne soit pas un voeu pieux, il faut en faire l'affaire des citoyens. Et je pense que ce que nous pourrons faire bouger à gauche en France, peut beaucoup y contribuer.

Je parle dans le livre d'un choix « euro-progressiste ». On est loin de l'image « euro-négative » que parfois on veut donner de nous. Je parle d'une ambition pour l'Europe, et même « d'une ambition d'Europe ». C'est fondamentalement parce que je pense qu'aujourd'hui « il est impossible de considérer d'un côté la nation, de l'autre le reste du monde ».