Texte intégral
Date : 3 février 1997
N’oublions jamais que l’union monétaire de l’Europe est avant tout un projet politique : le projet de créer une zone de stabilité monétaire en Europe, et celui de donner à la puissance économique européenne dans le monde, le socle solide d’une monnaie unique.
Il y a un an, la presse financière internationale décrivait l’union monétaire comme une dangereuse utopie, et prophétisait son échec. Les déclarations vigoureuses des hauts dirigeants allemands et français ont redressé cette situation, et dissipé le doute. À partir du printemps de 1996, les marchés internationaux ont affirmé progressivement leur confiance dans le succès de l’euro.
Depuis peu, une nouvelle manœuvre se dessine. En soulignant les divergences entre certaines déclarations faites par les responsables financiers, et en citant les propos acerbes tenus ici ou là, on suggère qu’une querelle monétaire franco-allemande est en train de naître, qu’elle va s’amplifier, et qu’elle risque de conduire à l’échec de l’union monétaire.
Évitons à tout prix de tomber dans ce piège ! L’enjeu est trop important pour nos deux pays, et aussi pour l’Europe, dont les chances de réussit son union tournent autour du succès de l’union monétaire !
Pour éviter les querelles inutiles, essayons d’abord d’écarter les faux débats.
Commençons par celui de l’indépendance de la Banque centrale européenne ! La Banque centrale sera totalement indépendante vis-à-vis de toute intervention provenant des institutions communautaires, ou des gouvernements des banques centrales. Aucun doute n’est permis sur ce point. Le Traité de Maastricht est catégorique. Il stipule, en conclusion de son article 107 que « les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe d’indépendance, et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la BCE dans l’accomplissement de leurs missions ». La question est donc réglée : il ne peut pas y avoir de pouvoir, ou de contre-pouvoir, imposant sa volonté à la compétence monétaire de la Banque centrale européenne, mais seulement des actions complémentaires et symétriques de la politique monétaire.
Ensuite le débat sur la stabilité de l’euro. Là aussi, le texte de l’article 105 du Traité de Maastricht est explicite : « l’objectif principal du système européen des banques centrales est de maintenir la stabilité des prix ». Deux mots méritent d’être notés : le mot « principal », qui indique que la stabilité est prioritaire, mais qu’elle n’interdit pas de prendre en considération des éléments complémentaires. Et l’expression « stabilité des prix » qui précise que l’objectif est celui de la stabilité interne de la monnaie. Sur ce point encore, il n’y a pas matière à débat entre l’Allemagne et la France. Les peux pays sont d’accord sur l’objectif de stabilité. Les perspectives d’inflation pour la France en 1997 et 1998 sont même, selon l’OCDE, inférieures à celles de l’Allemagne. Quant au pacte de stabilité, il a été approuvé par les dirigeants des deux pays, après une discussion qu’à vrai dire on aurait pu éviter, et son application devra être durable. Lors de « l’examen de passage » des candidats à l’euro, le caractère permanent du respect des critères devra être vérifié pour éviter les mauvaises surprises. Je rappelle pour mémoire, qu’à de rares exceptions près, le déficit public de la France a toujours été, pendant la Ve République, nettement inférieur au critère de Maastricht.
Laissons de côté ces débats qui risqueraient d’empoisonner les discussions monétaires franco-allemandes, et qui feraient la joie des adversaires de l’union monétaire.
Et tournons-nous vers les vrais sujets, sur lesquels il est indispensable que nous approfondissions davantage notre réflexion, d’une manière calme et attentive, avant le grand choc du passage à la monnaie unique.
J’en vois deux.
D’abord nous devons fournir à la Banque centrale européenne un forum les anglo-saxons diraient une « constituency » où présenter sa politique monétaire, et l’exposer à la discussion. Le président du Federal reserve system, Alan Greenspan, me disait récemment que c’était une de ses fonctions essentielles, et qu’il s’étonnait que les Européens ne s’en préoccupent pas davantage. Comprenons-nous bien. Ce forum n’aurait pas le pouvoir d’approuver ou de désapprouver et encore moins de modifier les décisions de politique monétaire prises par la Banque centrale européenne, mais il lui donnerait l’occasion de présenter l’argumentaire qui soutient ses choix de politique monétaire. Aux États-Unis, ce sont les commissions du Sénat et de la Chambre des représentants qui jouent ce rôle.
Dans l’Union européenne, il est vraisemblable que seul un nombre limité d’États membres participeront, au moins au début, à. l’union monétaire. Il serait difficile de demander au Parlement européen de jouer ce rôle de forum, alors que seraient écartés du débat les représentants des États non-participants. Aussi, pourquoi ne pas explorer l’idée d’un « Comité monétaire de l’euro », composé de représentants des commissions des finances du Bundestag, de l’Assemblée nationale, et des parlements de tous les États membres de l’union monétaire ? Le président et le vice-président de la future Banque centrale viendraient devant ce comité exposer périodiquement les objectifs de leur politique monétaire. Ce dispositif a bien fonctionné aux États-Unis depuis Arthur Burns et Paul Volcker jusqu’à Alan Greenspan, et a assuré le caractère consensuel de la politique monétaire américaine. Le jour où l’union monétaire s’étendrait à toute l’Union européenne, ce comité se fondrait naturellement dans le Parlement européen.
Le second sujet de réflexion est celui du contenu de la future politique de l’euro. Au départ, celle-ci s’inscrira nécessairement dans la continuité des politiques nationales, telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui. Mais, elle devra progressivement tenir compte de deux données nouvelles : elle deviendra rapidement une politique européenne, et non une addition de politiques nationales. Ce ne sera plus ni une politique monétaire française, ni une politique monétaire allemande. Elle devra prendre en compte la situation globale de la zone : à partir de quels instruments de mesure, de quelle pondération ? Comment cette politique monétaire unique sera-t-elle vécue par l’ensemble des acteurs, bancaires ou économiques, habitués à agir jusqu’ici dans le cadre de politiques monétaires nationales différentes ? La deuxième donnée sera, assurément, celle de la « dimension » de la nouvelle monnaie. Par l’étendue de son socle économique, surtout si l’Italie et l’Espagne, comme je le souhaite, sont en état de participer au système, l’euro se verra très vite projeté à la deuxième place des grandes monnaies mondiales : derrière le dollar, mais devant le yen. Comment gérer cette évolution, entièrement nouvelle pour nous ?
Faudra-t-il se contenter du « benign neglect » pratiqué par les autorités monétaires américaines dans les années 70, et nous concentrer exclusivement sur la politique monétaire interne de l’euro ? Faudra-t-il, au contraire, prendre en compte le positionnement futur de l’euro au sein de la trilogie monétaire dollar-euro-yen ? Et de quels instruments devrait-on alors jouer pour cela ?
Autant de questions à approfondir d’ici le passage à la monnaie unique. Elles sont fondamentales pour éclairer la future politique monétaire de l’union. L’Institut monétaire européen de Francfort et la Commission européenne conduisent un excellent travail de préparation technique ; mais, il faut aussi que les milieux dirigeants, politiques et économiques, des deux grands pays qui sont à l’origine du projet, réfléchissent ensemble, en liaison étroite avec leurs futurs partenaires de l’union monétaire, à la vie future de l’euro, ce nouveau-né qu’il ne suffit pas de porter sur les fonts baptismaux, mais qu’il faudra faire grandir en lui donnant vigueur et stabilité, pour qu’il ne déçoive pas l’attente de tous ceux qui placent aujourd’hui en lui une grande partie de leurs espoirs européens.
Avant de semer la graine, commençons par labourer soigneusement le terrain.
Date : Mars 1997
Source : Capital 7
Capital 7 : Comment expliquez-vous la remontée du dollar, que vous réclamiez cet automne ?
Valéry Giscard d’Estaing : Au moment de mon intervention, la France et l’Allemagne se trouvaient dans une situation anormale. Leur économie tournait au ralenti, alors que leur monnaie était surévaluée par rapport au dollar. Et cela en raison du rigorisme des dirigeants des banques centrales, lié à tort à la marche vers l’euro. Cette politique présentait deux inconvénients : elle a pesé sur la croissance et fait croire à l’opinion que le processus d’intégration monétaire était une des causes du chômage. J’ai donc cherché à modifier cette situation en proposant, en novembre, un changement de parité entre le couple franc-mark et le dollar. Comme mon analyse se trouvait en phase avec les faits, elle a convaincu un certain nombre d’opérateurs que cette situation serait corrigée. Plus le débat a pris de l’importance, plus il a poussé le marché dans la bonne direction. D’où la remontée du dollar au niveau que je préconisais.
Capital 7 : C’est à vous qu’on le doit ?
Valéry Giscard d’Estaing : J’ai ouvert un débat, repris par la presse nationale et internationale. Le marché a suivi. Et les taux d’intérêt n’ont pas flambé, contrairement à ce que certains présageaient. Quant aux marchés boursiers, ils ont enregistré des records parce que les opérateurs ont établi le lien entre le changement de parité et une croissance plus forte. L’été dernier, un haut responsable américain m’a demandé : « Que vous arrive-t-il ? Quel est l’intérêt pour les Français de rester dans cette situation ? » Je lui ai adressé une copie de mon article (NDLR : dans « L’Express » du 21 novembre).
Capital 7 : Avec un dollar à plus de 5,50 francs, une nouvelle baisse des taux d’intérêt vous paraît-elle encore nécessaire ?
Valéry Giscard d’Estaing : Oui, car la situation actuelle est fragile, elle a besoin d’être gérée. Nous devons viser un taux de croissance plus élevé. La Banque de France dispose encore d’une marge de manœuvre – entre 0,5 et 0,75 point de réduction des taux courts et je recommande qu’elle l’utilise.
Capital 7 : Les Allemands risquent de s’y opposer...
Valéry Giscard Non. Ils seraient peut-être soulagés de nous accompagner. Le langage, outre-Rhin, a changé. Les dirigeants allemands savent bien que la sous-évaluation du dollar pénalisait leur économie. Si la France continue de donner des indications claires pour consolider la parité actuelle du franc par rapport au dollar, je suis persuadé que cela profitera au mark.
Capital 7 : Quand ressentirons-nous les premiers effets du « dollar fort » ?
Valéry Giscard d’Estaing : Dès cette année. Je pense que la croissance de l’économie française, en 1997, sera supérieure aux prévisions du gouvernement. Le chiffre de 2,7 % me paraît à notre portée.
Capital 7 : Dans deux ans, c’est la Banque centrale européenne qui conduira notre politique monétaire. Quels objectifs faudra-t-il lui assigner ?
Valéry Giscard d’Estaing : Le Traité de Maastricht prévoit que la stabilité des prix sera son objectif « principal ». Cela ne veut pas dire que ce sera le seul ! J’en vois deux autres, qui doivent être soigneusement examinés : la croissance optimale sans inflation et l’emploi. Aux États-Unis, ce sont deux préoccupations majeures des autorités monétaires. Difficile d’imaginer que les futurs dirigeants de la Banque centrale européenne n’aient pas ces notions à l’esprit ! Autre question à trancher : la position de l’euro par rapport au dollar et au yen. Ce sera la deuxième monnaie mondiale, il faut savoir la manière dont elle sera appelée à évoluer sur le marché des changes.
Capital 7 : Cette Banque centrale sera indépendante. Faudra-t-il en face d’elle, un contrepouvoir politique ?
Valéry Giscard d’Estaing : Le Traité de Maastricht est formel : les gouvernements des États membres n’auront rien à dire sur la politique monétaire de la banque. Elle sera indépendante. Mais il faudra bien qu’elle présente les objectifs qu’elle poursuit, comme aux États-Unis, où Alan Greenspan (NDLR, le patron de la réserve fédérale) expose régulièrement sa politique devant le congrès. Difficile de transposer tel quel ce modèle en Europe : les institutions communautaires représentent des pays qui ne seront pas tous dans la zone euro. Nous avons donc besoin d’une institution nouvelle, représentant les membres de l’union monétaire. C’est pourquoi je recommande la création d’un « Comité parlementaire de l’euro ». Composée de 60 à 80 députés, cette instance pourrait se réunir tous les trimestres pour entendre les dirigeants de la Banque centrale. Le but étant de susciter un débat public.
Capital 7 : Croyez-vous que les Français soient prêts à compter leurs achats en euros, alors que beaucoup comptent encore en anciens francs ?
Valéry Giscard d’Estaing : Nous allons vivre des années difficiles entre 1999 et 2002. Pendant cette période de transition, l’euro cohabitera avec les monnaies nationales. Ce sera compliqué. Le risque, c’est que les transactions continuent à se faire en francs dans la vie quotidienne et en euros dans la vie des affaires. Quand on s’approchera de l’échéance, on risque de voir apparaître une pression politique pour dire : « C’est très bien, continuons comme ça ! » J’ai proposé, pour que les gens s’y retrouvent plus facilement, d’utiliser des chiffres ronds. L’euro à 7 francs et à 2 marks. Ce n’est pas une lubie, mais une nécessité pratique. Faute de quoi, on peut craindre un rejet général de l’opinion.