Texte intégral
Q - Pourquoi voulez-vous absolument créer un futur espace judiciaire européen ? N'êtes-vous pas un peu naïve en croyant pouvoir mobiliser tous les pays européens à la fois contre la corruption et la délinquance financière ?
- Sur des sujets pareils qui demanderont des années d'efforts, il faut se mobiliser d'urgence. Aucun Etat n'a les moyens de lutter contre la délinquance économique et financière. Les juges d'instruction sont bridés par la lenteur des procédures actuelles sur les dossiers classiques de délinquance économique et financière. Des magistrats m'ont expliqué que les documents demandés à des collègues étrangers prenaient plusieurs années à venir. On connaît les raisons : des législations nationales différentes. Certains Etats protègent par toute une série de recours les personnes qui sont mises en cause. Il faut donc accélérer d'abord ces procédures d'entraides entre pays, entre juges des différents pays, ensuite, il faut accélérer les procédures d'extradition, spécialement entre pays de l'Union européenne. Il faut aussi reconnaître la validité des systèmes judiciaires de nos partenaires.
Q - Et contre les mafias, comment comptez-vous faire ?
- La criminalité organisée est beaucoup plus difficile à maîtriser. Les mafias disposent de réseaux organisés pour faire circuler de l'argent sale, des trafics illégaux de toute sorte, de drogue, d'êtres humains... Le problème est d'une autre dimension. On ne peut pas se contenter de procédures d'entraide nationale, même améliorées. Il faut une vraie action européenne.
Q - Faut-il créer d'urgence un tribunal pénal européen ?
- Pas forcément. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une base juridique. Pour l'instant, on n'a rien dans le traité européen. Il n'y a pas de démarche européenne proprement dite. Avant de créer un tribunal, il faut qu'il y ait des lois. Les tribunaux sont chargés d'appliquer des lois ! Il faut une loi européenne sur la criminalité, Après, ce dont nous manquons le plus, c'est d'une force d'investigation, de recherche de ces criminels. Pourquoi ça ne marche pas ? Il y a Europol, mais c'est très modeste, il y a des policiers, mais pas de magistrats, alors que dans chaque pays européen, la police judiciaire, est dirigée par les magistrats. On pourrait créer un parquet européen qui serait celte force d'investigation rapide, efficace, européenne, appuyé sur cette base juridique européenne. Une fois qu'on aurait attrapé et confondu les criminels, faudrait-il les faire juger par un tribunal européen ? Peut-être, mais pas nécessairement Cela pourrait incomber aux tribunaux nationaux...
Q - On appliquerait là le principe de subsidiarité ?
- Oui, je pense que ce serait mieux que les tribunaux nationaux jouent leur rôle. Il faut faire très attention, surtout au domaine de la justice qui touche de près à la souveraineté des Etats, et à leur identité. Il faut faire attention à ne porter au niveau européen que ce qui est absolument indispensable.
Q - Les mafias en Europe sont-elles si difficiles à combattre ?
- Oui. Les organisations sont originaires de Russie ou d'Europe de l'Est, mais elles investissent en France et dans d'autres pays de l'Union européenne. Je m'appuie sur les estimations d'Interpol. Pour autant que l'on puisse chiffrer l'ampleur du phénomène. Les trafics représenteraient 500 milliards de dollars par an, Soit l'équivalent du commerce pétrolier dans le monde.
Q - Ne craignez-vous pas que certains, avec ces masses d'argent, soient tentés de déstabiliser l'économie d'un pays ou même l'économie mondiale ?
- On ne peut pas éliminer le risque que l'argent sale puisse aussi être un facteur de déstabilisation du système monétaire international. Ce n'est peut-être pas le premier risque, car l'argent sale veut avoir des investissements respectables, et ne va pas forcément de suite vers les "hedge funds" ou fonds spéculatifs. On ne peut cependant pas l'exclure. C'est une des raisons pour lesquelles le F.m.i. - j'ai rencontré Michel Camdessus, son directeur, ce mercredi - se penche sur ces questions.
Q - Comment lutter contre les paradis fiscaux, par exemple ?
- Il faut agir sur les paradis fiscaux pour qu'il y ait un minimum de réglementation.
Q - L'O.C.D.E. va bientôt définir une liste de paradis fiscaux…
- C'est un travail délicat. Votre remarque appelle la suivante : depuis deux, trois ans, il y a convergence des efforts internationaux pour lutter contre la corruption, parce que l'on prend conscience des risques que cela l'ait peser sur nos Etats, nos systèmes ou sur la vie quotidienne. Il y a plusieurs initiatives internationales. La convention O.C.D.E. est une grande première. Il faut qu'elle soit ratifiée à présent, appliquée ensuite. Elle va induire un changement de comportement, sans douté aussi des tentatives de contournement ! Mais c'est la première fois que tous les grands pays disent qu'ils n'excuseront plus, ne considéreront plus comme légitimes les commissions versées sur des contrats à l'exportation.
Q - Les Américains sont contre ce type de contrôle... Comprenez-vous l'attitude des Américains ?
- Il ne faut pas tout globaliser. Je rentre des Etats-Unis où j'ai longuement vu ma collègue Janet Reno. Nous avons pu constater notre volonté commune de lutter concrètement contre la criminalité organisée et contre le blanchiment de l'argent sale, en mettant en commun nos expériences. Il n'est pas question de réglementer dans le détail toute l'activité financière internationale. On ne va pas revenir à des systèmes aujourd'hui périmés. Mais il faut se dire que, tout en gardant la liberté de mouvement des capitaux, il faut de vraies régulations.
Q - Lesquelles ?
- Il faut les définir. Pour l'instant, il n'y a rien ou pas grand-chose. Il faut davantage alerter et responsabiliser toutes les institutions financières dans nos pays. Par ce biais, on doit pouvoir faire respecter des règles. Il ne s'agit pas de créer une réglementation tatillonne. On ne pourra pas toujours déterminer l'origine de fonds suspects. Chaque pays doit revoir sa législation, fiscale notamment, pour voir ce qui en elle peut favoriser la circulation de l'argent sale. On y arrivera un jour…
Q - Les Américains sont toujours champions pour donner des leçons de morale au monde qu'ils n'appliquent pas... Mais que faire sans eux ?
- L'Europe, avec l'euro, a une capacité d'entraînement supplémentaire. Et, de surcroît, une responsabilité supplémentaire. Evidemment, il faudra convaincre, entraîner nos autres grands partenaires. Mais ce n'est pas parce que c'est difficile qu'il faut y renoncer. Prenez la Cour pénale internationale : les Etats-Unis et la Chine ont refusé de signer. Quand cette cour existera, qu'elle aura été ratifiée par bien d'autres pays, ce sera de la responsabilité de l'Europe d'entraîner... Bien entendu, l'Europe n'y arrivera pas toute seule, et il faut que les pays européens en soient convaincus. Les Belges, les Britanniques le sont, les Italiens, les Allemands, les Espagnols, les Portugais aussi.
Q - Mais pas la Suisse ni le Luxembourg !...
- Les Suisses ont fait beaucoup de progrès sur la levée du secret bancaire : on peut tout à la fois être un pays qui protège le secret bancaire, mais le lever plus facilement dans certaines conditions. M. Bertossa, procureur général de Genève, nous l'a dit à Avignon, lors du colloque que j'ai organisée sur l'espace judiciaire : c'est le problème des recours multiples, lorsqu'une commission rogatoire arrive, qui retardent son exécution. Quelques pays européens ont des problèmes particuliers parce que le secret bancaire est très bien protégé chez eux, pour des raisons souvent honorables. Mais il y a un intérêt important pour les opinions publiques. Les citoyens européens veulent que l'on puisse juguler le trafic de drogue. Enfin, ces projets prendront bien sûr beaucoup de temps, s'ils se réalisent. L'euro était une utopie il y a encore cinq ans. Il faut identifier les choses à faire, et se dire que cela prendra du temps, se définir un plan de travail en plusieurs étapes.
Q - Le ministre des Finances vous soutient là-dessus ?
- Dominique Strauss-Kahn soutient tout à fait cela. Nous sommes d'accord pour réunir les ministres de la Justice et les ministres des Finances pour travailler sur les deux questions clés : les paradis fiscaux et les secrets bancaires à lever. En plus du soutien du ministre des Finances, j'ai celui de ma collègue allemande.
Q - Où en est l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ?
- Lundi 8 mars, lors de la fête des femmes à Matignon, j'ai rencontré les femmes corses. Je leur au dit : « Ne vous découragez pas, continuez à défendre votre île. Une procédure judiciaire telle que celle-là, ça prend du temps. Nous avons besoin d'établir des dossiers solides. Nous ne faiblirons pas ». Et je leur ai affirmé haut et clair : « Nous trouverons les assassins du préfet Erignac. Même si cela doit prendre encore beaucoup de temps, nous les trouverons »