Texte intégral
RMC – 16 septembre 1997
P. Lapousterle : Quelle est votre réaction quand vous lisez comme moi dans Le Monde une phrase signée L. Jospin : le slogan « 35 heures payées 39 » n’est pas le nôtre. Il serait anti-économique ?
Marc Blondel : Ma réaction est simple. Elle ne date pas de ce matin parce que j’ai lu dès hier après-midi. Je crois qu’il a raison, ce n’est pas un slogan, c’est une promesse électorale. C’est tout autre chose ! Je crois que maintenant, il n’a plus qu’à les tenir, contrairement à l’impression qu’il donne dans ce journal. Je dois dire d’une manière globale que l’interview de L. Jospin – qui est une interview très complète et pas simplement sur les questions sociales puisqu’il parle de toutes une série de choses – me semble être quelque chose de bien pour informer l’opinion mais en ce qui concerne les travailleurs et le mouvement syndical, c’est plutôt la déception. Il faut dire clairement les choses. Il a l’air de banaliser à fond la conférence que je souhaitais pour ma part en septembre et qui aura lieu le 10 octobre. Il a l’air aussi de dire qu’il faudrait qu’on fasse un état de la situation du pays, ce qui est tout à fait habituel, en plus ! À chaque fois que l’on veut réviser le Smic ou qu’on doit réviser le Smic, il y a le ministère des Finances qui vient faire un exposé sur la situation économique du pays. Là, il a l’air de nous dire que la situation économique du pays ne permettra pas de tenir… De tenir quoi ? Les promesses électorales ! Et moi, cela je lui rappellerai !
P. Lapousterle : Vous pensez que c’est un reniement des promesses électorales, cette phrase-là ?
Marc Blondel : Vous faites trop fort en disant reniement.
P. Lapousterle : Je pose la question simplement.
Marc Blondel : Je dis simplement que, devant la gestion du pays – la Realpolitik comme on dit maintenant – L. Jospin est en train d’abandonner une partie de ses espérances. Et quand il s’agit de les concrétiser, c’est un véritable problème. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler un petit peu avec vous. Le problème est de savoir si, lorsque l’on met des gens au pouvoir, ceux-ci ont le pouvoir effectivement d’appliquer les décisions ou, plus exactement, les engagements sur lesquels ils ont été élus par rapport aux puissances économiques et financières. Tout le monde attend aujourd’hui la déclaration de M. Gandois pour savoir comment il va réagir sur les 35 heures payées 39. On sait bien qu’il sera hostile et j’ai l’impression que L. Jospin lui-même craint la réponse et tend le bras un petit peu au patronat.
P. Lapousterle : Mais est-ce qu’il n’a pas un peu raison lorsqu’il dit que la réduction du temps de travail ne se fera pas contre les entreprises et qu’on ne peut l’imaginer qu’avec les entreprises ?
Marc Blondel : Écoutez, qui a eu l’intention de le faire contre les entreprises ?! Moi, je vous ai expliqué aussi que son autorité, son pouvoir étaient très limités. Il pouvait décider de réduire la durée légale du travail surtout si on prend comme postulat de vouloir créer des emplois. Et puis on sait très bien que l’application doit se discuter entre les organisations syndicales et les organisations patronales dans chaque branche, dans chaque entreprise, etc… Quand on décide de réduire la durée du travail, ce n’est pas la même chose chez Renault où on travaille en ligne et dans le grand magasin Machin qui doit rester ouvert jusqu’à dix-neuf heures. Je note que s’il doit rester ouvert jusqu’à dix-neuf heures, il va falloir embaucher quelqu’un qui, d’ailleurs, ne sera peut-être pas permanent. Ce sera peut-être du temps partiel que l’on sera en train de créer si la conférence oriente vers cela. Il s’est rendu compte – il le savait très bien, moi je lui ai dit en privé – qu’il ne peut pas augmenter les salaires. Il peut augmenter le Smic mais il ne peut pas augmenter les salaires dans les branches, il faut qu’on le négocie. Tout cela, Mme Aubry et M. Jospin le savaient. Ce qui m’étonne, c’est qu’il l’exprime de cette manière dans le journal, à la veille des décisions prises par le patronat. Cela veut dire au patronat : écoutez, on ne sera pas aussi méchant que cela. Voilà ce que cela veut dire.
P. Lapousterle : Et donc, le 10 octobre, vous ne serez pas content ?
Marc Blondel : Attendez, attendez ! Le 10 octobre, c’est la conférence et le 3, c’est la pré-conférence. Qu’est-ce qui est le plus important ? La pré-conférence ou la conférence ? Je verrai demain puisque demain je vais voir M. Aubry en délégation officielle et nous allons discuter de ces problèmes.
P. Lapousterle : Alors, la date butoir ? Le 10 octobre, le Gouvernement donnera une date butoir pour les 35 heures.
Marc Blondel : Il l’a dit, cela ?!
P. Lapousterle : Oui.
Marc Blondel : C’est écrit dans… ?
P. Lapousterle : Non, ce n’est pas écrit.
Marc Blondel : Ah, vous êtes en train de m’emmener sur des chemins…
P. Lapousterle : Est-ce que vous désirez que la date butoir soit extrêmement rapide ?
Marc Blondel : Est-ce pour satisfaire une revendication sociale, la réduction de la durée du travail ? Est-ce que c’est pour créer des emplois ou est-ce que c’est pour ne pas tenir une promesse électorale ? En fonction du choix, la tactique est différente. Si on veut créer des emplois, alors il faut que ça soit assez rapide. Et je dis bien, j’insiste bien et j’ai toujours dit cela, y compris de temps en temps lorsque je me fais secouer par les miens, que les patrons n’embauchent pas de manière artificielle. Cela ne peut-être qu’un adjuvant. La réduction de la durée du travail n’est qu’un adjuvant, c’est-à-dire que cela peut démultiplier, accroître les créations d’emplois mais seule, elle ne peut pas provoquer les créations d’emplois. Il faut qu’il y ait autre chose avec, il faut qu’il y ait une construction économique. Je vais continuer à rappeler qu’il faut faire du Keneysianisme, qu’il faut relancer par la demande, autrement dit augmenter les salaires, les indemnités chômage aussi, etc…Si on veut que les jeunes trouvent des emplois, il faut que la mécanique économique reprenne, on ne peut pas rester dans une situation statique sur le plan économique.
P. Lapousterle : Le projet de loi Emplois-jeunes de M. Aubry vous convient-il ?
Marc Blondel : Ce qui me conviendrait le mieux, c’est la décision qui nous permettait de régler dans les trois ans qui viennent le problème de l’emploi des jeunes. Sauf que ce n’est pas du tout cela ! D’abord, le premier constat, si M. Aubry fait cela, c’est peut-être que les patrons n’embauchent pas. Alors, tous ceux qui font un reproche en disant « regardez, c’est une deuxième fonction publique, ce sont emplois non productifs, etc… » sont bien gentils car les patrons n’avaient qu’à essayer de le faire. Ils ont été incapables de le faire pour l’instant. On verra le 10 octobre. On en discutera avec eux. Ceci étant, c’est vrai que ce sont des salariés qui vont se substituer en quelques sortes à des agents publics dans des situations d’ailleurs très largement différentes. Cela va être très diversifié. Je n’ai qu’une chose, je n’ai qu’un encouragement à leur dire : syndiquez-vous vite ! Syndiquez-vous quasiment dès que vous avez votre contrat parce que vous êtes dans une situation qui n’est pas la situation habituelle des gens qui font le même métier que vous, dans le même endroit que vous ! On va essayer de se battre syndicalement pour que vous soyez dans les mêmes conditions de rémunération de contrat, etc. Je trouve que c’est normal que cela se passe ainsi.
P. Lapousterle : Deux mots pour finir. La CSG : plus quatre points ?
Marc Blondel : La CSG. Ça y est, on est parti à l’étatisation de la Sécurité sociale. Ce qui permet à M. Bébéar, voire à Monsieur le président du Conseil de l’Ordre des Médecins de dire qu’il faut mettre la sécurité sociale en concurrence, c’est-à-dire en définitive comme une entreprise nationalisée que l’on met en concurrence et à qui on casse le monopole quand il y a lieu. C’est clair, c’est justement la réforme et notamment la CSG parce qu’on va vers l’étatisation de la Sécurité sociale. Il semble même que ceux qui défendent la notion de CSG sont en train de dire qu’on ne se comporte pas de la même façon avec un impôt qu’avec une cotisation sociale. Ils auraient dû s’en rendre compte plus tôt ! Et moi, je vais encore tout faire pour essayer de faire remettre à plat le système de Sécurité sociale avant qu’il ne disparaisse complètement.
LES ÉCHOS : 18 septembre 1997
Les Échos : Vous avez été de tous temps hostile à la CSG. Le fort basculement qui vient d’être décidé montre que vous n’êtes pas écouté, qu’allez-vous faire ?
Marc Blondel : Je confirme effectivement notre hostilité au financement de la Sécurité sociale par la CSG. Mais nous allons rediscuter avec le gouvernement de la réforme Juppé de la Sécurité sociale, ce que j’ai déjà commencé à faire mercredi après-midi avec le ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry. Je ne pense pas qu’on pourra revenir sur la compétence qui a été accord aux députés, mais je veux le maximum d’autonomie pour les régimes de la Sécurité sociale. Le basculement des cotisations maladie sur la CSG conduit à la fiscalisation, demain vraisemblablement à l’étatisation et permettra à M. Bébéar, qui veut remettre en cause le monopole de la Sécurité sociale, de se faire entendre plus souvent. Mme Aubry nous explique, elle, que l’élargissement du financement de la Sécurité sociale aux revenus non salariaux garantira l’exercice d’une Sécurité sociale plus autonome. Nous allons donc poursuivre la discussion.
Les Échos : Le point de pouvoir d’achat qui va être distribué aux salariés n’est pas négligeable !
Marc Blondel : Compte tenu du niveau de l’inflation, un point de pouvoir d’achat n’est pas, c’est vrai, négligeable. Mais je crains que cela ne neutralise les négociations salariales dans les entreprises. Et peut-être même vienne perturber les négociations sur les bas salaires et les classifications, dont nous demandons la reprise dans les branches. Le 10 octobre, lors de la Conférence nationale, je demanderai que la revalorisation du Smic soit utilisée par le gouvernement comme une épée de Damoclès si les branches s’y refusent.
Les Échos : La baisse de la durée du travail ne paraît pas être la priorité de FO. Est-ce parce que vous ne croyez pas à ses vertus sur l’emploi ou parce que vous pensez que les salariés ne sont pas prêts à abandonner 1 franc de salaire pour travailler moins ?
Marc Blondel : Je ne crois pas aux vertus arithmétiques des 35 heures sur l’emploi. La réduction de la durée du travail ne peut-être qu’un adjuvant. Mais je constate qu’il y a déjà une valse-hésitation : le gouvernement, après avoir fait des promesses, commence à nuancer ses propos, comme le montrent les déclarations de Lionel Jospin. Certes, Martine Aubry m’a confirmé l’objectif du gouvernement de ramener à terme la durée légale à 35 heures. Mais comment y aller, quelles seront les aides ? Le débat reste entier.
Les Échos : Les propos du Premier ministre étaient surtout destinés à rassurer le patronat. Ça semble plutôt raté ?
Marc Blondel : Ce n’est pas raté du tout ! M. Gandois a vu un « petit coin de ciel bleu ». Et si les déclarations gouvernementales permettaient surtout à M. Gandois d’apparaître comme un homme féroce !
Les Échos : Votre grande revendication est de faire partir en préretraite les salariés ayant commencé à travailler à quatorze ans. Pensez-vous être entendu du gouvernement ?
Marc Blondel : Je propose en effet un système qui, parallèlement à l’Arpe (préretraite Unedic), permettrait à tous ceux qui ont commencé à travailler à quatorze ou quinze ans et qui ont quarante ans de cotisations à la Sécurité sociale, de partir en retraite. Le financement, pour la majeure partie, devrait être assuré par l’État. Mon objectif est d’obtenir par ce biais l’embauche de 150 000 jeunes dans le secteur privé.
Les Échos : Pour préparer la conférence du 10 octobre, le secrétaire général de la CGT a proposé des rencontres à ses homologues ? Y répondrez-vous favorablement ?
Marc Blondel : Louis Viannet avait proposé au départ une rencontre de l’ensemble des organisations syndicales. Je n’y étais pas favorable, car si nous n’avions pas abouti à une position commune, tout le monde aurait parlé d’échec du sommet syndical. Un échec avant la conférence au sommet aurait été du plus mauvais effet. En revanche, je suis favorable à des contacts bilatéraux, mais au niveau des secrétaires généraux des organisations. Soyons clairs, ce n’est pas demain que Blondel ira à Montreuil et que Viannet arrivera 141 avenue du Maine.
Les Échos : Le mur de Berlin n’est décidément pas encore tombé dans le syndicalisme français ?
Marc Blondel : Ce n’est pas le mur de Berlin. Par souci d’efficacité, il va y avoir des contacts entre des responsables qui représenteront nos organisations avec pour objectif de dégager des orientations communes sur l’ordre du jour de cette conférence. Si on y parvient, ce sera déjà une première.
SUD-OUEST : jeudi 18 septembre 1997
Sud-Ouest : Vous avez l’air un peu dubitatif à propos de la conférence nationale sur les salaires, l’emploi et la réduction du temps de travail que Lionel Jospin va réunir à Matignon. N’est-ce qu’une impression ?
Marc Blondel : J’ai eu l’occasion d’exprimer deux souhaits. D’abord, que l’on tienne cette conférence le plus rapidement possible car les gens attendent de Jospin qu’il concrétise ses promesses par des résultats et non par les discussions. Ensuite, que l’on comprenne que d’autres problèmes arrivent, comme le financement de la Sécu, et je ne suis pas sûr que les organisations syndicales soient, notamment FO, sur la même ligne que le gouvernement. Il vaudrait mieux que l’on en parle vite et dans la sérénité. J’ai donc été satisfait d’apprendre que la date de la conférence avait été enfin fixée, tout en éprouvant un peu d’inquiétude en découvrant qu’elle serait précédée par une réunion préparatoire le 2.
Sud-Ouest : En quoi est-ce inquiétant ?
Marc Blondel : Cette réunion préparatoire aura pour but d’examiner le « contexte économique ». Je crains là une volonté de « realpolitik » confirmée par l’interview de Jospin dans « Le Monde ». La réduction du temps de travail sans perte de salaire, qui est inscrite noir sur blanc dans le programme du PS lors des législatives, n’est plus aujourd’hui qu’une « éventualité ». Je comprends bien que M. Jospin doit tenir compte des réactions du patronat, mais j’en viens à me demander si les hommes au pouvoir peuvent encore respecter leurs engagements ou s’ils subissent d’emblée les lois du marché, de la puissance industrielle et de la puissance financière.
Sud-Ouest : Comment expliquez-vous « l’état de grâce » de Lionel Jospin ?
Marc Blondel : Le gouvernement bénéficie pour l’instant d’un accueil assez favorable. Je pensais que la conférence serait l’occasion d’amplifier le phénomène et de créer de véritables conditions de la confiance. Mais si Lionel Jospin choisit de « banaliser » ce rendez-vous, d’en sous-dimensionner les enjeux en en parlant au milieu de beaucoup d’autres choses, alors cela ne sera plus le « temps fort » de la nouvelle politique.
Pour ma part, j’insisterai tout particulièrement pour que les gens qui ont commencé à travailler à 14 ou 15 ans et qui ont quarante ans de cotisations, puissent quitter la production et qu’ils soient remplacés par des jeunes. Cela concerne environ 150 000 personnes.
Sud-Ouest : Des choix gouvernementaux se dessinent en matière de protection sociale. Qu’en pensez-vous ?
Marc Blondel : Le transfert des points de cotisations salariales sur l’impôt CSG, avec des gains très limités en pouvoir d’achat pour les salariés, s’inscrit dans le sens d’une Sécurité sociale étatisée. Je m’insurge contre cette perspective parce qu’il y a des assureurs et des médecins qui n’attendent que cela pour organiser en parallèle un système privé réservé aux riches. Je n’oublie pas non plus que cela vise à termes à remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt proportionnel plus injuste.
Sud-Ouest : Les emplois-jeunes du projet Aubry vont-ils améliorer un peu la situation des régimes sociaux « plombés » par le nombre de chômeurs ?
Marc Blondel : Ces créations d’emplois constitueront avant tout une amélioration pour les jeunes qui vont avoir du travail, mais elles vont aussi aider les régimes sociaux. On peut d’ailleurs difficilement reprocher au gouvernement de prendre une initiative alors que les employeurs privés n’en prennent pas. Ces contrats, cependant, ne donnent pas beaucoup de garanties car ils créent une notion de « contrat à durée indéterminée avec terme » qui pourraient donner des idées à certains patrons voulant éviter les dispositions conventionnelles. L’autre inconvénient est que l’on utilise ces contrats pour des postes qui pourraient être occupés de façon statutaire. J’appelle en conséquence tous les bénéficiaires de ces contrats emplois-jeunes à se syndiquer pour obtenir à terme les mêmes rémunérations et conditions que les autres salariés. Nous allons lancer une propagande particulière en direction de ces jeunes pour qu’ils rejoignent le mouvement syndical et tout particulièrement Force Ouvrière.
Sud-Ouest : Avez-vous lu la biographie (1) qui vous a été consacrée ?
Marc Blondel : Je l’ai lue et relue avec l’impression d’avoir été trompé. Le monsieur qui a écrit ce livre était venu me voir et je l’avais bien accueilli. Et puis je m’aperçois que son travail porte non pas sur Blondel ou Force Ouvrière mais concerne une organisation politique, en l’occurrence les trotskistes lambertistes. Alors ma position à ce sujet sera très claire : j’affirme publiquement que je ne suis pas lambertiste et que je n’ai jamais été inscrit ou militant dans un parti trotskiste. Défendre les intérêts des salariés en toute indépendance fait toujours l’objet de médisances et d’une tendance à la paranoïa du complot.
(1) Lire « Sud-Ouest » du 13 septembre.