Texte intégral
LIBERATION : JEUDI 15 AVRIL 1999
Q - Avez-vous des informations sur le sort des déplacés à l'intérieur du Kosovo ?
Très peu. Ce que l'on pressent est tragique. S'il se confirme qu'il y a toujours des massacres, alors comment intervenir ? A d'autres moments, l'ONU, à la demande de la France; avait mis en place des corridors humanitaires élargis et protégés. On peut aussi préparer des parachutages de vivres et de médicaments. Mais cela, ce n'est pas encore possible.
Q - Cela veut-il dire l'envoi de troupes terrestres ?
On ne peut pas l'exclure.
Q - Vous y êtes favorable ?
Je suis favorable à l'arrêt des massacres et des exodes et à la protection des minorités. Si cela exige une présence au sol, alors oui, j'y suis favorable, sous le drapeau de l'ONU, comme le HCR l'a accompli au Kurdistan, en Irak, sous notre impulsion. Ce n'est pas moi qui décide, mais les gouvernements des pays alliés.
Q - Cela vous parait-il inévitable ?
La poursuite de l'épuration ethnique, commencée bien avant les frappes de l'Otan, n'est pas supportable. On ne peut envisager la défaite de la coalition démocratique devant un dictateur barbare aidé par des milices sanglantes. On ne peut pas accepter encore des meurtres et encore des pogroms.
Q - N'est-ce pas trop tard ?
Il est toujours trop tard, puisque le droit d'ingérence - et donc la prévention - n'est pas encore codifié. Il fallait protéger les Kosovars au sortir de la crise en Bosnie. On ne l'a pas fait. On s'y emploie maintenant. Je suis très préoccupé par ce qui se passe au Kosovo même. Nous avons des informations sur les massacres et les charniers d'avant les frappes. Mais aujourd'hui ? J'imagine ces Kosovars, dans les débris de leurs maisons, qui voient des bombardiers au-dessus de leurs têtes ; brusquement la porte s'ouvre et des miliciens tuent leurs enfants. Ce sont des visions impossibles à soutenir. Il faut les protéger.
Q - Est-ce qu'à côté de la catastrophe que constitue l'afflux massif de réfugiés, il y a un risque de catastrophe sanitaire ?
Nous assistons à une catastrophe politique, humaine et morale, pas à une catastrophe sanitaire. J'espère qu'il n'y en aura pas. Car les réfugiés qui arrivent sont certes fatigués moralement épuisés, mais encore en bonne santé. On surveille. Ce ne sera ni l'Ethiopie, ni le Rwanda.
Q - N'aurait-il pas fallu prévoir de meilleures structures d'accueil, un volet humanitaire parallèlement à la préparation militaire ?
Les quelques rares personnes qui cherchaient à les préparer n'ont pas été entendues. Les responsables, c'est-à-dire le HCR ont été débordés. Une fois de plus, il aurait fallu faire de la prévention. L'action humanitaire se doit d'être préventive.
Q - Mais ce n'est jamais le cas...
Née dans l'urgence, la culture humanitaire reste trop liée à l'urgence. Si l'on tente de travailler avant le désastre, on tombe en querelle avec les politiques. Or, l'humanitaire moderne, ce n'est pas seulement soigner des victimes, c'est empêcher qu'il y ait des victimes. L'humanitaire et la politique sont complémentaires, ils font partie de la même démarche humaine. L'humanitaire s'installe toujours dans les creux de l'action politique. Son arrivée signe un échec de la politique : c'est parée qu'on n'a pas réussi à empêcher la guerre.
Q - Qu'en est-il alors du principe de l'ingérence humanitaire dont vous êtes un des inspirateurs ?
Il s'impose aux yeux du monde entier. Kofi Annan a déclaré le 9 avril à Genève qu'au-dessus des souverainetés d'Etat, il existera un droit international de protection des minorités. N'est-ce pas, la reconnaissance absolue du droit d'ingérence ?
Q - Mais au Kosovo, ce qui a manqué, ce n'est pas tant le droit que la volonté politique.
La volonté politique doit s'appuyer sur le droit. Cela viendra. N'oublions jamais d'où nous sortons. On est intervenu bien plus vite au Kosovo qu'en Bosnie, même si c'est avec retard. Jusqu'à la guerre de 39, aucun Etat ne bougeait quand ses intérêts n'étaient pas en jeu. Il y a eu Henri Dunant, au siècle dernier, qui voit sur les champs de bataille de Solferino des soldats mourants. Il crie qu'il faut les soigner. Et on les soigne. C'est un acte bouleversant ! Voilà le début de l'action humanitaire. Viennent alors les conventions de Genève : on a le droit de soigner les blessés dans la neutralité et avec la permission de l'adversaire. Telle est la première génération de l'humanitaire. La seconde génération vient longtemps après, avec les « french doctors », prêts à y aller, même sans autorisation. Ainsi nous sommes partis au Biafra, au Liban, au Kurdistan, etc. Troisième étape, aujourd'hui, c'est l'ingérence : l'intervention en amont. L'ingérence est ce constat que la souffrance des hommes appartient aux autres hommes. Droits de l'homme au-dessus des souverainetés d'Etat, avant qu'on ne tue !
Q - Certes, mais de là à faire passer cette ingérence dans les faits...
L'ingérence ne s'imposera qu'avec l'ONU, seule organisation légitime et universelle. Mais cette opération du Kosovo, réalisée avec l'Otan, car il y avait urgence, va précipiter les événements. N'oublions pas que ces dernières années, il y a eu deux interventions d'ingérence réussies, en Macédoine et en Albanie justement. En Macédoine, l'ONU est intervenue à titre préventif. Et cela a fonctionné. En Albanie aussi. Je le crois fortement : dans les vingt ans qui viennent, l'ONU portera ce droit d'ingérence et en organisera l'économie et la légalité. Les dictateurs sauront ce qu'ils risquent s'ils cherchent à massacrer leurs minorités. L'Europe prend enfin la tête d'un projet politique : rendre impossible Auschwitz, le Cambodge, le Rwanda, le Kosovo...
L'EVENEMENT : 15 AVRIL 1999
L'Evénement : Le droit d'ingérence, vous en êtes un petit peu l'inventeur ?
Bernard Kouchner : Sur le terrain, depuis 1968, au Biafra, oui, je crois, que j'en suis l'inventeur. Nous l'avons ensuite théorisé avec le Pr Mario Bettati. Mais nous l'avions pratiqué véritablement et même pensé avec Médecins sans frontières puis avec Médecins du monde. Quel est le principe ? Théoriquement, vous n'avez pas le droit de franchir une frontière et de soigner des malades ou des blessés qui ne vous « appartiennent » pas. Nous l'avons fait quand même, à l'appel des victimes. Le droit d'ingérence, c'est la protection internationale des minorités à titre préventif, avant le massacre. Nous avons fait entrer les droits de l'homme dans le droit international. C'est encore un rêve, il nous reste beaucoup de chemin à faire, mais déjà dans le monde entier on réfléchit sur le droit d'ingérence que la France a proposé. Hélas ! chez nous, on doit aux jalousies des boutiques humanitaires, appuyées par quelques intellectuels, d'avoir perdu du temps. Au Kosovo, pas la peine d'insister, on n'en est plus à la prévention. Mais il vaut mieux intervenir trop tard que pas du tout. François Mitterrand a mis en oeuvre le droit d'ingérence ; au Kurdistan, au Soudan, en Somalie, au Liberia - même si, face à la Serbie, il a tardé. Et Jacques Chirac a pris le relais en Bosnie, puis aujourd'hui au Kosovo.
L'Evénement : En Bosnie, on a perdu plus de trois ans. Vous étiez au gouvernement. Que s'est-il passé ? Vous aviez avalé votre chapeau ?
Que ce serait-il passé si j'avais démissionné en 1992 ? Cela aurait-il fait venir plus vite la force d'action rapide ? Si vous êtes au gouvernement, c'est l'efficacité qui compte. Les états d'âme ne servent à rien. Il faut donc convaincre les autres, et en particulier le président de la République. En Bosnie, François Mitterrand n'a pas été convaincu. Il a laissé faire l'humanitaire mais n'a pas autorisé qu'on aille plus loin. J'en ai souffert.
L'Evénement : Au Kosovo, comme en Bosnie, on a commencé par une opération de type ingérence et cela va se terminer en redessinant les frontières. C'est compatible ?
A Rambouillet, les alliés ne demandaient qu'un retour à l'autonomie du Kosovo. Rien d'autre. Nous n'en sommes pas là. Nous ne savons pas comment cela va se terminer. Nous étions peu nombreux à dire qu'en Afrique l'Erythrée serait un jour indépendante ! Peut-être vaudrait-il mieux changer les frontières avant les assassinats et la guerre...
L'Evénement : Est-ce que le devoir d'ingérence justifie de faire juger Milosevic devant le Tribunal pénal international ?
Pour le moment, le TPI accumule des preuves. La responsabilité de Milosevic parait très grande, mais n'oublions pas qu'elle est partagée par une faible part du peuple serbe. Les Serbes sont pétris d'histoire. Pour eux, le Kosovo, c'est chez eux. Je ne dis pas cela pour les absoudre. Une dose raisonnable de nationalisme, ça passe bien. Une dose excessive est mortelle...
L'Evénement : Comment expliquez-vous que des Français de gauche soutiennent Milosevic ?
Je crois que, pour cette minorité-là, comme disait Camus, « quelque chose en eux aspire à la servitude ». On peut penser que Milosevic est le dernier avatar du communisme. François Furet ou le Livre noir du communisme ont diagnostiqué ce type d'évolution. On se demandait comment se produisait la glissade du marxisme vers la barbarie : la voilà, sous nos yeux.
L'Evénement : Jean-Pierre Chevènement est en désaccord avec les frappes contre la Serbie. Vous en avez discuté avec lui ?
Très peu, cette fois-ci. Se replie-t-il sur des valeurs nationalistes ? J'ai entendu ses amis. Comme si on oubliait l'Histoire quand on fait la morale ! Mais c'est au nom de l'Histoire qu'on fait la morale ! On se souvient, au contraire, de Sarajevo, de Tito, du champ des Merles et d'Enver Hoxha... Nous voulons un droit d'ingérence au nom de l'Histoire précisément, au nom d'Auschwitz, du Cambodge, du Rwanda, de Sarajevo et de Srebrenica ! Au Kosovo, c'est la première fois depuis les Khmers rouges qu'on recommence à vider des villes de leurs habitants. Est-ce que nos détracteurs ne voient pas la même chose que moi ? Mais après tout, dans le gouvernement de Lionel Jospin, on peut exprimer ses opinions en réunion de ministres. Moi aussi, je me suis exprimé. Aucun ministre n'est en désaccord fondamental avec la politique gouvernementale. Sinon il partirait. Et, après la discussion, on fait ce que le Premier ministre décide. Même les communistes parlent avec beaucoup de mesure. Ils considèrent Milosevic comme un tyran. Dans la rue, ils manifestent pour la paix.
L'Evénement : Comment avez-vous réagi à la position française selon laquelle, hors circonstances exceptionnelles, la France n'accepte pas les réfugiés du Kosovo ?
Nous avons proposé que cette politique évolue, et elle a évolué. Vous savez combien il y a eu d'appels au numéro Vert, le soir où Lionel Jospin a lancé son appel ? 110 000 et près de 500 000 à ce jour. Je suis favorable à l'accueil tel qu'il se pratique maintenant : comme pour les boat people. Ils ont été reçus par des familles, des municipalités volontaires, etc. Ceux qui sont réfugiés en Albanie ne savent pas encore comment s'adresser à l'ambassade de France. Tout cela prend du temps et doit passer par le HCR.
L'Evénement : Quelles sont, d'après vous, les situations particulières dans le monde qui réclament de toute urgence que s'applique le droit d'ingérence ?
Evidemment les Kurdes, la Birmanie, le Soudan, la Sierra Leone, etc. Je suis intervenu un grand nombre de fois dans tous ces pays.
L'Evénement : Au Tibet ? Comment peut-on invoquer le droit d'ingérence face à la Chine ?
Avant tout, il s'agit de prévention, ne l'oublions pas. Il s'agit d'éviter la guerre en exerçant à temps des pressions suffisantes. Ce sera dur, je ne dis pas le contraire. Il faut que la conscience internationale évolue et que les Chinois tiennent compte des pressions de l'opinion publique. Depuis la création de Médecins sans frontières, tout a changé. Il y a eu plusieurs étapes. La première, ça été la Croix-Rouge internationale. Après la bataille de Solferino, Henri Dunant a fait admettre l'idée selon laquelle on doit soigner les blessés des deux camps. Deuxième étape, les « French doctors », cent neuf ans plus tard. Nous avons dit : « Monsieur le Dictateur, avons-nous le droit de soigner vos blessés ? » La troisième étape, c'est l'ingérence. Cela consistera à dire : « Monsieur le Dictateur, nous allons vous empêcher, à titre préventif, d'opprimer vos populations. » Ce n'est pas codifié du tout. C'est à l'ONU de le faire.
L'Evénement : C'est quoi l'après-Kosovo pour l'ONU ?
S'emparer du droit d'ingérence et le codifier. Il y a des pays qui refusent l'ingérence parce qu'ils récusent l'universalité des droits de l'homme. Il faut convaincre. A mon avis, la mise en oeuvre passe par des accords régionaux. Les Africains auront une année africaine avant peut-être que nous ayons une année européenne. Ils voulaient intervenir au Rwanda, au Burundi et réclamaient qu'on les aide. Nous ne les avons pas aidés.
L'Evénement : Est-ce que le droit d'ingérence s'applique à des situations comme celle réservée par les talibans aux femmes d'Afghanistan ?
Oui, probablement. Mais il faut qu'il y ait un appel des victimes. Ne soyons pas impérialistes.
L'Evénement : Quelle est aujourd'hui, face au droit d'ingérence, la position des Etats-Unis, première puissance économique, politique et militaire du monde ?
J'ai eu une conversation très longue avec Hillary Clinton il y a un an et demi. Je lui disais que le Kosovo, c'est pour demain. Elle m'a répondu : « Le Kosovo, c'est votre affaire, le Kosovo, c'est l'Europe. Comment voulez-vous que j'explique aux Américains, qu'il leur faut aller mourir pour le Kosovo ? Ils n'y ont pas d'intérêts et ils sont venus quand même.
LE MONDE : 27 AVRIL 1999
Q - Qu'est-il, selon vous, possible de faire pour les Albanais qui sont toujours au Kosovo ?
- La première des protections consisterait bien évidemment à consisterait bien évidemment obtenir l'arrêt des exactions, que la pression internationale soit suffisante pour interdire de déporter, de manipuler, de terroriser les Kosovars. Nous savons trop peu de chose sur ce qui se passe réellement au Kosovo, même si tout indique que Slobodan Milosevic et l'armée serbe jouent avec les déplacements de population comme on joue aux échecs, que la matière humaine n'est plus pour eux que de la boue qu'ils modèlent. Je persiste à croire que des corridors humanitaires devraient être envisagés, afin de préserver les déportés. Les résolutions des Nations unies permettent de créer de tels espaces qui visent à sécuriser les réfugiés en amont et non pas en aval, au plus près de chez eux, comme cela avait été fait au Kurdistan. Ainsi pourrait-on partir des frontières, en remontant les colonnes de réfugiés ; cela suppose une présence armée qui pourrait, au mieux, être assurée grâce aux Nations unies. Au risque d'apparaître isolé, je continue de penser que c'est encore l'un des seuls moyens à notre disposition pour secourir les Albanais qui errent au Kosovo.
Q - Quelle est votre opinion quant aux parachutages de vivres et de matériels de survie ?
- C'est une possibilité. J'ai été de ceux qui ont organisé de tels parachutages, réussis, notamment au Soudan et au Kurdistan. On oppose deux arguments : le premier c'est l'altitude beaucoup trop élevée à laquelle voient les avions de l'OTAN, le second c'est le danger que les denrées tombent aux mains des Serbes. Mais ici on ne parachuterait pas des armes, seulement des vivres, des tentes, des couvertures, des chaussures et, en toute hypothèse, ceci ira pour une bonne part aux Albanais. Ce type d'opération n'est pas une solution miraculeuse mais je crois que l'on devrait au plus vite l'étudier.
Q - Existe-t-il, selon vous, d'autres possibilités de soutien ?
- Oui, l'action militaire terrestre, qui est exclue par tout le monde, mais à laquelle tout le monde pense. On peut aussi songer à l'envoi d'organisations véritablement neutres. Pour l'instant, il n'y en a que deux qui seraient susceptibles de pouvoir se rendre au Kosovo : la Croix-Rouge internationale et Médecins du monde-Grèce, dont plusieurs membres se sont déjà courageusement rendus à Pristina (la capitale Kosovare), mais ils n'y suffiront bien évidemment pas.
Q - Combien la France accueillera-t-elle de réfugiés du Kosovo ?
- Au total, vraisemblablement entre quatre mille et six mille. Deux mille cinq cents sont d'ores et déjà enregistrés en Macédoine et en Albanie. Nous accueillerons en priorité, sur la base du volontariat, les personnes malades et celles qui ont de la famille en France. Il faut savoir qu'il y a quatre cent mille résidents kosovars en Allemagne et deux cent mille en Suisse, alors qu'il y en a fort peu en France. C'est pourquoi l'on compte moins de candidats pour la France que pour ces pays. A l'origine, nous proposions un accueil de trois mois. Nous étendrons cet accueil, si nécessaire, à une période d'un an. Ces personnes auront un permis de travail, une aide médicale et nous organiserons la scolarisation des enfants. Il s'agit, le premier ministre l'a souligné, d'un combat pour les droits de l'homme. Ce combat gagné, ces hommes et ces femmes rentreront chez eux.
Q - Regrettez-vous, comme d'autres, la confusion actuelle entre le militaire et l'humanitaire ?
- Je ne pense pas qu'il y ait la guerre d'un côté et l'humanitaire de l'autre. Ces effrayants déplacements de population sont un des éléments de la guerre dans cette région, tout le monde la sait. Arrêtons de cloisonner les indignations ! A l'époque de la guerre froide, l'action humanitaire s'est développée comme une force neutre, par obligation, et au sens où l'entend le Comité international de la Croix-Rouge, afin de pouvoir agir dans tous les camps. Aujourd'hui, cette neutralité est, selon moi, devenue caduque. Pour les soins, impartialité oui, neutralité non ! Laissons cette neutralité traditionnelle et parfois indispensable au Comité internationale de la Croix-Rouge qui souhaite la conserver.
» Le droit d'ingérence s'impose enfin »
» Nous observons que c'est désormais le droit d'ingérence, la protection préventive des minorités face à l'agression qui s'imposent enfin. La tragédie actuelle démontre que l'action n'a pas été assez préventive. Nous avons été quelques-uns à dire et à écrire, dès 1922, après la Bosnie, qu'il fallait aller au Kosovo, que tous les ingrédients de la tragédie étaient réunis. Nous sommes certes aujourd'hui en retard mais au moins nous agissons et cette action se situe plus en amont que dans le cas de la Bosnie.
» Au risque de paraître brutal et trop optimiste, je pense que nous vivons un grand tournant, positif, en termes de droit international et de démarche politique. Après Auschwitz, le Cambodge et le Rwanda, il faut considérer comme un succès majeur le fait que les nations démocratiques agissent pour protéger, à l'intérieur d'un pays souverain, une minorité. Il sera de moins en moins possible, demain, d'opprimer à l'abri de ses frontières. C'est un signal terrible donné, par la démocratie, aux dictateurs. Ceci n'excuse en rien notre surprise devant les conséquences inattendues de ce conflit.
» Quant aux problèmes d'accueil des réfugiés, d'organisation des camps, etc., ils dépassent de beaucoup les capacités des organisations non gouvernementales et réclament là le soutien de l'OTAN qui, fort heureusement, l'apporte. Dès que possible, le Haut-Commissariat aux réfugiés reprendra le commandement. Dans un conflit comme celui-ci, on ne peut pas toujours faire la séparation entre l'humanitaire et le militaire. Dans l'opération Life Line Soudan, c'étaient bel et bien des avions militaires qui permettaient de combattre la famine et tout le monde était content qu'ils apportent de la nourriture. Ce fut également le cas en Somalie. Les gens qui meurent de faim voudraient-ils de l'humanitaire et pas des armées ? Ils ont besoin d'aide, voilà l'essentiel.
» Rappelons-nous une seule chose : ce qui compte, ce sont les victimes, pas les spécialistes de la victime. Le problème n'est pas de protéger les organisations humanitaires, mais les victimes. Si l'on fait évoluer de manière positive les Etats, les armées, l'idée même de protection des minorités, nous aurons fait enfin entrer les droits de l'homme dans le droit international. Si on fait évoluer les Etats et les hommes politiques contre le « chacun chez soi », si l'on refuse les exactions d'un fascisme résiduel, cela constitue un grand progrès. Cela s'appelle le droit d'ingérence. Demain l'ONU le codifiera et l'appliquera. Il y aura moins de “Kosovo”. Et la réunion de l'OTAN à Washington, malgré ses ambiguïtés, va exactement dans ce sens. »