Tribune de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, dans "L'Evènement" du 3 juin 1999, sur l'ingérence thérapeutique.

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Sauver des vies d’enfants et tendre la main à des malades dans des pays pauvres est un exercice difficile. Nous y sommes cependant parvenus, il y a quelques jours, en Côte-d’Ivoire où vient d’être lancé le premier programme de traitement en faveur des malades du sida, financé par la France dans le cadre du Fonds de solidarité thérapeutique international proposé par le président de la République. Il aura tout de même fallu dix-huit mois de batailles, de détours, de polémiques, de refus, d’ironie pour réussir.
Le constat est terrible. Quarante millions de personnes dans le monde touchées par le virus, dont 90 % dans les pays en développement, la plupart en Afrique, où le sida représente déjà la première cause de mortalité. Dans certaines villes, une femme sur deux qui vient accoucher est séropositive et la mortalité infantile retrouve ses niveaux des années 60. Le sida est devenu un enjeu fondamental du développement.
Qu’est-ce que nous avons-nous décidé à Abidjan ? D’abord, de donner à certains malades la possibilité financière de suivre une multithérapie. En Afrique, un traitement anti-rétroviral est trop cher, près de 1 000 FF par mois. Le Fonds d’aide ivoirien subventionne la thérapie jusqu’à 75 %. Trop cher encore. C’est ici qu’intervient le Fonds de solidarité thérapeutique international que le Premier ministre a décidé de financer et qui prend en charge 20 %. Il ne reste plus que 5 %, 50F par mois, à payer par le malade.
Mais, surtout, nous avons établi un programme pour 20 000 femmes enceintes, avec les Nations unies, Onusida, les Américains des Control Desease Centers et la Fondation Glaxo Welcome. Pour les femmes séropositives, tout sera fait afin de leur éviter de contaminer l’enfant avant et après la naissance : traitement lors du dernier mois de grossesse, précautions pour ne pas infecter le bébé lors de l’accouchement, fourniture de lait artificiel pour le protéger, puisque la maladie se transmet aussi par l’allaitement.
Si cette opération internationale, destinée à s’étendre à d’autres pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, fut difficile à s’organiser, c’est que beaucoup de spécialistes, dans de nombreux pays, ne tiennent pas à mettre en œuvre des programmes de traitement du sida dans le sud de notre planète. Ils considèrent que les médicaments et le soutien sont chers et ne guérissent pas définitivement, que le sida reste incurable à long terme et qu’il vaut mieux porter tout l’effort financier sur la prévention et la recherche. C’est peut-être logique en termes économiques, mais, en termes humains, c’est insupportable. S’attaquer aux maladies futures, c’est là, dans tous les domaines, une bonne part de notre politique. Mais les malades, et surtout les plus pauvres d’entre eux, doit-on les laisser mourir ?
Il y a, ensuite, ces arguments encore plus redoutables que l’on m’assène à chacune de mes actions : « Puisque vous ne pouvez pas les soigner tous, mieux vaut n’en traiter aucun. » Ou bien : « Vous n’avez pas le droit de choisir les victimes que vous allez sauver. Au nom de quoi allez-vous choisir ? » Je ne supporte pas cette morale de l’immobilisme. D’abord, on ne choisit pas toujours : ce sont les victimes qui appellent au secours. Ensuite, pourquoi faudrait-il les abandonner tous ? On doit commencer là où on peut, comme on peut, malgré la douleur du choix du hasard de la géographie ou d’une générosité qui fraie son chemin. Il faut prendre les hommes un par un, s’occuper du plus proche ou du plus lointain, là où c’est possible.
C’est donc contre tout un système de pensée que je m’élève. Autrefois, les philosophes marxistes citaient Hegel : « On ne peut être libre que si tous le sont. » Voilà la source d’un malheur et souvent de l’oppression. Si nul n’est libre, alors se justifie la pire des tyrannies qui prétend changer l’homme, mais plus tard. Dans ma jeunesse, cela se nommait le stalinisme. Celui-ci est heureusement mort parce que contrairement à la théorie, des hommes libres se sont levés les uns après les autres.
Au-delà des faux réalismes, des frilosités et des conformismes, le programme d’Abidjan représente le premier pas de l’ingérence thérapeutique : la souffrance des hommes appartient aux autres hommes, l’épidémie ne connaît pas de frontières, la solidarité non plus.