Texte intégral
La Vie : 16 avril 1992
La Vie : Le paysage politique vient de changer brusquement avec les élections cantonales et régionales, M. Bérégovoy a formé un gouvernement. Que vous inspire cette nouvelle équipe ?
Pierre Bérégovoy : Un grand scepticisme. Avec si peu de temps – onze mois d'ici les législatives – avec cette obsession électorale qui domine le PS, je redoute la paralysie. M. Bérégovoy a, certes, les qualités d'un homme d'État. Mais les vents lui sont contraires, et le Président de la République n'a pas vraiment formulé le dessein autour duquel devrait s'ordonner l'action du gouvernement. Sous la Ve République, si un gouvernement ne possède ni la légitimité que donne une vraie majorité, ni celle que confère une volonté présidentielle affirmée, il prend le risque de gouverner à la petite semaine. Or, la France a besoin de réformes de structure, qui permettent à notre pays de jouer un rôle moteur en Europe.
La Vie : Un grand nombre de Français espèrent beaucoup des mesures sociales annoncées par M. Bérégovoy. Seront-elles suffisantes ?
Pierre Bérégovoy : L'encouragement du travail à temps partiel par l'abaissement des charges va dans le bon sens. Quant aux mesures spécifiques destinées aux chômeurs de longue durée, elles s'apparentent malheureusement plus à un palliatif qu'à un véritable remède. Ce n'est pas étonnant. Comment le Premier ministre pourrait-il, en dix mois, réaliser ce que le parti au pouvoir n'a pas eu le courage de faire quand il était temps ? Un traitement de fond du chômage exigera une véritable formation professionnelle initiale en alternance entre l'entreprise et l'école, un allègement significatif des charges des entreprises pour leur permettre des investissements de grande ampleur. Mais il faut aussi, grâce à une vraie politique d'aménagement du territoire, créer ou recréer des villes qui soient de vraies communautés pour les exclus de ces banlieues anonymes en proie à l'insécurité et à la solitude.
La Vie : M. Bérégovoy a annoncé deux nouvelles importantes : l'arrêt des essais nucléaires et le maintien du mode de scrutin actuel pour les prochaines législatives. Comment réagissez-vous ?
Pierre Bérégovoy : L'arrêt des essais nucléaires, c'est le tribut électoral pays aux écologistes. Mais ce qui est le plus grave, c'est la manière dont la décision a été prise, au détour d'une phrase, sans nous dire pourquoi et pour combien de temps, sans nous avoir informé quant aux conséquences de cet arrêt sur la recherche française.
Sur le mode de scrutin, M. Bérégovoy a évité le pire : aux socialistes le déshonneur de ce qui serait apparu comme une auto-amnistie ; à la France l'affaiblissement qu'aurait entraîné l'éclatement complet de la volonté nationale.
La Vie : Le gouvernement va aussi avoir pour tâche prioritaire la ratification du traité de Maastricht. Quelle sera la position des centristes sur ce dossier européen important ?
Pierre Bérégovoy : La France ne peut pas être hésitante quant à ses engagements. La ratification du traité de Maastricht est un devoir national et nous pensons y rallier toute l'opposition. Nous souhaitons donc que le gouvernement ne cherche pas, à cette occasion, à détourner cet objectif à des fins politiciennes, en revendiquant cette avancée pour lui seul. L'intervention télévisée du Président de la République est rassurante sur ce point, dès lors qu'il s'est exprimé dans la continuité de ses prédécesseurs, avec clarté et détermination. Le fait que soit privilégiée, pour la ratification du traité, la procédure du Parlement réuni en congrès plutôt que celle du référendum constitue une démarche positive : cela rejoint notre préoccupation de ne pas exposer l'Europe à devenir le bouc émissaire de toutes les peurs et de toutes les insatisfactions. Je pense que c'est vraiment l'occasion pour la France de faire de cette ratification un acte de large union nationale.
La Vie : Sur ces questions européennes, et aussi sur le plan social, le centre est souvent proche de certains socialistes. Des forces politiques nouvelles, comme les écologistes, ont émergé à l'occasion des élections. N'y-a-t-il pas là l'embryon d'une recomposition, dans un paysage politique éclaté ?
Pierre Bérégovoy : La recomposition politique est liée à l'élection présidentielle. On peut rêver aujourd'hui de combinaisons parlementaires. L'ouverture-débauchage a cependant fait long feu…
Nous souhaitons par ailleurs le dialogue avec les écologistes, à condition que l'écologie ne s'érige pas en système totalitaire, qu'elle se préoccupe de la nature du développement, sans en contester la nécessité ! Les centristes ne croient cependant pas aux arrangements de salons, ni aux programmes à la petite semaine. L'intérêt national exigerait, sûrement une élection présidentielle plus proche que prévu, pour permettre l'émergence d'un nouveau dessein pour la France.
La Vie : L'enseignement catholique manifeste de nouveau. Comment expliquez-vous la reprise du conflit entre l'État et l'école privée ?
Pierre Bérégovoy : La révolte des parents et des enseignants de l'école catholique, notamment des établissements sous contrat, s'explique par la totale surdité du ministère de l'éducation nationale. L'ancien ministre, M. Jospin, n'a traité aucun dossier en litige : en particulier la formation des maîtres de l'école privée : l'État a créé les IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) pour le public, et n'a rien prévu pour le privé. Les directeurs des écoles primaires n'ont toujours pas de statut. Las retraites des enseignants du privé sont sensiblement inférieures à celles de leurs collègues du public. Quant aux investissements et aux constructions d'écoles, l'État s'abrite derrière une loi du XIXe siècle pour entraver la liberté d'action des conseils régionaux ou cantonaux. Ces assemblées sont empêchées de seconder les établissements lorsque ceux-ci ont des besoins matériels qui dépassent les possibilités des familles.
L'enseignement privé sous contrat doit être traité comme un partenaire à part entière, avec des droits et des devoirs.
La volonté de M. Savary d'intégrer l'école privée, en 1984, ne cherchait pas à se dissimuler. Nous voilà maintenant devant une tentative plus pernicieuse de considérer l'enseignement privé sous contrat comme en voie d'extinction.
La Vie : Avec le chômage, les questions sociales en suspens, l'enseignement privé, un an avant les législatives, comment abordez-vous les mois à venir ?
Pierre Bérégovoy : Comme une période difficile et dangereuse. La France risque le sur-place, alors que le monde évolue très vite. L'opposition doit concentrer tous ses efforts sur la formulation claire de ses objectifs et convaincre les Français qu'elle saura à la fois accroître la compétitivité de notre pays et renforcer la cohésion. Les Français doivent retrouver l'espérance d'une France plus forte et plus solidaire.
Le Quotidien de Paris : 8 mai 1992
Le Quotidien : Le Président de la République est intervenu hier matin pour aborder essentiellement les problèmes sociaux, qu'en avez-vous pensé ?
Jacques Barrot : François Mitterrand parle de la dimension sociale des problèmes en des termes désuets. Face au chômage, il a une réponse de type fataliste et puis, face à tous les autres sujets, il retrouve un manichéisme entre conservateurs et progressistes, entre ceux qui veulent établir des lois de protection sociale et ceux qui ne le voudraient pas. Pour lui, la politique sociale, c'est encore des lois, des réglementations, des contraintes. Cette petite homélie matinale du Président de la République avait d'abord, me semble-t-il, pour objectif de mobiliser ce qui reste de socialisme dans ce pays.
Le Quotidien : Ses références à l'Europe sociale ne vous ont pas satisfait ?
Jacques Barrot : Il aurait été plus crédible, en expliquant comment la Communauté sera un moyen de créer plus de richesses et de diminuer ainsi le nombre d'exclus et de marginaux en Europe. Il aurait dû aussi expliquer aux Français que l'Europe a une exigence de solidarité entre les régions riches et les régions pauvres, et comment cette politique courageuse crée à terme un espace économiquement plus cohérent qui finit par servir les intérêts des entreprises françaises. Mais François Mitterrand ne veut jamais suggérer aux Français des efforts, même quand ces efforts sont, à moyen terme, porteurs.
Le Quotidien : Le Président de la République a semblé interdire tout travail d'amendement sur le traité de Maastricht, qu'en pensez-vous ?
Jacques Barrot : Le Président a retrouvé sur l'Europe des accents partisans qu'il avait perdus. Il aurait pu être beau joueur en reconnaissant qu'une majorité de l'opposition avait fait passer l'intérêt du pays avant les problèmes politiciens, il ne l'a pas fait, c'est, à mon sens, une erreur. Mais on sent bien que la remontée de Bérégovoy dans les sondages lui a donné l'impression que la vie reprenait son cours et qu'on pouvait égratigner de nouveau l'opposition au moment où l'on a besoin d'elle. C'est maladroit.
Le Quotidien de Paris : 13 mai 1992
Le Quotidien : Le Président de la République présente Maastricht comme un événement historique. Partagez-vous son opinion ?
Jacques Barrot : La vérité est sans doute plus modeste. Elle n'en est pas moins importante. C'est la consécration d'une démarche qui a commencé il y a bien des années et dont l'opposition est d'ailleurs l'héritière. Depuis l'acceptation par le général de Gaulle du traité de Rome, l'acceptation en 1979 du système monétaire européen, l'Acte unique ratifié par le gouvernement Chirac, tout cela constitue un processus de mise en œuvre d'une communauté de nations originale. Et Maastricht fait progresser encore ce processus, sans que ce soit pour autant, comme l'a dit le président « un aboutissement ». C'est une étape importante. Et surtout si nous ne l'acceptions pas, nous donnerions le sentiment de préférer la marche arrière à une marche en avant qui a été profitable.
Le Quotidien : Vous-même, auriez-vous négocié Maastricht comme l'a fait le gouvernement de François Mitterrand ?
Jacques Barrot : Je souscris à la formule de Claude Imbert : « Il ne faut pas que les 250 articles de ce traité soient les arbres qui cachent la forêt. » La forêt, c'est la paix en Europe.
Il est vrai que si la négociation avait abouti à un texte plus court, concentré sur l'essentiel, qui est la marche vers l'union économique et monétaire et les quelques avancées vers l'Europe politique, cela aurait été plus simple à lire et plus simple à exposer.
Le Quotidien : N'y-a-t-il pas précipitation de la part de la France, en décidant de ratifier les premiers ?
Jacques Barrot : Moi, ça ne me déplaît pas. Que la France trace le chemin, c'est plutôt pour me réjouir. Ce qui serait dommage ce serait que le débat soit médiocre. Or, je crois que l'opposition a déjà marqué des points, certainement en obtenant que l'avis du Parlement français soit nécessaire avant d'accepter des directives européennes.
Le Quotidien : Le gouvernement s'attribue la paternité et le mérite de Maastricht. D'autres y voient au contraire une œuvre d'inspiration démocrate-chrétienne. Qui a raison ?
Jacques Barrot : D'abord, à l'adresse du Président Mitterrand, je refuse les captations d'héritage. Ce n'est pas aux socialistes de s'attribuer l'héritage européen alors que le SME a été le garde-fou qui a permis d'empêcher les socialistes de poursuivre en 1983 leurs divertissements divers et variés.
Il y a bien sûr en Europe des gouvernements libéraux et démocrates-chrétiens qui ont pesé dans cette nouvelle avancée européenne. Pour autant, ne faisons pas de querelles d'auteur. Ce qui importe pour nous aujourd'hui, c'est de renforcer le poids de cette communauté pour faire face par exemple à des événements comme ceux qui se déroulent en Bosnie-Herzégovine. N'oublions pas que c'est parce que les pays de l'Est ont vu se lever l'espoir d'une communauté de marché à l'Ouest qu'ils ont eu le courage de secouer le joug totalitaire.
Le Quotidien : Si l'UDC et l'UDF acceptent, en définitive, lors du vote final, le passage d'une citoyenneté communautaire, ne craignez-vous pas d'apporter du grain à moudre à Le Pen ?
Jacques Barrot : Je ne le crois pas dans la mesure où ce que l'on donne aux « communautaires » est un privilège qui, par définition, doit être refusé à tous les autres. A contrario, parce que nous inscrirons dans la Constitution un élément tout à fait particulier de citoyenneté européenne, cela veut dire qu'il n'est pas question que l'on entre dans un processus d'attribution du droit de vote aux autres étrangers.
Le Quotidien : Les discussions actuelles de l'opposition sont-elles simplement un épisode ou une vraie fracture ?
Jacques Barrot : Cette nuit, il ne s'agissait pas du vote final. On peut estimer qu'en disant « oui », nous entendions exiger du gouvernement que la suite du débat – notamment au Sénat – permette encore d'aller plus loin dans les assurances et les clarifications. L'abstention, c'est aussi le signe que l'on attend de savoir ce que donnera la totalité de la discussion. J'ose espérer toutefois qu'en définitive, une majorité large se dégagera au sein de l'opposition, pour cette nouvelle étape dans la construction communautaire. J'ajoute que si les socialistes étaient dans l'opposition, ils ne seraient pas non plus très regardants et ils auraient tendance, comme ils l'ont fait si souvent, à faire de la politique intérieure.
On a l'impression qu'au fil des semaines et des jours, le président qui s'était situé au niveau qui convenait lors de sa première intervention, n'a pas résisté à la dérive des arrière-pensées et à la tentation de prendre des petits profits à court terme. Il a ainsi faussé le débat.
Le Quotidien : Le président a déclaré que ne pourront gouverner demain que ceux qui auront approuvé Maastricht. Cela vous inspire-t-il un commentaire ?
Jacques Barrot : Je regrette ce propos du président, car il fait partie de ces admonestations qui provoquent l'effet contraire. Le chef de l'État n'a pas à décerner des titres à gouverner à tel ou à tel. C'est cela qui contribue aussi à brouiller les cartes. Les Français ont le sentiment que Maastricht, c'est une affaire mitterrandienne. Non. C'est un traité de douze États membres. Il ne s'agit pas d'un acte émanant de la majorité présidentielle, mais d'un acte émanant de la France et de ses onze partenaires.
Le Quotidien : Il n'empêche que des hommes comme Delors et Bérégovoy profitent de Maastricht pour relancer une idée d'ouverture en direction des centristes. Serez-vous sensible à ce chant des sirènes ?
Jacques Barrot : Si je ne souhaite pas que certains membres de l'opposition fassent passer le combat contre la majorité avant la question de fond, je puis vous dire qu'en votant Maastricht, l'UDC n'entend pas donner à sa démarche la moindre signification politicienne. Nous nous plaçons dans une démarche historique qui n'a rien à voir avec les petits calculs des uns et des autres.
RTL : 13 mai 1992
P. Caloni : Ça vote ou ça ne vote pas ?
J. Barrot : Les débats se prolongent, pour savoir s'il ne serait pas plus sage de remettre à une loi organique, les modalités du droit de vote des ressortissants communautaires aux élections locales.
P. Caloni : Qui fait traîner les choses ?
J. Barrot : Je serais tenté de dire que le gouvernement aurait pu, dans cette dernière longueur, se montrer plus ouvert encore. Car le dialogue s'est amorcé, mais il faut qu'il aille jusqu'au bout, pour que cette adoption soit le fruit d'une large majorité.
P. Caloni : On a entendu le Premier ministre se féliciter de la qualité du débat parlementaire.
J. Barrot : Oui, mais il faut la garder jusqu'au bout. Mais en ce moment, il y a un peu de crispation.
P. Caloni : Quelles concessions le gouvernement a-t-il fait ?
J. Barrot : Il a affirmé sa volonté de ne pas hypothéquer nos intérêts fondamentaux. Il a dit que le Parlement désormais, aurait un droit de regard effectif sur les coûts financiers de la construction communautaire. Et puis, il a accepté quatre amendements présentés par l'intergroupe de l'opposition. Donc, c'est un bilan positif qui va me permettre d'apporter le oui des quarante députés de l'UDC.
P. Caloni : Un député socialiste a dit cette nuit que l'opposition venait de faire son Congrès de Rennes, vous êtes d'accord ?
J. Barrot : Oui, mais pendant ce temps, M. Chevènement essayait de gravir plusieurs fois l'escalier de la tribune pour prendre le contre-pied des thèses dominantes du PS. Chacun a ses problèmes. Il ne faut pas surestimer les problèmes surgis au sein de l'opposition. C'est difficile d'être opposant et de faire passer avant tout le reste, l'intérêt de la France, et de dire oui à un texte présenté par un gouvernement que nous combattons.
P. Caloni : Mais il y a quand même eu l'effet Séguin.
J. Barrot : Dans cet effet, il y avait sans doute des nationalistes, mais aussi tout simplement des opposants qui ont le sentiment qu'il ne faut pas lâcher cela au gouvernement. Nous ne sommes pas au terme de ce débat et le RPR va peut-être maintenant réfléchir.
P. Caloni : Avez-vous le sentiment que F. Mitterrand a tendu un piège à l'opposition et qu'elle est tombée dedans ?
J. Barrot : Non, il faut déjouer le piège, et il est impossible aujourd'hui au Président de la République de revendiquer un quelconque monopole sur cette nouvelle étape de la construction européenne. C'est une étape qui s'inscrit dans une démarche initiée par R. Schuman et poursuivie par le Général, et auquel chaque gouvernement a apporté son empreinte, par conséquent, il n'y a pas de monopole.
P. Caloni : Référendum ou pas ?
J. Barrot : Pour la ratification elle-même, pourquoi pas ? Au demeurant, si le Parlement, après les débats de la qualité de ceux auxquels nous avons assisté, se prononce à une très grande majorité, peut-être pouvons-nous tout simplement aller au Congrès et ratifier ensuite le Traité. Personnellement, je souhaite que l'on ne mélange pas tout, et que les bonnes questions que l'histoire nous pose quant à l'Europe, nous n'y répondions pas par des vues de boutiquiers.
P. Caloni : Pensez-vous que l'opposition montre le visage de son union pour aller victorieusement aux législatives ?
J. Barrot : Elle a effectivement réagi avec des sensibilités différentes. Et en étant dans l'opposition, je ne crois pas pour autant qu'il faille surestimer ces différences. En même temps que nous ratifions Maastricht, nous sommes convaincus que l'après-Maastricht va se jouer à Paris, dans la manière dont nous ferons le redressement nécessaire du pays, dont nous ferons les réformes. Je pense que le pouvoir actuel n'est pas capable de donner à la France tous les atouts dont elle a besoin pour la bataille en Europe. C'est pour ça que l'opposition va trouver un second souffle dans la préparation de cette alternance pour appliquer Maastricht.