Texte intégral
Le Quotidien de Paris : 22 avril 1992
Le Quotidien : Vous réintégrez le RPR au moment où le débat sur le traité de Maastricht bat son plein. Jacques Chirac, dans une interview récente, a exprimé ses réticences à propose de certaines dispositions du texte, notamment le droit de vote aux étrangers de la CEE et la monnaie unique. Partagez-vous ce point de vue ?
Alain Carignon : Maastricht ne peut soulever l'enthousiasme. Du fait de ce qu'il oublie et de ce qu'il autorise. Le traité oublie l'Europe centrale, l'ouverture vers les pays qui nous attendent, il oublie de définir les objectifs de l'Europe, il oublie de tracer de vraies perspectives. La véritable innovation eût été de proposer un référendum à tous les peuples européens pour qu'ils décident ensemble de l'avenir communautaire. Par ailleurs, le traité autorise toutes les évolutions et c'est la raison pour laquelle je ne comprends pas la peur de ceux que l'on appelle « les archéos ». Certes, l'après Maastricht peut conduire à la fédération européenne puisque le texte met en place des mécanismes fédéraux. Mais ce n'est pas le premier transfert de souveraineté, et à ce jour, l'Europe n'est toujours pas fédérale. Si l'on regarde honnêtement les questions qui se posent, Jacques Chirac a raison d'émettre des réserves sur le vote des étrangers, les visas et la monnaie unique. Il faut sauvegarder nos valeurs nationales, une certaine marge de manœuvre dans ces domaines où nous ne pouvons pas tous déléguer. Cela me paraît très raisonnable.
Le Quotidien : Êtes-vous favorable à un référendum sur la révision constitutionnelle ?
Alain Carignon : Oui, il s'agirait là d'une bonne procédure. Je sais que l'on craint ici ou là – et c'est seulement dans les allées du pouvoir – le référendum. C'est bien dommage. Car n'oublions pas la vertu pédagogique du référendum : il permet un débat contradictoire préalable. Il met en lumière les forces et les faiblesses d'un projet qui engage l'avenir collectif.
Le Quotidien : Il y a au sein de l'opposition des avis très divergents à propos du traité. Un accord est-il possible ? Sinon, cela peut-il mettre l'unité de l'UDF en danger ?
Alain Carignon : Je ne crois pas que l'opposition soit très divisée sur Maastricht. Il y a, au contraire, si l'on analyse les positions de fond, peu de divergences fondamentales. Si les considérations tactiques ne prennent pas trop de place, je suis persuadé que le RPR et l'UDF, à partir de leur analyse initiale, parviendront à un accord quitte à laisser les discours les plus caricaturaux sur le bord du chemin. Car, je le répète, Maastricht ne vaut ni cet excès d'honneur que certains lui font, ni cette indignité dont d'autres l'entourent.
Le Quotidien : Vous étiez l'un des rénovateurs du printemps 1989. Aujourd'hui, alors que presque tous les membres de cette aventure exercent des responsabilités importantes au sein des instances de l'UDF – vous avez compris – diriez-vous que l'idéal que vous défendiez alors a progressé ?
Alain Carignon : La rénovation de la vie publique n'a guère progressé. Je crains que les mêmes maux n'engendrent les mêmes effets. Mais c'est d'abord au gouvernement qu'il appartient de modifier les structures, d'adapter la vie publique au monde moderne. Il ne l'a pas voulu ou il ne l'a pas pu. On ne peut pas en rendre responsable l'opposition. Quelle est la situation ? Tout a changé en trente ans sauf les structures de l'organisation publique qui ressemblent de plus en plus à celles d'une entreprise en difficulté. Mais une entreprise un peu particulière : elle aurait continué à grossir alors que, dans le même temps, son marché se rétrécissait.
Les hommes politiques ont perdu le magistère de l'économie, de la culture, ils ont délégué à l'Europe, aux collectivités décentralisés, mais ils semblent l'ignorer : leur nombre comme celui de leurs structures d'intervention a continué à croître ces dix dernières années pour aboutir à un système aussi tentaculaire qu'inefficace.
Le citoyen habitué à décider dans son entreprise, dans sa famille, dans son association, ne se reconnaît pas dans le système classique de la démocratie représentative, le vote lui paraissant insuffisant comme instrument de participation. Je pense que c'est aux gaullistes, qui ont fondé la démocratie moderne de 1958, d'inventer une démocratie de participation adaptée aux années 1990. Ainsi, la page du socialisme à la française sera définitivement tournée. Le regret ne sera plus. L'adhésion à l'opposition ne sera pas vécue comme une simple antithèse, mais comme une synthèse.
Le Quotidien : La candidature éventuelle de François Léotard à l'élection présidentielle, seul quadragénaire en mesure de concurrencer Jacques Chirac et VGE vous paraît-elle de bon augure ou, au contraire, facteur de division ?
Alain Carignon : Les primaires doivent permettre la compétition. Il n'y aurait rien de pire qu'un système apparemment fermé dans lequel aucune initiative individuelle ne serait possible. François Léotard a donc le droit de déclarer sa candidature à la primaire présidentielle. Mais nous n'en sommes pas là.
Le Quotidien : Vous avez souvent avancé que la société politique française ressemblerait dans quelques années à la société politique américaine. La présence de Bernard Tapie au gouvernement est-elle un signe de ce changement ?
Alain Carignon : L'évolution « à l'américaine » de la société française m'inquiète. Une « middle class » dominante, des marginalités de plus en plus nombreuses, une uniformité des cultures, des modes de vie, des particularités qui se fondent dans le règne de l'immédiat et du superficiel, des villes à deux vitesses, voilà autant d'éléments qui méritent réflexion pour la société française et également pour l'Europe.
Le Quotidien : En onze mois, Pierre Bérégovoy peut-il renverser la vapeur ? Sinon que devrait faire, selon vous, François Mitterrand ? L'opposition doit-elle, le cas échéant, cohabiter une nouvelle fois ?
Alain Carignon : Je ne crois pas que Pierre Bérégovoy puisse renverser la vapeur. Il peut canaliser la dérive et rendre digne la défaite. Ce n'est déjà pas si mal ! Pour le reste, il existe des règles institutionnelles que nous avons établies nous-mêmes. Je ne vois pas comment nous pourrions les transgresser.
Mais là n'est pas la question : il me paraît urgent que par sa réflexion, son aventure, son débat d'idées, l'opposition démontre sa modernité, son unité et sa diversité. Alors, elle bénéficiera de ce sentiment d'adhésion indispensable pour faire renaître les grands débats qui manquent tant à notre actuel besoin de perspectives collectives. Le reste – victoire législative, victoire présidentielle – viendra comme par surcroît…
Le Monde : 29 avril 1992
Maastricht, et alors ?
Enfin ! Notre vie politique a de nouveau le feu aux joues. Pour ou contre Maastricht, appel direct au peuple ou refus catégorique du référendum. À trois siècles d'intervalle, la France de Jean Racine s'offre un remake des Plaideurs. Tout l'arsenal du juridisme n'est pas de trop pour prolonger la joute entre juges et avocats de l'Europe. Un bref arrêt sur image permet pourtant de constater que la France est probablement le seul pays à se déchirer de la sorte à propos des modalités de ratification des accords de Maastricht.
Quant à l'opinion publique française, il n'est pas dit que ce sujet de discorde, elle le fasse sien. Il n'est pas dit non plus que ce référendum-là – quelle que soit la pertinence de ses questions, – elle le juge indispensable à son entrée adulte dans la citoyenneté européenne. Maastricht pose des problèmes constitutionnels. Soit. Bien entendu, il faut ratifier ces accords parce que la France participe depuis trente-cinq ans à la construction de l'Europe et qu'on ne voit pas dans les arguments des « anti » autre chose que leur faiblesse.
Cependant, Maastricht, n'est-ce pas déjà le débat d'hier ? Et à trop nous focaliser sur nos intentions juridiques, n'en oublions-nous pas notre façon d'être, demain, dans l'Europe ?
Y entrerons-nous avec nos faiblesses et le cortège de nos réformes avortées ou nous donnerons-nous les moyens institutionnels d'être préparés à ce nouvel espace de vie publique ? Car l'Europe est un appel à la modernité. Le Président de la République ne semble pas souhaiter l'entendre.
Il appartient donc à la famille gaulliste de susciter un nouvel élan, d'inviter les Français à regarder sans crainte l'après-Maastricht, comme une chance historique d'être les acteurs engagés d'une France modernisée. Une France dans laquelle les compétences seraient courageusement redéfinies : comme la monnaie et le crédit, l'environnement, l'université, les transports… n'ont aucune perspective crédible dans un cantonnement hexagonal.
La conférence de Rio qui réunira en juin prochain centre quatre-vingt-six chefs d'État sur les problèmes d'environnement ne serait-elle pas plus prometteuse si elle confrontait les attentes des grandes entités plutôt que de juxtaposer centre quatre-vingt-six discours mal défrichés, dans leurs ressemblances comme dans leurs divergences ?
Sans abandonner les possibilités d'action très locales, au plus près de la vie quotidienne, il est illusoire de croire que la protection de l'environnement peut rester hexagonale. Il en sera de même pour sortir de la crise chronique de l'université : seule une approche supranationale, qui ne se contente pas d'équivalences de formations, préparera nos étudiants à une économie mondiale et à la confrontation des cultures.
Il en sera de même enfin pour ouvrir chacune des régions d'Europe au monde : croit-on qu'Eurotunnel n'intéresse que la Grande-Bretagne et la France. Mais j'entends déjà les couteaux s'aiguiser sur les tombes de Bayard et de Michelet ; la construction européenne ne peut pas être à ce prix, elle n'autorise pas le renoncement aux identités nationales. Alors surtout, qu'on ne s'y trompe pas : je crois à l'Europe parce que je crois à la France, et réciproquement.
Je crois que l'Europe pose des conditions à notre pays, tout comme celui-ci doit lui en poser. Ainsi, il appartient à la France, berceau des droits de l'homme, d'être le « bélier démocratique » de l'Europe en formulant des propositions en ce sens, comme, par exemple, la ratification de la nomination des commissaires par le Parlement européen. Moderniser la France, c'est aussi moderniser ses institutions.
En clarifiant les échelons de la décentralisation, en réhabilitant, à tous les niveaux, l'idée de la responsabilité, en redéfinissant les contours des régions, prometteuses peut-être mais inégalement armées pour aborder la concurrence extérieure. En diminuant, sensiblement le nombre des membres du gouvernement et en plaçant auprès d'eux non plus un « junior minister » mais des secrétaires d'État à l'Europe, qui auraient en charge le dialogue quotidien avec Bruxelles et la pédagogie auprès des Français.
Une pédagogie qui fait aujourd'hui si cruellement défaut que le traité de Maastricht ne semble à la majorité de nos concitoyens qu'une péripétie technocratique de plus. Oui, décidément, le vrai référendum sur l'Europe n'est pas celui qu'on nous refuse dans les allées du pouvoir. Il reste à imaginer, dans le mouvement de l'alternance, autour de cette idée forte d'une France réinventée dans une Europe à inventer.