Article de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans "Le Monde" du 10 octobre 1997, intitulé "Alain Minc ou le libéralisme jubilatoire", sur l'ouvrage "La Mondialisation heureuse" de M. Alain Minc.

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Circonstance : Parution du livre de M. Alain Minc,"La Mondialisation heureuse", aux éditions Plon, en 1997.

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le titre – la Mondialisation heureuse – et le bandeau – « Alain Minc persiste et signe » – claquent comme autant de provocations. Alain Minc n’est pas du genre à ravaler honteusement ses convictions ; il les assume, les revendique même, avec jubilation. Aussi, pour beaucoup, la tentation de brocarder – ou d’encenser – le contenu de cet essai sans le lire, en raison de l’irritation – ou de la fascination – que suscite son auteur est grande. Il serait pourtant dommage d’y céder.

La Fresque dressée est complète : l’analyse des nouveaux facteurs de production économique aux futures zones de crises géopolitiques, de la description des conditions de l’action publique en France à celle des modèles anglais ou hollandais, de l’avenir de l’Europe à celui de la réduction du temps de travail, de réflexions sur l’équité et l’égalité en développements sur l’État et la société, tout y est, ou presque !

Comme l’habitude, le style est vif ; les phrases courtes : les jugements définitifs. Avec allégresse, Alain Minc sabre, tranche, exécute, dénonce tout ce qui lui paraît relever, de près ou de loin, d’un impardonnable archaïsme. À l’appui de sa thèse, il multiplie les formules : la nouvelle exception française serait de « juxtaposer une société à l’américaine avec une fiscalité à la suédoise » ; l’alternative de l’Allemagne serait de choisir entre « l’Europe carolingienne ou le Saint-Empire romaine germanique » ; le marché ne serait pas « un état de culture de la société mais un état de nature » ; la mondialisation, réalité insaisissable et invisible, entraînerait nos sociétés à se rebeller non contre « un pouvoir, une classe dominante ou un régime, mais contre un concept ».

À l’appui de sa thèse, il recourt à toutes les références – de Braudel à Reich, de Kohl à Tocqueville, de Salazar à Méline – ; il ne recule devant aucune pronostic – notre démographie pourrait aboutir à la quasi-disparition du chômage et à l’obligation d’ouvrir, à nouveau, les vannes de l’immigration – ; il cherche l’image la plus illustrative – nous devrions, tel le judoka, prendre appui sur nos faiblesses pour les transformer en forces.

Quant à la thèse elle-même, elle se résume simplement : la mondialisation – qui n’est en réalité que le synonyme de marché – impose sa loi, et la France, sauf à accepter le déclin, doit s’y soumettre. C’est dans cette soumission qu’elle trouvera, paradoxalement, sa liberté : dans le « cercle de la raison » libérale, mais avec le choix entre libéralisme de droite et libéralisme de gauche.

Certains pourraient considérer qu’il n’y a rien là d’original, mais Alain Minc en titre quelques conclusions détonantes.

À grands traits, y compris en déformant le trait, il considère que l’État ne dispose plus d’aucun levier d’action économique. L’arme monétaire est enrayée, l’arme budgétaire est épuisée, l’arme fiscale est limitée. Pire encore, l’État ne peut réellement ni procéder à de vastes redéploiements, ni influer sur le partage entre les salaires et les profits, ni agir pour la réduction du temps de travail, ni même remplir ses fonctions régaliennes. Son ambition doit se limiter à la diminution du niveau des dépenses publiques et à la mise en œuvre de réformes de structures. Ce n’est plus seulement de l’analyse, c’est une forme de renoncement.

Et rien, ou presque, n’est alors épargné. Ni les fondements de la fonction publique : les nouveaux recrutements se feraient à temps déterminés. Ni les principes de l’État-providence : le devoir d’équité se substituerait à l’impératif d’égalité, donnant davantage aux plus démunis… et moins à tous les autres. Ni les bases de notre droit social ; la durée des contrats à durée déterminée serait allongée, la dérégulation contractuelle développée, la législation du SMIC assouplie. Ce n’est plus une énumération, c’est une exécution.

Alors qu’en penser ? Accepter la mondialisation comme une réalité ? Oui ! Abdiquer l’ambition de la réguler ? Non ! Moderniser l’État, le rendre plus efficace, plus proche, plus transparent ? Oui ! Renoncer à ce qu’il incite, intervienne, incarne la volonté générale ? Non ! Aider davantage les plus défavorisés ? Oui ! Au détriment des classes moyennes et en prenant le risque de l’éclatement de la sécurité sociale ? Non ! Écarter une certaine arrogante française, drapée dans une exceptionnalité surannée ? Oui ! Faire le deuil de notre volonté, de notre identité, de notre universalisme ? Non !

Le débat est donc ouvert. On peut partager, ou ne pas partager, la thèse d’Alain Minc. Mais on doit lui reconnaître le mérite de la cohérence. Les zélotes du marché-roi goûteront chaque page comme un argumentaire à défendre. Les contempteurs de la pensée unique débusqueront une idéologie à combattre. L’essentiel n’est pas là : beaucoup pourront y voir un stimulant instrument de débat.