Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à France-Inter le 10 février 1999, sur la mise en oeuvre des 35 heures, le congrès de la CGT à Strasbourg, la resyndicalisation à la CGT et les relations avec la CFDT et FO.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - On va parler de la mise en oeuvre des 35 heures, car elles risquent, peut-être, d'engager une bataille du privé contre le public. Le ministre de la Fonction publique, E. Zuccarelli, présentera, ce matin, le rapport du conseiller à la Cour des comptes, J. Roché – état des lieux du temps du travail des 4,5 millions de fonctionnaires.

Ce rapport a été précédé de la parution dans la presse d'une note confidentielle de l'Inspection générale des finances qui indique que, le temps de travail effectif des fonctionnaires se situe entre 29 et 38 heures par semaine, et que leurs congés annuels varient de 29 à 35 jours contre 25 jours ouvrés selon la loi. L'IGF recommande, aussi, une modération salariale – la rémunération moyenne ayant évolué trois fois plus vite que l'inflation ; et la rémunération nette, moyenne, mensuelle, d'un agent de l'État étant supérieure de 10 % à celle d'un salarié du secteur privé.

En ligne, le nouveau secrétaire général de la CGT, B. Thibault, qui vient de succéder à L. Viannet. Ça, c'était typiquement le genre d'informations qui mettaient L. Viannet en colère au micro, quand on lui disait : note confidentielle parue dans la presse, qui dit que les fonctionnaires, au fond, sont tellement privilégiés.

« Vous connaissez sans doute ce petit jeu qui consiste – via des notes dites "confidentielles" à être publiées largement – à alerter, à représenter, en quelque sorte, un chiffon rouge dans une période où on a besoin plutôt de discussions sereines et de négociations – pour les fonctionnaires comme pour les autres salariés – en bonne et due forme sur la réduction du temps de travail. »

Q - Evidemment, il ne faut pas tomber dans la caricature et allumer des guerres qui pourraient être dangereuses pour tout le monde. Mais néanmoins il y a quand même une réalité : c'est vrai, aujourd'hui, que la fonction publique a tendance à protéger. C'est vrai que, quand on est dans l'espace public, aujourd'hui, on a, et de loin, beaucoup moins de stress – et on en parle ici savamment, à Inter – que dans le privé.

« Oui, mais ce qui est anormal, c'est la situation de précarité, d'instabilité, d'incertitude, qui règne dans le secteur privé. C'est plutôt cette situation et ce domaine-là sur lequel il faudrait se pencher. C'est la raison pour laquelle, pour ce qui nous concerne, nous sommes favorables à réviser les conditions d'emploi de salariés à contrat à durée déterminée, à revoir les conditions d'utilisation de l'intérim. C'est de ce côté-là qu'il faut remettre de la sécurité, de la réglementation au travail, et non pas affaiblir davantage le secteur dit "protégé", pour ne pas utiliser le terme , "privilégié" comme je l'entends parfois, qui représente même un : outrage compte tenu de ce que l'on sait de la situation réelle de la fonction publique. »

Q - Vous entrez déjà dans, la culture de proposition par rapport à ce qui pouvait être une posture d'opposition à la CGT ? Sur le dossier des 35 heures, qu'avez-vous envie de dire ou de proposer ce matin ?

« D'une part, de préparer et de se concerter au plan syndical dans la perspective des discussions sur la deuxième loi. Vous savez que, de ce point de vue, nous souhaitons rencontrer l'ensemble des organisations syndicales pour une concertation permettant aux salariés de défendre des points de vue – pourquoi pas convergeant ? – au travers de leurs organisations syndicales. Ceci, pour – bien évidemment, avec le Gouvernement, les parlementaires – faire un bilan des négociations, des accords – comme des désaccords – qui se sont produits dans un certain nombre de branches, sur ces négociations, et pour permettre à la deuxième loi de remplir à plein son rôle. »

Q - Mais quelle sera, au fond, la part de la négociation dans l'espace public ? On voit bien que les 35 heures dans le privé ça ne fonctionne pas vraiment. Est-ce que le public sera un moteur ?

« Il serait complètement aberrant, selon moi, que le secteur public, la fonction publique, ne participe pas, par le biais de la réduction du temps de travail, aux créations d'emplois qui ont été affichées comme un objectif par le Gouvernement. Il s'agit de passer aux actes. Et il est bien évident que le contenu des négociations peut permettre, là aussi, de créer un certain nombre d'emplois. Et on sait que, dans la fonction publique comme dans d'autres domaines, pour couvrir des besoins sociaux, aujourd'hui, il y a besoin de créations d'emplois. »

Q - Est-ce qu'on a besoin d'une sorte de syncrétisme syndical : CGT plus CFDT, voire même, une main tendue à FO ?

« On a besoin de toutes les forces disponibles pour cette négociation. Il est bien évident que nous ne serons pas dans la même posture au cours d'une négociation, si les gens sont mobilisés sur le sujet ou s'ils délèguent cette responsabilité à des représentants nationaux qui ne pèseront pas lourd si l'aspiration à ce progrès social que représente la réduction du temps de travail – pour améliorer la situation de ceux qui sont au travail mais aussi créer de l'emploi – ne se manifeste pas plus fortement. »

Q - Vous craignez une sorte de – je ne vais pas reprendre la formule un peu éculée "la fracture sociale" –mais une fracture entre le public et le privé, avec des salaires qui sont – alors là, c'est un fait objectif – plus élevés dans la fonction publique, en moyenne de 10 %, une garantie d'emploi, des retraites qui semblent mieux assurées, un temps de travail qui pose des questions ? Ça fait beaucoup.

« Oui, mais cette fracture existe déjà. Et, encore une fois, pour ce qui me concerne, je pense que c'est davantage en regardant ce qui se passe, dans le secteur privé, et ce qui a participé à une certaine déréglementation – une dégradation de la sécurité au travail, aussi bien en termes de contrat de travail que de reconnaissance des qualifications, que de précarité – qu'il faudrait redresser la barre, et non pas l'inverse : aligner ensemble des salariés sur les conditions les plus défavorables qui sont celles du secteur privé dans bon nombre de branches aujourd'hui. »

Q - Vous faites sans arrêt référence au privé. C'est un appel à la resyndicalisation au fond que vous êtes en train de lancer là ?

« Ça n'est pas nouveau ; c'est complètement nécessaire dans cette période, car quelque part on a, aussi, un peu le résultat de la faiblesse de la syndicalisation dans notre pays. Elle s'explique par de multiples raisons, qui sont, pour partie, propres, sans doute, aux organisations syndicales. Elles tiennent lieu, aussi, à la pression patronale dans bon nombre de secteurs. Vous savez que, bien que le fait syndical soit reconnue en droit, dans la pratique il existe bon nombre d'entreprises où est contestée la possibilité d'organiser des sections syndicales ; de désigner des délégués syndicaux. Il faut encore, quelque part, être parfois un héros pour oser s'affirmer comme syndicaliste ou se déclarer syndiqué. Ce qui est complètement aberrant et qui, je l'espère, va contraindre les syndicats à réagir ensemble pour défendre le droit syndical dans les entreprises. Ce qui nous est contesté. »

Q - Etes-vous un homme libre ? Je vous pose la question parce que M.Blondel dit que vous êtes un militant responsable, mais encore très aligné sur le Parti communiste.

« Après le congrès que nous avons vécu, à Strasbourg – où nous avons largement débattu de nos positions sur une série de sujets, sur notre démarche syndicale –, ce que je constate, c'est que ce sont bien les délégués – qui étaient convoqués pour cela, représentant les syndiqués – qui ont pris les décisions, qui ont réfléchi, qui ont adopté une orientation, à 84 % des délégués réunis. Et, bien au-delà de leurs sensibilités – qui étaient très diverses politiquement au congrès –, ce sont donc bien eux qui ont pris les décisions. Et je ne serai que le porteur ou le représentant des décisions qui ont été prises, la semaine dernière, par les adhérents de la CGT. C'est ce qui me semble le plus important. »

Q - On vous découvre tous ; c'est votre première intervention depuis la prise de vos fonctions, en direct, sur une grande antenne. Vous semblez être un homme tranquille. Je fais référence à L. Viannet qui renversait la moitié de la table quand on le titillait un peu sur le statut des fonctionnaires. Vous, ça n'a pas l'air de vous émouvoir beaucoup.

« L'émotion n'est parfois pas la meilleure des conseillères. Il suffit, même sur des sujets sérieux, de garder sa tranquillité. Ce qui ne veut pas dire pour autant moins de détermination. »

Q - Etes-vous mélomane ? Avez-vous regardé la télé, hier soir ?

« Non, j'étais à un anniversaire et j'étais privé de télé. »

Q - Un Krasucki mélomane, c'est plutôt sympa non ?

« Ah, oui, oui ! Il est réputé pour l'être. C'est un fin connaisseur dans ce domaine. »

Q - Comment allez-vous qualifier votre mandat ? Vous serez quel homme ?

« C'est difficile que je puisse apporter moi-même des qualificatifs d'entrée. »

Q - De quoi rêvez-vous ?

« D'un rapport de forces qui soit plus favorable aux salariés, et le plus rapidement possible. »