Article de M. Jacques Guyard, secrétaire d'État chargé de l'enseignement technique, dans "Éducation économie" de janvier 1992, sur la formation en alternance, l'enseignement technologique, l'orientation scolaire des filles, et la formation des enseignants de l'enseignement technique.

Prononcé le 1er janvier 1992

Intervenant(s) : 
  • Jacques Guyard - Secrétaire d'État chargé de l'enseignement technique

Média : Education Economie

Texte intégral

Alternance professionnalité, solidarité et modernité, par Jacques Guyard, secrétaire d'État chargé de l'Enseignement Technique

L'enseignement technique est un domaine qui connaît sans doute une des deux ou trois mutations décisives de son histoire.

À part l'expérience pionnière du baccalauréat professionnel, notre enseignement technique reste largement fondé sur la séparation de deux périodes de la vie : la formation professionnelle initiale, puis période du travail.

Cette succession se heurte à deux réalités. D'abord l'extrême diversification des métiers et les évolutions rapides (et inégales d'un secteur à l'autre) font que la formation théorique ou pratique risque en permanence de subir un décalage par rapport à l'emploi réel que trouvera le jeune. Ensuite, quand le chômage touche fortement les jeunes, l'entreprise qui embauche préfère naturellement celui qui a déjà une bonne expérience du travail, et qui lui économisera donc le coût de la période d'adaptation.

Ce constat, déjà présent dans la loi d'orientation, a été propulsé au centre du débat politique de 1991 par deux actes politiques importants : la déclaration du Premier ministre à propos de la relance industrielle et de l'apprentissage et l'accord des partenaires sociaux du 3 juillet 1991.

Pour mon arrivée au secrétariat d'État à l'enseignement technique, c'était une rencontre inespérée, l'occasion de construire rapidement un consensus sur une relance et une modernisation de l'enseignement technique fondées sur une pratique pédagogique et sociale élargie : l'alternance.

L'alternance c'est, pour une formation professionnelle, la systématisation d'un aller-retour entre le centre de formation (lycée ou CFA) et l'entreprise, chacun apportant sa part de connaissances, de savoir-faire et de comportement et motivant le travail dans l'autre partie.

L'alternance permet une bonne et rapide adaptation à l'emploi. Elle facilite l'adéquation des formations initiales à la réalité des emplois offerts dans l'environnement. Elle favorise, dans le respect des fonctions de chaque intervenant, l'échange permanent entre les professeurs et les professionnels.

Dans cette démarche, mon action s'articule autour de trois thèmes : professionnalité, solidarité et modernité.

Professionnalité

Mon souci fondamental est l'emploi et notamment celui des jeunes. Aujourd'hui toutes les formations techniques doivent avoir pour premier objectif l'emploi. Certes, l'éducation n'a aucune prise sur la création ou da disparition des emplois, mais elle a une responsabilité dans l'adéquation des formations et des diplômes aux exigences de l'économie.

La modernisation de l'apprentissage

L'apprentissage est, à ce titre, un moyen essentiel pour rapprocher la formation des besoins des entreprises.

De plus, les jeunes peuvent y trouver une meilleure chance d'insertion professionnelle et une motivation nouvelle pour les études. L'accord intervenu entre les partenaires sociaux à ce sujet est révélateur d'une volonté de rénover cette voie de formation.

J'ai le sentiment que l'industrie peut, à cet égard, constituer un vaste champ de développement pour l'apprentissage.

En tous cas, nous n'avons pas le droit de négliger cette possibilité. C'est notre responsabilité face aux jeunes qui sont au chômage.

Le développement de l'alternance sous statut scolaire

Cette évolution devrait être facilitée par le rapprochement des formations professionnelles et technologiques de l'Éducation nationale de l'attente des entreprises.

Dès la rentrée prochaine, nous voulons mettre en place l'alternance en CAP. Dans un certain nombre de CAP, en accord avec les entreprises, nous allons proposer aux jeunes trois mois de formation en entreprise sur les deux années de formation : un moins la première année, deux mois la seconde. Et pourquoi pas aller plus loin si localement c'est possible ?

Je souhaite également faire le bilan de l'alternance dans les baccalauréats professionnels. J'ai demandé un rapport sur ce point. Faire évoluer aussi les stages de brevets de techniciens supérieurs vers une forme plus authentique d'alternance. Mon souci est clairement d'accentuer la professionnalité de ces formations.

La technologie dans un système cohérent

Ce souci de professionnalité m'a guidé également par rapport à la réforme des lycées. Il s'agit de construire un dispositif cohérent et adapté à l'enseignement technologique.

C'est pourquoi j'ai tenu à faire inscrire la technologie, sous la forme de l'enseignement de la technologie des systèmes automatisés ("TSA") dans les enseignements obligatoires en alternative avec la biologie-géologie pour la rénovation de la classe de seconde qui s'effectuera dès septembre prochain. Cet enseignement nous met sur la voie de ce qu'est la technologie comme "science des systèmes artificiels créés par l'homme".

Cette solution préserve l'entière liberté des deux options et autorise un large champ d'orientation ultérieure.

Le CAP : un diplôme très professionnalisé

J'ai désormais acquis la conviction qu'il faut relancer les CAP dans les secteurs porteurs d'emplois et les instructions nécessaires seront données prochainement aux recteurs.

J'examine d'autres mesures dont la philosophie globale pourrait consister à modifier le CAP pour en faire un diplôme à très forte professionnalité permettant de déboucher immédiatement sur l'emploi tout en autorisant une ouverture sur le brevet professionnel. Je voudrais, en outre, que les CAP soient organisés selon le système des unités capitalisables qui permettrait que les acquis obtenus par certains jeunes dès le collège soient validés et les positionnent ainsi vis-à-vis du CAP. Le contrôle en cours de formation au lycée professionnel facilitera cela.

Miser sur le capital humain

Dernier point, et qui n'est pas des moindres : le renforcement de la concertation avec les partenaires sociaux sur toutes les grandes orientations relatives aux formations premières à finalité professionnelle, qu'il s'agisse du supérieur ou du secondaire. C'est pourquoi je suis extrêmement satisfait de l'accord que nous avons conclu le 6 janvier pour la création de la commission nationale Éducation-Professions. C'est l'aboutissement d'un dialogue soutenu avec les uns et les autres, dialogue que nous allons ainsi poursuivre et approfondir.

L'économie de marché est une réalité incontournable. Nous en connaissons les défauts ; les qualités aussi. La discussion peut donc s'établir sur des bases claires. On peut parfaitement dire aux entreprises : "d'accord pour mieux nous adapter à vos besoins, mais si les ouvriers et les employés de notre pays ne sont pas mieux traités et considérés, nous ne pourrons rien pour vous". On peut aussi leur dire que la stratégie de substitution systématique du capital du travail est suicidaire, car demain c'est le capital humain qui fera la différence dans la compétition économique.

Solidarité

Mon deuxième thème d'action est la solidarité parce que nous avons à répondre à un formidable défi social et culturel. Une société ne peut se construire sur des différences que si celles-ci sont transcendées par des idées qui rassemblent. Parmi elles, je crois à la solidarité et l'école est un excellent terrain pour le développement de la citoyenneté.

Contribuer à l'égalité sociale

La base de la solidarité, c'est, à mon sens, l'égalité sociale. Le pourcentage de fils d'ouvriers ou d'employés en terminale C, dans les grandes écoles ou dans les universités montre que, malgré les progrès indéniables, nous sommes loin d'avoir réalisé une véritable mobilité sociale.

L'enjeu politique est considérable. C'est la question de la constitution des élites qui est posée. Et il n'est pas sans conséquence que ceux qui ont la charge du pays soient issus des milieux favorisés ou aussi des autres catégories sociales.

Je m'efforce donc de contribuer à l'égalité sociale.

Dans mon domaine, j'agirai d'abord sur les itinéraires de formation pour faire en sorte qu'aucun ne constitue un cul-de-sac. C'est pour cela que je souhaite développer les sections de techniciens supérieurs et les instituts universitaires de technologie comme débouchés naturels pour le bachelier technologique. Ensuite, je crois que la formation continue a un grand avenir parce qu'elle représente un espoir de promotion pour tous.

J'ajoute que je soumettrai au Parlement à la session de printemps un texte qui permettra de valider, par des diplômes de l'Éducation nationale, l'expérience acquise par le travailleur dans leurs entreprises.

Enfin, j'estime que nous pouvons éviter bien des échecs par une meilleure information des familles et des élèves. L'évolution technologique a rendu complexe la description des métiers.

Je voudrais impulser une autre politique qui prendra appui sur un partenariat école-entreprises pour faire connaître sur le terrain les métiers aux jeunes et leur donner une information complète sur la réalité de l'emploi. La création de la commission nationale Éducation-Professions va m'y aider.

Je souhaite aussi améliorer notre propre service public d'information, dont les produits sont bons, en utilisant plus les moyens de communication adaptés aux jeunes, comme le fait déjà l'ONISEP.

Une mixité, facteur d'égalité des chances

Je suis fondamentalement persuadé qu'il n'y a pas d'égalité sans mixité. Le problème est que les pratiques de mixité à l'école n'engendrent pas forcément l'égalité des chances.

Les résistances sont encore fortes :

Les filles par nature, seraient moins bonnes dans les disciplines scientifiques et techniques. Mais l'accès au savoir dépend d'abord de son organisation sociale et scolaire. Les filles en ont été longtemps écartées.

Les filles auraient moins d'ambition que les garçons. Mais n'est-ce pas aussi qu'elles sont moins soutenues scolairement que les garçons pour lesquels préparer "un métier" a un caractère inéluctable ?

Le marché de l'emploi ne serait pas prêt à les accueillir dans les secteurs industriels. Mais dans un contexte de pénurie d'ouvriers qualifiés, de techniciens supérieurs ou d'ingénieurs, peut-on se permettre de faire l'impasse sur les compétences des femmes ?

J'attache une importance particulière aux plans triennaux pour la diversification de la formation des filles que j'ai demandés aux recteurs. Car je suis persuadé que nous progresserons par une articulation souple entre les campagnes nationales, les impulsions ministérielles et la mise en œuvre de projets concrets au niveau académique et local.

Modernité

Les deux thèmes que je viens d'exposer conduisent nécessairement au troisième : la modernité.

Le monde change – c'est une banalité – ce qui l'est moins c'est d'envisager de s'y adapter. Notre environnement économique, social et culturel a été bouleversé par la crise des années 80 et pourtant nous défendons toujours un système hérité de la fin de la seconde guerre mondiale.

Il faut accélérer l'adaptation à notre temps

Le premier mouvement à accomplir, c'est celui de la déconcentration.

Je voudrais insister pour ma part sur ce qui me paraît central : l'autonomie des établissements. Au même titre que la loi d'orientation a placé l'élève au centre du système éducatif, il faut placer l'établissement au centre du système administratif.

L'établissement doit disposer d'une très large autonomie afin de gérer au mieux ses ressources humaines et ses compétences.

Ainsi, les personnels seront-ils plus motivés et pourront développer leur créativité dans les projets d'établissement.

Le second mouvement à accomplir c'est celui de la décentralisation. En tant qu'élu d'une collectivité territoriale, je ne puis que m'étonner des réticences qui s'expriment à cet égard.

Il faut se féliciter des résultats des lois de décentralisation qui, faut-il le rappeler, ont été proposées par la Gauche.

Pour ma part, je suis convaincu que nous trouverons une partie des solutions aux problèmes du système éducatif dans la collaboration avec les collectivités territoriales.

Une nouvelle mutation à réaliser : celle du métier d'enseignant

Les conditions d'exercice de ce métier ont été profondément transformées par l'élévation générale du niveau de formation de la population. À ce qui était hier une profession tournée vers la formation de l'élite, avec de petits effectifs et une position sociale forte, s'est substitué un métier de masse prenant en charge des élèves qui ne s'intègrent pas tous au moule de l'école élitiste.

Pour aider à cette transformation, le meilleur moyen me semble être le recrutement, et la formation, et le meilleur instrument les IUFM. Cela suppose toutefois une petite révolution culturelle.

Nous avons élevé considérablement le niveau de formation théorique des enseignants du technique en les recrutant à Bac+3. Mais la maîtrise des savoirs disciplinaires, nécessité incontournable, doit être complétée par des compétences d'un autre type pour former les professionnels de demain.

Les qualités demandées aux élèves (adaptabilité, capacité d'innovation, de travail en équipe, etc.) ne peuvent être développées que si les enseignants connaissent les contextes dans lesquels ces compétences sont mises en œuvre, c'est-à-dire l'entreprise, ainsi que l'évolution des emplois et des qualifications.

De plus, le développement de l'alternance crée de nouveaux modes d'intervention de l'enseignant et implique un réel travail de partenariat avec l'entreprise.

Le métier d'enseignant du technique doit donc évoluer rapidement. C'est pour moi un enjeu essentiel.

Donnons aux enseignants la possibilité de se former hors de l'école, eux qui l'ont si peu quittée. Formons-les dans des lieux extérieurs au système éducatif. Faisons intervenir dans les formations des professionnels, des acteurs du monde économique et social.

Dès à présent dans les IUFM, les étudiants qui se préparent aux professorats de l'enseignement technique, qu'ils enseignent dans les disciplines générales, technologiques ou professionnelles suivront un stage en entreprise de 6 à 12 semaines.

J'étudie, en outre la possibilité de créer un "crédit-formation-entreprise" pour les enseignants.

Alternance, professionnalité, solidarité, modernité : en définissant ces champs d'intervention. J'ai le sentiment d'avoir également évoqué un nouveau rôle pour l'État. Moins gestionnaire, plus soucieux d'orientation et de régulation, plus attentif aux réalités locales, donc plus politiques.

C'est l'un des moyens de préparer la France et tout particulièrement sa jeunesse à l'ouverture du Marché Unique qui conclura l'année 1992.