Interviews de M. Bernard Tapie, ministre de la ville, dans "France-Soir" le 4 et dans "Le Journal du dimanche" le 5 avril 1992, sur ses nouvelles fonctions, sa position vis-à-vis de l'OM et ses objectifs concernant les dockers et les problèmes des banlieues.

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Média : France soir - Le Journal du Dimanche

Texte intégral

France-Soir : 4 avril 1992

France-Soir : Le 31 avril dernier, vous déclariez : « Bérégovoy est le capitaine idéal pour conduire une équipe gouvernementale. » Saviez-vous alors que vous seriez ministre ?

Bernard Tapie : Non, franchement non.

France-Soir : Connaissez-vous Bérégovoy depuis longtemps ? Qui est-il ?

Bernard Tapie : Nous nous sommes rencontrés en 1985, quand j'ai repris la société Look dans son coin, du côté de Nevers. Béré, on le connaît sous ses aspects de gestionnaire, rigoureux, etc., mais ce qu'on ne sait pas, c'est qu'il ressemble aux chiens boxers : c'est un bagarreur. Mitterrand lui a confié le soin de mener sa dernière campagne électorale pour ça. C'est un vrai capitaine d'équipe, un meneur. Il sait donner une impulsion aux gens qui en ont besoin.

France-Soir : On dit que c'est Mitterrand lui-même qui a imposé votre nom dans l'équipe.

Bernard Tapie : Non. Les nominations se font toujours avec un faisceau de volontés qui doit s'opposer à un faisceau de non volontés. Si l'on va plus au fond, ma nomination répond à plusieurs critères. D'abord, ça fait un moment que je suis fidèle, y compris par rapport aux petites phrases et aux petits mots lâchés par des gens qui sont dans la même soupière que moi. La différence, c'est que je ne crache jamais de buts contre mon camp. Ce n'est pas le cas de tout le monde.

Deuxièmement, ce métier de la ville est très créatif, basé sur l'imagination, avec un temps de réponse immédiat. Il faut avoir l'habitude de la vie d'entreprise qui exige des réponses immédiates. Il faut faire des investissements à moyen terme, mais il faut aussi répondre à des problèmes immédiats. Ça correspond à ce que je sais faire.

France-Soir : Comment votre famille a-t-elle réagi à votre nomination ? A-t-on pensé : « Et voilà, il a encore gagné ! »

Bernard Tapie : Ça ne s'est pas passé comme ça parce que, comment vous dire, c'est quelque chose qui ne rend personne insensible. Ceux qui font semblant sont des menteurs. Moi je me rappelle un truc : quand je suis rentré à l'Assemblée nationale pour la première fois, j'ai eu un trac incroyable. Ça m'a beaucoup touché. Pourtant, vous savez, je suis insensible à beaucoup de trucs mais, là, on sent qu'on n'a plus la même vie, on ne peut plus passer son temps à se regarder le nombril. Moi je sors d'un métier où on est habitué à avoir des démarches égoïstes. Là, d'un seul coup, il faut complètement transformer l'énergie qu'on a l'habitude d'utiliser pour soi. Il faut la mettre au service des autres.

Vous savez, quelqu'un m'a dit un jour : il n'y a pas plus fidèle qu'une fille de joie qui se marie (rires). Eh bien, je pense que lorsqu'un chef d'entreprise ou un homme d'entreprise se met au service du public, ensuite, il n'y a pas plus obstiné, plus rigoureux que lui.

France-Soir : Le ministère de la Ville est tout neuf, avec des moyens limités. Aurez-vous le temps, en un an, de faire vos preuves ?

Bernard Tapie : C'est faux. Il a de gros moyens et puis surtout, c'est un travail d'équipe : le métier de ministre de la Ville, c'est de coordonner et de synchroniser d'une manière latérale les actions qui concernent d'autres ministères : la Culture, l'Environnement, l'Éducation, l'Équipement, l'Aménagement du territoire. Donc, ses moyens sont les moyens de tous les autres. Ce n'est pas un ministère qui joue tout seul mais forcément en équipe.

Le problème n'est pas de savoir si on dépense beaucoup mais de savoir si on dépense mieux. Et là, beaucoup de gens n'ont pas compris ce qui va distinguer Béré. Je vais vous donner un scoop : Béré ne dépensera pas plus, il dépensera autrement et mieux. Vous verrez. De toutes les façons, j'aime bien les défis courts, où il faut mettre le turbo pour y arriver, où on n'a pas le temps de se poser de questions.

France-Soir : Le navire socialiste dans lequel vous venez de vous embarquer paraît bien fragile.

Bernard Tapie : En un an, nous allons démontrer que les élections qui viennent d'avoir lieu ne traduisent pas du tout les élections qui vont arriver. J'en suis absolument certain. Sinon Jack Lang n'aurait pas fait le score qu'il a fait là où il l'a fait et je n'aurais pas fait 26,49 % dans les Bouches-du-Rhône.

Il y a une désillusion chez les électeurs de François Mitterrand, mais cette désillusion n'est pas un cocufiage. Les électeurs ne sont pas partis dans la maison d'en face. Ils ont déserté, ils font la gueule, ils ne sont pas contents mais ils sont toujours potentiellement avec nous. En face, l'ensemble des partis de droite plafonne à 32 % ou 33 %.

France-Soir : La campagne des régionales, justement, n'a-t-elle pas dressé un fossé infranchissable entre Jean-Claude Gaudin, voire Robert Vigouroux, et vous ?

Bernard Tapie : Pas du tout. L'élection du président du conseil régional PACA est une des rares élections qui s'est passée sans histoire. Propre, claire, nette, sans magouilles ni compromissions. Même le Front national a été remarquable. Le Pen a été net : « Je me retire, je ne participe pas au troisième tour. » Le PC avait dit non, ils sont restés sur leur non. Les Verts ont dit non, ils sont restés sur leur non. Les 43 gaudinistes sont restés 43. Remarquable ! Quant au reste, vous savez, les campagnes méridionales ont connu des moments plus chauds que ça…

France-Soir : Après l'abandon de vos responsabilités chez Adidas, pourriez-vous lâcher l'OM ?

Bernard Tapie : Il m'a semblé qu'il n'était pas compatible d'être ministre et chef d'entreprise. J'ai donc renoncé à assumer mes responsabilités au sein d'Adidas. On ne peut pas mélanger les brèmes, comme on dit.

Quant à l'OM, c'est ma passion. Et surtout je crois qu'à Marseille, on considérerait que c'est une désertion si je laissais tomber. Sociologiquement, l'OM est bien plus qu'un phénomène sportif et entraîne philosophiquement un plus sur la région qu'on n'a pas le droit de négliger. S'il s'avérait que c'est incompatible, je verrais, mais pour l'instant personne ne m'a fait sentir que ça posait problème.

France-Soir : On parle beaucoup, dans le Sud-Est, des promesses que vous auriez faites aux ouvriers des chantiers de La Ciotat et aux dockers…

Bernard Tapie : Faites pas de polémique. Attendez un peu, soyez gentils, laissez-moi quelques semaines… En ce qui concerne La Ciotat, je tablais sur des pouvoirs de président de la région que je n'ai pas obtenus. Mais je n'ai jamais donné une seule fois d'appréciation qualitative sur les projets présentés. Je n'ai pas dit : je suis sûr que ça va marcher. J'ai dit : c'est sûr qu'on ne peut pas laisser le pouvoir de décider à Paris. Mon seul boulot a été de faire en sorte que le département puisse disposer des outillages. Point. Ensuite, si le chantier démarre, il faudra créer des centres de formation parce que là-bas, contrairement à ce qu'on raconte, il n'y a plus le personnel pour fabriquer des bateaux. Il faudrait au moins un an de travail pour former du personnel performant.

J'avais dit : le boulot du conseil régional, si j'en ai la présidence, ça sera de monter les centres de formation. Je n'ai pas la présidence, c'est Gaudin qui l'a. Mais nous avons 30 % des voix. On va donc lui demander s'il est d'accord pour que le conseil régional soit le stimulateur de la formation professionnelle locale. S'il me répond oui, ça démarre. S'il me répond non, j'ai pas le pouvoir.

Quant au statut des dockers, je m'engageais à rencontrer le ministre car j'estime que certaines modalités de la question méritent d'être discutées. Je n'ai pas dit : elles sont bonnes ou elles sont pas bonnes. J'ai dit : il y a des modalités à discuter pour que ça marche. Pour trouver des solutions, il faut dialoguer. Là aussi, il faut essayer de décrisper par le dialogue. Ce n'est pas plus compliqué que ça.

France-Soir : Quelle différences voyez-vous entre les banlieues du nord de la France comme Montfermeil, et les banlieues du sud comme celle de Marseille ?

Bernard Tapie : Chaque banlieue est différente. Évidemment, la différence est encore plus importante entre une banlieue du Sud et une banlieue du Nord. Il n'est pas question de concevoir un dispositif en kit applicable partout. C'est ça la difficulté, c'est aussi ce qui est passionnant. Il n'y a pas deux endroits qui se ressemblent, même si les problèmes de fond sont souvent les mêmes.

France-Soir : Que pensez-vous de Roland Castro, qui a démissionné de son poste de délégué à la rénovation des banlieues après votre nomination ?

Bernard Tapie : Je le plains. Il aurait fait du bon travail avec moi, car je le crois compétent. On ne peut pas plaire à tout le monde. Mais cela n'est pas très important.


Le Journal du Dimanche : 5 avril 1992

Le Journal du Dimanche : Le gamin de banlieue s'imaginait-il ministre ?

Bernard Tapie : Non, vraiment pas. Et surtout pas ministre des banlieues ! Mais il y a un truc bien : c'est de se dire que Bérégovoy vient du plus bas et qu'il est Premier ministre et que moi qui viens aussi du plus bas je suis ministre. Tant que ce sera comme ça en France, nous vivrons dans un beau pays.

Le Journal du Dimanche : Comment ont réagi vos parents ?

Bernard Tapie : Ma mère, elle pleurait comme une madeleine. Restée très proche du milieu qui l'a vue naître, elle n'était pas prête à me voir ministre. Quant à ma grand-mère, elle m'a appelé ce matin à 7 heures en me demandant : c'est toi, le Tapie qui devient ministre ? Faut vous dire que, couchée à 21 heures, elle se réveille à 6. Alors, quand elle a entendu la radio, elle ne comprenait plus rien.

Le Journal du Dimanche : Faites-vous le choix politique pour de bon ou est-ce votre nouveau joujou après les affaires et le sport ?

Bernard Tapie : C'est un virage irréversible cette fois. Vous savez, ce matin, une amie qui est une grande artiste m'a appelé en me disant : « Cette mutation est logique. Tu es un verseau ascendant sagittaire. Le signe du verseau, c'est le sens des affaires. Et vers quarante-cinq ans, on bascule dans le signe du sagittaire qui est la vertu de la chose publique ». Après un tel virage, on ne revient plus en arrière. C'est une autre conception de la vie. Quand on a choisi de s'occuper des autres, on ne peut plus ne plus s'occuper que de soi.

Le Journal du Dimanche : Vous abandonnez vos affaires ?

Bernard Tapie : Les affaires oui, mais je garde mon patrimoine en en confiant la responsabilité à d'autres. Quand on laisse les rênes à une femme comme Gilberte Beaux, qui est une des meilleures opératrices du monde, on dort tranquille.

Le Journal du Dimanche : Concrètement, qu'avez-vous réalisé à Montfermeil ?

Bernard Tapie : Je vais vous envoyer la liste de toutes nos réalisations datées et checkées. Vous pourrez la passer à tous ceux qui disent que je n'ai rien fait. Mais surtout j'ai compris là-bas les deux principes des banlieues.

Il y a d'abord le problème d'une urbanisation démente. À Montfermeil, à l'entassement s'ajoute l'enclavement. Comprenez, ces barres ne sont desservies par rien. Dans ce domaine, il faut prendre de grosses mesures pour réparer cet urbanisme.

Il y a, d'autre part, le problème de la population. Pour les trois quarts d'entre eux, ils sont inactifs. C'est la glande ! Quand des adolescents et même des adultes ne font rien toute la journée, ils développent un sentiment d'inutilisé. Bien sûr, la solution c'est de leur trouver un emploi. Mais on ne le fait pas travailler comme ça. Il faut passer par des activités ludiques pour rétablir le sens des contraintes. Avec le sport, la musique, ce qu'ils aiment, ils acceptent ces contraintes d'horaire, de présence, etc. Ce n'est qu'après que l'on peut commencer à parler de formation professionnelle.

Désœuvrement + sentiment d'inutilité = tensions. On est à la merci de n'importe quel drame. C'est pour ça qu'il faut sans arrêt des activités. À Montfermeil, nous avons voulu qu'il se passe toujours quelque chose. C'est indispensable pour aider ces gens à se restructurer. Ensuite, on peut ouvrir le ghetto. Quand j'ai organisé un match de foot aux Bosquets avec Platini, Giresse et compagnie, j'ai eu 6 000 personnes. Ça veut dire aussi des gens qui n'y avaient plus mis les pieds depuis des années. On me dit toujours : pourquoi des stars ? Mais ce sont les seuls qui peuvent passionner ces gamins. Et comme beaucoup de ces stars ont été gâtées par la vie, ils veulent rendre un peu de ce qu'ils ont reçu.

Le Journal du Dimanche : Aussitôt nommé, vous avez parlé de vos relations avec les élus. Quels seront vos rapports avec l'administration ?

Bernard Tapie : Je ne m'entends mal qu'avec ceux avec qui je ne travaille pas. Vous savez, on a fait un programme pour les élections régionales qui a été adopté à l'unanimité par les membres de ma liste y compris par des ministres qui en étaient sur le cul. Eh bien, ce programme, il a été concocté par des fonctionnaires du conseil régional à qui nous avons donné des responsabilités.

En France, il y a un dossier qui a été bien traité, celui des PTT. Quand des fonctionnaires voient que leur travail est reconnu, que leur statut s'améliore, qu'ils peuvent se distinguer, leur productivité augmente aussitôt. Si on les laisse calés contre des radiateurs, ils dorment pendant vingt ans. Rassurez-vous, avec moi, ils ne dormiront pas longtemps. Mais ils ne demandent que ça. Quand le projet est exaltant, ça démarre au quart de tour. Vous verrez, je sais faire. Le rôle du chef, c'est d'indiquer la direction, d'encourager.

Le Journal du Dimanche : Vous n'étiez pas nommé, que Roland Castro, à l'origine d'un ministère de la Ville, démissionnait de son poste de délégué à la rénovation des banlieues…

Bernard Tapie : Voilà un mec inconnu de tout le monde qui se fait de la pub sur mon dos. Je viens d'être choisi pour aider 55 millions de personnes à vivre un peu mieux, alors les états d'âme de l'un d'entre eux… Sans doute, une déception personnelle ? Qu'il balance sur moi et c'est l'homme du jour ; je n'entends plus parler que de lui. La célébrité, ça en grise certains mais ça ne me défrise pas.

Le Journal du Dimanche : Pourtant, il a raison quand il dit « le travail sur la ville est un travail de longue durée. » Vous aurez la durée ?

Bernard Tapie : Mais non, là encore, il a tort. Ce n'est ni un travail de longue durée ni un travail de courte durée, c'est d'abord un travail. Il faut jouer à la fois sur l'instantanéité, sur le moyen et le long terme. Si, quand ça flambe, vous commencez à expliquer que dans dix ans ce sera mieux, vous aurez peut-être la durée devant vous mais pas longtemps…

Le Journal du Dimanche : Pourquoi certains socialistes ne vous aiment-ils pas ?

Bernard Tapie : Parce qu'ils ne me connaissent pas. Si je ne connaissais Tapie que par ce que je lis sur lui, je ne le supporterais pas davantage. Alors évidemment, je les comprends. Je comprends moins bien ceux qui ne font pas l'effort de me rencontrer. J'ai parfois des attitudes un peu trop tranchées mais j'essaie de ne jamais en avoir sur les personnes. Si ceux que j'agace faisaient l'effort de venir me voir dix minutes, peut-être qu'ils se diraient après coup que je ne suis pas aussi moche qu'on le dit.

Maintenant, observez : il y en a beaucoup plus à droite qu'à gauche qui ne m'aiment pas. L'essentiel, c'est de se faire aimer par les électeurs plutôt que par les élus. J'ai gagné pour la gauche une circonscription de droite aux législatives. Et j'ai gagné les Bouches-du-Rhône aux régionales, ce que personne ne voulait croire. C'est important non ? Il y a vraiment des jours où je me demande : pourquoi tant de haine ?

À droite, il faut qu'ils fassent attention. Quand on en fait trop, ça se retourne. C'est ce qui s'est passé aux régionales. J'en ai pris plein la tronche et puis, à un moment, les électeurs ont dit : « Stop, ça devient too much ! » La droite fait une grosse erreur. Depuis quelques jours, elle commence à se corriger. Je viens de lire deux-trois phrases de Juppé ou de Sarkozy disant : on n'est pas pressés. Jusqu'à maintenant, ils avaient tendances à nous regarder, genre « faut les finir tant qu'on les tient. » Ça, les gens n'aiment pas trop.

Le Journal du Dimanche : Vous délocalisez votre ministère comme c'était prévu ?

Bernard Tapie : Ça n'est pas possible, c'est un problème de fonction publique. Mais nous allons installer des antennes dans les cités pour que les gens puissent avoir, à toute heure du jour ou de la nuit, quelqu'un à qui parler.

Je ne suis pas mégalo : je sais qu'il y a déjà plein de gens au travail qui n'attendent pas après moi. Mon boulot, ce sera de donner plus de moyens et de coordonner l'action des ministères concernés. Parfois, il suffit de peu de choses pour en changer beaucoup. Une classe ici, un commissariat là, et puis tout ce qui peut favoriser le dialogue.

Le Journal du Dimanche : À la première cité qui flambe, vous allez vous précipiter pour établir des corridors humanitaires ?…

Bernard Tapie : Rigolez pas ! Mais le premier qui m'a appelé, c'est Bernard Kouchner tout de suite avant Bianco. Et c'est vrai que je vais faire un peu à l'intérieur ce que Bernard a fait à l'extérieur. Avec Bianco et Kouchner, nous avons déjà décidé de désigner une personne commune pour assurer la coordination permanente entre nos ministères. Enfin des mecs qui ne sont pas jaloux du succès des autres, des mecs prêts à travailler en équipe ! Ce sont des gens bien dans leur tête et bien dans leurs pompes. S'il y en avait davantage, il y aurait sans doute moins d'aigreur et moins de haine.