Texte intégral
L'Événement : Premier ministre, vous avez dit que le problème de retraites était « capable de faire sauter n'importe quel gouvernement ». Est-ce la raison pour laquelle le rapport que vous aviez commandé est resté sans suite ?
Michel Rocard : J'avais lancé toute une procédure qui devait se dérouler en trois temps. D'abord établir un diagnostic. Ensuite une mission de dialogue sur les retraites qui devait rencontrer tous les partenaires sociaux. Enfin, la négociation entre les partenaires, afin d'aboutir à trois négociations différentes : l'une pour les retraites du régime général, une autre pour les complémentaires, la troisième pour les régimes spéciaux. François Mitterrand ne m'a pas laissé l'occasion de lancer le troisième étage de ma fusée : j'ai dû quitter Matignon un peu plus vite que je ne le prévoyais... Hélas, mon successeur, Édith Cresson, a interrompu le processus. Le résultat de ma démarche, c'est que les opinions étaient prêtes. Cela a permis à M. Balladur de prendre par décret quelques mesures qui ont assaini la situation quelque temps. Sa faute est de l'avoir fait par décret, donnant ainsi l'impression que l'État était incapable de conduire un processus négocié.
L'Événement : La retraite à 60 ans demeure l'une des conquêtes sociales symboliques du premier septennat de Mitterrand. Comment vivez-vous sa remise en cause ?
Michel Rocard : Je vais vous confier un petit secret : j'ai été l'un des rares à déclarer en Conseil des ministres que c'était une folie. J'ai fait un peu de démographie dans ma vie et je savais que ce serait une conquête temporaire et dangereuse. L'idée de raccourcir la durée de présence au travail pour faire place aux jeunes n'est qu'un palliatif au problème du chômage.
L'Événement : Croyez-vous que les fonds de pension soient inévitables ?
Michel Rocard : C'est un sujet inflammable. Nous approchons d'une région où tous les mots deviennent tabous par méconnaissance des faits. J'ai toujours pensé qu'il fallait laisser se créer des compléments. Mais il faut que le régime de base demeure financé par la répartition, qui manifeste la solidarité intergénérationnelle. C'est la tâche du mouvement syndical de faire en sorte que le passage à une certaine dose de retraite complémentaire par capitalisation n'entraîne pas une aggravation substantielle des inégalités.
On va travailler 35 heures jusqu'à 70 ans. Dans une économie qui refoule les plus de 55 ans du marché du travail ! Je ne me suis jamais battu pour le slogan sommaire et insuffisant des 35 heures. Je me bats, moi, pour la semaine de quatre jours. Le slogan des 35 heures comporte plusieurs stupidités. La première, c'est qu'il est insuffisant. Si l'on voulait réduire la durée du travail de manière à faire mécaniquement disparaître le chômage, gains de productivité compris, il faudrait travailler 30 ou 31 heures. La deuxième, c'est qu'il est rigide. Le lendemain du jour où les 35 heures seraient appliquées par tout le monde, le progrès technique ne s'arrêterait pas pour autant. Keynes avait dit en 1930 : « Avant la fin du siècle, il suffira de travailler trois heures par jour, soit 15 heures par semaine pour que l'humanité puisse subvenir à ses besoins ». Le passage à la retraite à 60 ans, c'était une mesure justifiée pour les cols bleus, en raison de la pénibilité du travail ouvrier. Mais la distinction entre cols bleus et cols blancs est en train de s'écrouler. La plupart des tâches d'aujourd'hui incorporent du savoir. La mode stupide qui veut qu'au-delà de 50 ans les salariées ne soient plus embauchables va passer. Les travailleurs du bâtiment ont une durée de vie inférieure de sept ou huit ans à l'espérance de vie masculine en France. Le cadre supérieur vit au moins quinze ans de plus en moyenne. On peut donc imaginer que les durées de cotisations soient proportionnelles aux durées de vie et d'activité. Il faut donc faire éclater les régimes trop généraux et accepter de la souplesse à l'intérieur de chaque régime. Si on veut tout rassembler entre les mains du Premier ministre, seul sur son estrade, on n'arrivera à rien.