Interviews de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à RTL le 29 avril 1999, Europe 1 le 4 mai et à France 2 le 5, sur l'absence de responsabilité du Gouvernement dans l'affaire de l'incendie de la paillote en Corse, la mise en examen du préfet Bernard Bonnet et la politique menée en Corse afin de rétablir l'ordre public.

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Média : Emission Journal de 8h - Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 2 - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL – 29 avril 1999

Q - Ça n'est pas une "affaire d'État", disait hier le Premier ministre, c'est une "affaire de l'État." Ce distinguo sémantique va mettre fin à la charge politique de l'opposition, croyez-vous ?

– "Je n'en sais rien. Dans une affaire comme celle-là, qui est une affaire grave, qui est une affaire trouble, préoccupante, je crois qu'il faut avoir en tête une chose : c'est de rechercher la vérité. C'est ce que fait la justice en Corse. Et le Gouvernement est décidé, parce que c'est sa politique de l'État de droit. S'il y a eu des dysfonctionnements graves - là en l'occurrence vu les soupçons qui pèsent sur les gendarmes - eh bien, il faudra que ce soit sanctionné. Mais c'est à la justice de l'établir. Parallèlement, il y a de toute façon, deux enquêtes administratives, une qui est menée par la police, l'IGPS, l'autre par la gendarmerie, parce qu'il est de la responsabilité de l'État de déterminer comment les services ont fonctionné, et de prendre les sanctions administratives et disciplinaires - sans empiéter, bien entendu, sur les prérogatives de la justice, s'agissant d'éventuelles sanctions pénales qui pourraient être prises. Voilà. Alors, la responsabilité du Gouvernement, c'est de faire toute la lumière sur cette affaire, premièrement, aussi bien en laissant la justice faire, sans aucune espèce d'entrave, sans aucune espèce de volonté de faire quoi que ce soit qui puisse ne gêner en rien l'action des magistrats, de mener son enquête administrative et de faire en sorte de remédier à ces dysfonctionnements."

Q - Mais, même si l'on s'en tient à la thèse des gendarmes, ils ont au moins commis une faute : c'est de ne pas prévenir le procureur, de l'infraction qu'ils avaient constatée.

- "Je ne vais pas rentrer dans le détail."

Q - Mais c'est simplement pour poser la question suivante : s'ils ont agi ainsi, n'est-ce pas parce qu'ils avaient pris l'habitude, dans cette unité spéciale du GPS, de ne pas en référer au procureur, de contourner l'autorité judiciaire ?

- "J'ai entendu l'autre jour, je ne sais qui, prétendre que dans des actions administratives de renseignements, les gendarmes faisaient des actions de police judiciaire. C'est entièrement faux. C'est une perversion du raisonnement. Les gendarmes peuvent être investis de responsabilités de police judiciaire, dans ce cas et dans ce cas seulement, ils sont sous l'autorité du procureur. Mais lorsqu'ils remplissent des fonctions administratives ou de maintien de l'ordre, ils ne sont pas dans une activité de police judiciaire."

Q - Mais là, ils avaient aussi des missions de renseignements et de surveillance !

- "Eh bien, c'est ça !"

Q - Mais surveillance, ce n'est pas le procureur qui cautionne, qui ordonne les missions de surveillance ?

"Mais, sûrement pas ! C'est une fonction de nature administrative. Le procureur n'intervient que lorsqu'il y a des investigations de police judiciaire. C'est comme ça que fonctionnent d'ailleurs tous les services, que ce soit les gendarmes ou la police. Soit ils sont investis de fonctions de police judiciaire - ces différents services sont alors sous l'autorité du procureur -, soit ils mènent d'autres tâches - qui ne sont pas des tâches d'investigation dans le cadre d'une enquête ou d'une information judiciaire -, et à ce moment-là, c'est l'autorité administrative qui est compétente. La hiérarchie administrative, là en l'occurrence c'est la direction de la gendarmerie, ou, pour ce qui est du maintien de l'ordre, le préfet, puisqu'il est compétent territorialement vis-à-vis de toutes les forces de maintien de l'ordre."

Q - Cette unité spéciale a été créée à la demande du préfet avec l'autorisation du Gouvernement. En donnant cette autorisation, est-ce que le Gouvernement, de facto, ne devenait pas responsable des activités de cette unité spéciale ?

- "Mais bien sûr que le Gouvernement va y voir clair sur le fonctionnement du GPS, Groupe de protection et de sécurité ! Il faut se souvenir que cette unité a été créée parce qu'il y a - il faut toujours le rappeler naturellement de faire en sorte qu'il y ait un fonctionnement efficace, plus efficace des services de gendarmerie. Si, comme ça paraît être le cas, nous n'avançons pas, c'est parce que tant que rien n'est établi par la justice, encore une fois, c'est parce que les personnes et les gendarmes qui sont aujourd'hui mis en examen et écroués, il y en a quatre, sont présumés… »

Q - Ça n'est pas rien.

- "Ça n'est pas rien, et c'est pour ça que je ne cherche en rien à sous-estimer la gravité de cette affaire. Mais, ils sont toujours présumés innocents. Dans notre État de droit, justement, tant qu'il n'y a pas de preuve, tant que ça n'a pas été établi, les personnes sont présumées innocentes. Je trouve particulièrement important, s'agissant d'une affaire comme celle-ci qui est, en, effet, grave, de toute façon, que justement, on fasse respecter les règles et les procédures habituelles du droit pénal. Et c'est justement parce qu'on est en face d'une affaire de ce type, qui est inhabituelle, que l'on doit respecter encore plus, je dirais, les règles habituelles de la loi et de la procédure pénale."

Q - Hier matin, P. Devedjian disait : cette unité a été créée avec l'autorisation du Gouvernement ; alors de deux choses l'une : ou bien le Gouvernement sait ce qu'on fait ces hommes et il nous cache la vérité, ou bien il ne maîtrisait pas l'activité de ces hommes et il est incapable. Donc, il a le choix entre la duplicité et l'incapacité.

- "Justement, M. Devedjian a coutume de dire n'importe quoi, puisque c'est lui qui a prétendu, je m'en souviens maintenant sur votre antenne, que les gendarmes agissaient dans le cadre d'une mission de police judiciaire. Alors quand on est avocat, qu'on prétend connaître la procédure pénale, on n'insinue pas des choses pareilles au micro d'une grande radio, on est un peu plus responsable. Alors, je renverrai M. Devedjian à ses insinuations politiciennes auxquelles le Premier ministre a répondu de la façon la plus claire, hier après-midi à l'Assemblée."

Q - C'est normal que le Gouvernement n'ait pas su ce que faisait le GPS ?

- "Bien sûr que non ! Mais l'enquête permettra de le déterminer, bien entendu. C'est une affaire grave, encore une fois, et toute la clarté devra être faite à la fois sur les responsabilités individuelles, ça c'est l'enquête pénale, et sur les dysfonctionnements collectifs, ça c'est l'enquête administrative. L'inspecteur général de la gendarmerie est envoyé aujourd'hui pour le déterminer, d'ailleurs comme le Premier ministre l'a dit, et pour, le cas échéant réexaminer le fonctionnement, l'existence même du GPS."

Q - Quand on vous dit que brigade spéciale, ça rappelle les Irlandais de Vincennes ou les écoutes de l'Elysée.

- "Je dis qu'on va chercher des affaires elles-mêmes extrêmement troubles et regrettables qui se sont produites il y a 18 ans, 15 ans, qui ont impliqué des gens qui ne sont plus nulle part aujourd'hui. Je pense que c'est une façon aussi assez commode de permettre de jeter un voile pudique sur d'autres comportements."

Q - Par exemple ?

- "Eh bien, par exemple, lorsqu'il y a trois ans, en 1996, un directeur de la police judiciaire, M. Foll, refusait d'obéir. Là, il est directeur responsable de la police judiciaire ; un juge, M. Halphen, lui demande de faire organiser par ses hommes une perquisition, il refuse."

Q - Chez M. Tibéri.

- "Il est couvert par le ministre de l'intérieur de l'époque, et il a fallu attendre que le gouvernement Jospin arrive pour le limoger. Alors, quand on est effectivement dans des fonctions de police judiciaire, et pas, comme le prétendait M. Devedjian chez vous l'autre jour, pour des fonctions qui n'ont rien à voir de renseignements, voilà… Alors, il y a des pratiques comme ça. On se souvient de l'affaire Schuller-Maréchal. Donc, je veux dire que l'opposition ferait bien dans cette affaire, de manifester un petit peu plus de pudeur. Le comportement que nous avons est de respecter entièrement, les prérogatives de la justice, de ne mettre aucune entrave. Le comportement qui est celui de la gendarmerie, c'est de s'être mis immédiatement, dès le mardi au niveau local, dès jeudi dernier au niveau régional dès vendredi au niveau national à la disposition de la justice pour justement faire la lumière sur ces dysfonctionnements internes. Je salue le comportement de la gendarmerie. Tous ces comportements-là, il y a encore trois ou quatre ans, n'étaient pas si familiers lorsque l'opposition était aux responsabilités. »


Europe 1 – 4 mai 1999

Q - Je vous dis bonjour sans ironie, parce que la journée va sans doute être longue et douloureuse pour le Gouvernement et son chef. Le bruit monte et va aller crescendo. Est-ce qu'il s'agit d'une vraie crise politique ?

- "C'est une affaire très grave. C'était déjà grave lorsque l'on soupçonnait le colonel commandant la gendarmerie en Corse. Je dis bien des soupçons, parce que rien n'est encore établi, faisons attention ! La justice est saisie et par conséquent, ce ne sont que des soupçons. Mais, c'est encore plus grave évidemment, maintenant que le préfet de Corse, B. Bonnet, est lui-même mis en cause."

Q - Et c'est la première fois qu'un préfet en exercice est gardé à vue. Est-ce que pour vous, il n'est plus innocent ?

- "En droit, tant que les faits ne sont pas établis par la justice, chacun est présumé innocent. Donc le préfet Bonnet a droit à la présomption d'innocence comme d'ailleurs le colonel Mazères, comme d'ailleurs les gendarmes qui sont mis en cause, et dont certains ont fait des aveux hier. Donc, il faut bien voir qu'en tant que personne en tout cas, c'est un droit de tout un chacun. Et à partir du moment où on veut rétablir l'État de droit en Corse, où on veut que la loi soit respectée partout sur le territoire national, il faut que les institutions chargées de faire respecter la loi, la respectent elles-mêmes. Par conséquent, le Garde des Sceaux que je suis, vous dit que toutes les personnes qui sont mises en cause aujourd'hui ont en effet droit à la présomption d'innocence."

Q - Vous ne pouvez pas me dire de quoi il est soupçonné ?

- "Qui ça, le préfet Bonnet ? Mais il a été mis en garde à vue parce qu'il a été mis en cause par le lieutenant-colonel Cavalier - qui a d'ailleurs travaillé avec lui ... "

Q - Dans les Pyrénées-Orientales, qui était un proche de lui, qu'il a fait venir en Corse.

- " ... qui a travaillé avec lui ensuite en Corse et qui, d'après les déclarations du lieutenant-colonel Cavalier, serait en effet impliqué dans l'incendie de cette paillote, qui a été, selon les aveux du capitaine Ambrosse, effectué par les gendarmes eux-mêmes. Voilà ce que nous savons aujourd'hui."

Q - S'il est présumé innocent, pourquoi met-on fin à ses fonctions d'ores et déjà ? N'est-ce pas déjà la première condamnation ou le premier jugement, administratif et politique ?

- "Non, c'est le fait que le préfet de Corse, placé en garde à vue, ne peut plus aujourd'hui, assumer ses fonctions de préfet de Corse. Il représente l'État là-bas, il ne peut plus, dans la situation qu'il est, assumer ses fonctions. Par conséquent, le Gouvernement a mis fin à ses fonctions de préfet de Corse hier, tirant la conclusion immédiate, sans attendre, instantanément de la décision qui a été prise par les enquêteurs - la garde à vue ce n'est pas une décision judiciaire, c'est une décision des enquêteurs."

Q - Pensez-vous que par, zèle ou par passion, le préfet Bonnet a menti ?

- "Je ne sais pas, je m'interroge sur les motivations - encore une fois si c'est établi - de ces ordres ou de cette attitude, ou de cette position qu'aurait pu prendre le préfet Bonnet. Ce que je veux vous dire, c'est qu'il est en effet particulièrement grave que des gens qui sont chargés de faire respecter la loi, justement, violent la loi. Face à ça, le Gouvernement sera intransigeant. La justice a réagi immédiatement et sans timidité. Nous n'avons protégé personne. Et par conséquent, la justice continuera à faire son travail sans aucune espèce d'entrave, sans aucune espèce de pression, sans aucune espèce d'influence. Il faut la laisser travailler, si possible dans la sérénité."

Q - Vous avez toujours dit que la justice est, et devait être indépendante. Autrement dit, le pouvoir judiciaire suit son chemin tout seul, et rien n'arrêtera la justice, comme vous le dites. Est-ce qu'elle peut aller jusqu'à des ministères à Paris ?

- "Si des personnes étaient mises en cause dans des ministères, certainement. Mais, ça n'est pas le cas."

Q - Pas encore.

- "Non, ce que nous savons, c'est que véritablement, c'est une affaire qui a été commanditée, ordonnée en Corse. Ce que nous savons à coup sûr puisqu'il y a des aveux hier soir - à supposer que le capitaine Ambrosse maintienne ses aveux - c'est que ce sont des gendarmes qui ont incendié cette paillote. Et ce que dit le capitaine Ambrosse, c'est qu'il l'a fait sur les ordres du colonel Mazères. Le colonel Mazères lui-même - je le rappelle - n'a pas confirmé cela. Quant à la justice, elle est là pour faire respecter la loi qui a été votée par le Parlement et dont l'exécutif est lui-même garant. Et par conséquent, le Gouvernement ne mettra aucune espèce d'entrave à l'action de la justice."

Q - Jusqu'à présent, le Gouvernement n'avait rien vu, n'avait rien pressenti ?

- "Non, je ne dirais pas cela. Je dirais que le Gouvernement, comme c'est son devoir, n'a pas à se déterminer sur des rumeurs, sur des soupçons, sur des procès d'intention, il a à se déterminer soit sur des faits établis - ce qui n'est pas encore tout à fait le cas -, soit sur des éléments suffisamment convergents et sur des éléments que donne la justice. C'est ce qui a été fait immédiatement. Je vous rappelle que, dès la semaine dernière, le colonel Mazères et les capitaines qui étaient mis en cause par la justice, avant même d'avoir avoué leur participation, ont été suspendus. Et hier soir, concernant le préfet Bonnet, il a été immédiatement, dès que le Premier ministre a connu sa mise en cause, mis fin à ses fonctions."

Q - Le lieutenant-colonel Cavalier a dit que déjà, il y a un mois, on avait donné l'ordre à ces gendarmes de mener une opération de cette nature, d'aller incendier et qu'ils ont refusé. À ce moment-là, le lieutenant Cavalier n'a pas prévenu sa hiérarchie ?

- "Sûrement pas, puisque c'est la hiérarchie de la gendarmerie elle-même, d'après tout ce que nous savons aujourd'hui, qui a demandé au colonel Mazères, il y a quelques jours, de se mettre à la disposition de la justice, constatant l'invraisemblance de ses explications. Ce que je voudrais dire ici, c'est : déterminons-nous, gardons la tête froide ! C'est une affaire grave."

Q - Mais essayons de comprendre.

- "Je vous donne des explications, ce que j'ai. Je n'ai pas à entrer dans des procès d'intention, dans des rumeurs. Ce que je vous dis, c'est la réalité des faits tels que nous les connaissons aujourd'hui, et ce que je veux dire aussi, c'est que la politique du Gouvernement en Corse sera poursuivie."

Q - C'est-à-dire qu'on changera de préfet, mais pas de politique ?

- "Bien entendu, on ne changera pas de politique. Il faut que la loi soit respectée en Corse et que ceux qui sont chargés de faire respecter la loi puissent avoir effectivement la confiance du Gouvernement et du peuple français et des Corses. Par conséquent, nous allons faire en sorte que ce soit le cas."

Q - Avez-vous l'impression que l'incendie, si je puis dire, est circonscrit ? Que tout s'arrête en Corse et que ça ne remontera plus ?

- "Moi, c'est ma conviction. Je sais que le Gouvernement évidemment n'est pas impliqué. Pour moi, c'est une évidence."

Q - Pourquoi ? Parce que vous êtes le Gouvernement, et que vous êtes la morale ou parce que vous avez des preuves ?

- "Non, mais parce que je sais le travail que nous avons fait avec le Premier ministre, le ministre de l'intérieur et le ministre de la défense. Nous avons tous été à la fois surpris et extrêmement consternés bien entendu, de tout cela. Alors, maintenant, il semble, d'après les éléments que nous avons, les renseignements dont nous disposons, qu'en effet, cette opération déplorable ait été décidée en Corse, et pas au-delà."

Q - Est-ce que vous êtes sûre que la même équipe n'a pas inspiré, dirigé, conduit d'autres actions spéciales en Corse ?

- "Je ne sais pas, je ne peux pas être sûre. C'est ce que disent les personnes qui ont intérêt à ce que la politique de rétablissement de l'État de droit ne se poursuive pas. Donc, encore une fois, ne nous déterminons pas par rapport à des rumeurs. Mais nous ferons la lumière là-dessus aussi. Toute la lumière sera faite sur les opérations illégales, en contradiction avec la loi, en violation de la loi qui aurait pu être menée par les gendarmes en Corse et avec les commanditaires évidemment qui leur ont donné ces ordres."

Q - Cette fois, le GPS sera dissous ou pas ?

-"Le Premier ministre a demandé au ministre de la défense de lui faire des propositions sur une réorganisation. Ce qu'il faut constater, c'est qu'en effet, les principaux responsables du GPS sont aujourd'hui mis en cause par la justice."

Q - Les assassins du préfet Erignac courent toujours ?

- "Oui, mais ça, c'est une enquête qui est menée par la Division nationale anti-terroriste à Paris, et par conséquent, c'est une enquête qui continue. Cette enquête est confiée à la police, elle n'était pas confiée aux gendarmes, elle n'a jamais été confiée aux gendarmes. Les gendarmes étaient chargés sur place d'autres enquêtes, notamment sur la gendarmerie de Pietrosella. Mais celle-ci, même, a été rattachée à l'enquête Erignac. L'enquête Erignac se poursuit, encore une fois, à Paris par les juges chargés et le parquet chargé de la lutte anti-terroriste."

Q - Vous excluez d'autres sanctions ?

- "Non. Je dis bien que les responsabilités n'étant pas encore formellement établies par la justice, il n'y a que des soupçons, il n'y a que des présomptions. Mais une fois que les responsabilités seront établies, il y aura véritablement des sanctions et contre les gendarmes, y compris le colonel - si c'est établi -, et contre le préfet de Corse. La cessation des fonctions du préfet de Corse n'est pas exclusive, d'autres sanctions, de véritables sanctions pourraient, être prises par le Gouvernement, si son implication, encore une fois, est établie."

Q - Puis-je vous demander comment le Premier ministre, qui est si attaché au droit, à la morale, prend ce mauvais coup ?

- "Il le prend comme il doit le prendre, c'est-à-dire en affichant à chaque étape sa détermination que toute la lumière soit faite, que la loi soit respectée et que les responsables, à quelque niveau que ce soit, soient sanctionnés. Et ce sera le cas."

Q - C'est le langage officiel. Mais ça ne l'a pas surpris, ça ne l'a pas choqué et scandalisé ?

– "Évidemment."

Q - Comment a-t-il qualifié cela ? Il a piqué une colère ? Comment, sur le plan personnel, humain et politique, réagit-il ?

- "Eh bien, invitez le, et il vous le dira."

Q - Eh bien, il est invité, sur la suggestion de Madame la ministre de la justice !

- "Moi, ce que je sais en tout cas, c'est que j'ai vu les réactions du Premier ministre, et d'ailleurs de mes deux collègues, J.-P. Chevènement et A. Richard. Nous avons pris la mesure de la gravité de cette situation en tâchant de garder, comme c'est notre rôle, la tête froide par rapport à la réalité des faits. Mais en étant implacables sur les conclusions que nous tirerions et sur les sanctions que nous tirerions, à partir du moment où les responsabilités sont établies."

Q - L'opposition, cet après-midi à l'Assemblée, va vous secouer. C'est son rôle ?

- "Oui, bien sûr, sûrement. Mais elle cherche peut-être aussi à faire oublier que notamment, d'abord en Corse, elle a mené une politique qui était tout à fait différente de la nôtre, de complicité avec les terroristes - on se souvient de la fameuse conférence de presse de Tralonca -, et surtout, dans les affaires judiciaires, le précédent ministre de l'intérieur, M. Debré a quand même couvert l'attitude du directeur de la Police judiciaire qui avait refusé à ses hommes de participer à une perquisition sur ordre d'un juge d'instruction. Alors, vous voyez que quand même, l'État de droit, c'est ça ! Cette fois-ci, le Gouvernement laisse la justice travailler. Non seulement, il la laisse travailler, mais en plus, il dit, il s'engage, il ne met, en réalité, aucune entrave à l'action de la justice. C'est aussi la première fois."

Q - Vous voyez que vous perdez votre sang-froid quand vous parlez de l'opposition ! Ça promet pour cet après-midi.

-"Non, non, c'est vous qui vous échauffez, parce que ça vous intéresse."

Q - Tout nous intéresse, la rigueur, la justice, la République, ses intérêts, etc.

- "Voilà, par conséquent nous saurons répondre à l'opposition, et nous ne laisserons pas l'opposition dériver et pousser des cris d'orfraie pour masquer d'abord son incapacité, aujourd'hui, à se faire entendre, et ensuite son incapacité, hier, elle-même, à respecter les règles de notre État de droit et l'indépendance de la justice."


France 2 – 5 mai 1999

Q - Est-ce qu'on peut accepter qu'au plus haut niveau de l'État, on ne respecte pas et on n'applique pas la loi ?

- "Mais ça, c'est faux : vous avez entendu le Premier ministre, hier soir. Ce qui est clair, c'est que des personnes en Corse, et c'est grave, sont mises en cause : le colonel commandant la légion de gendarmerie, le colonel Mazères et le préfet Bonnet. Cela n'est pas encore établi mais il y a des soupçons, des mises en cause. Le Gouvernement a pris des décisions immédiates : suspension des fonctions, dissolution du Groupement de protection et de sécurité de la gendarmerie, parce que manifestement, ça a dysfonctionné gravement puisque beaucoup de responsables de ce groupement sont impliqués."

Q - Groupement auquel Matignon avait donné son aval, pourtant.

- "Oui, son aval pour créer un peloton de gendarmerie qui soit efficace. Jamais Matignon n'a donné son aval pour qu'un groupement de gendarmerie aille faire des opérations illégales, vous pensez bien. D'autre part, on ne peut pas résumer le problème à l'existence de ce Groupement de protection et de sécurité puisque le colonel commandant l'ensemble de la gendarmerie en Corse est lui-même soupçonné et impliqué. Encore une fois, rien n'est établi. Donc il faut quand même garder une certaine distance. Donc c'est une affaire grave, qui est une crise grave, qui porte, comme le Premier ministre l'a dit hier soir, un coup dur à la politique que nous menons en Corse mais ce n'est pas parce qu'un coup dur est porté que nous allons changer de cap."

Q - Mais hier, L. Jospin évoquait un climat de passion, de coups tordus ; il disait que les gendarmes avaient peut-être cédé à la tentation ; il évoquait une possible guerre des polices. Est-ce que cela va être la ligne de défense du Gouvernement de dire que c'est purement une affaire locale ?

- "Il n'y a pas à y avoir de ligne de défense du Gouvernement : le Gouvernement dit la vérité. Moi je vous la dis, la vérité : la vérité, c'est que le Gouvernement a une politique, en Corse, qui est de faire respecter la loi. Jamais le Gouvernement n'a été impliqué - bien entendu - dans ce qui s'est passé et que nous sommes les premiers à déplorer puisque ça met en cause et ça donne des arguments aux adversaires de notre politique. D'autre part, c'est absolument contraire à tout ce qui est notre ligne, notre rigueur, notre méthode, notre volonté de restaurer la morale et le respect de la loi. Par conséquent, ce que je dis, c'est que, bien entendu, je comprends que l'opposition veuille se saisir de cette affaire pour essayer de se refaire une santé, mais je pense d'abord qu'elle n'a pas beaucoup de leçons à donner en la matière, parce que l'on se souvient de Tralonca, de cette mise en scène grotesque ... "

Q - Il y a eu un laxisme de droite à l'égard de la ...

- "Il y a eu surtout un laxisme de la droite, à l'époque, vis-à-vis des terroristes et, d'autre part, il y a eu, lorsque le gouvernement de droite était en charge, une volonté d'étouffer la justice. Tout le monde se souvient de l'affaire Fol, ce directeur de la police judiciaire qui n'était chargé que de ça, d'assister les magistrats, et qui faisait obstacle à la justice. Alors ce que je dis, c'est qu'en Corse, la justice travaille depuis le premier jour : elle travaille bien, elle travaille rapidement ... "

Q - ... elle travaille vite ...

-... » et par conséquent, rien n'a été fait, rien ne sera fait qui viendra entraver son action."

Q - Ce jeune juge qui instruit peut aller enquêter jusqu'aux cabinets ministériels, jusqu'à Matignon s'il le faut ?

- "Il a toute latitude pour remonter et pour rétablir les responsabilités. Mais ce que je vous dis, c'est que - parce que le Premier ministre l'a dit et parce que moi c'est ma conviction, et parce que je le sais - ni le Gouvernement ni, bien entendu, les collaborateurs des ministres ou du Premier ministre n'ont pu tremper dans cette affaire grave. Tout simplement, ça n'existe pas. Alors ce n'est pas la peine ... "

Q - Est-ce qu'il n'y a pas tout de même - je comprends bien qu'en matière judiciaire, vous pouvez dire qu'il n'y a pas de responsabilité - une responsabilité politique ? Même si le Gouvernement n'était pas au courant des activités du préfet ou du GPS, n'est-ce pas sa responsabilité politique ? Au fond, L. Jospin n'est-il pas en train de nous dire : « Responsable mais pas coupable » ?

- "Bien sûr qu'il y a une responsabilité politique du Gouvernement ; et d'ailleurs, nous en tirons les conséquences. Nous disons, nous prenons les mesures que je viens de rappeler, sans tergiverser, immédiatement, sans timidité. Et nous disons : là où se situent les responsabilités, il y a des sanctions, il y a des mesures immédiates. Là où se situent les responsabilités. D'autre part, nous prenons des mesures pour qu'effectivement la politique que nous menons puisse être fondée sur des bases plus solides encore. Il ne faut pas oublier qu'en Corse, beaucoup de gens font leur travail. Je vous parlais de la justice il y a un instant. Dans les affaires de malversation financière, de prêts abusifs ...

Q - Parce qu'il y a beaucoup d'enquêtes qui sont en cours sur d'autres terrains.

- "Évidemment. Trente mises en examen, il ne faut pas l'oublier, sur l'affaire du Crédit Agricole. Il y a beaucoup d'enquêtes qui sont engagées sur la Cadec ou sur la Mutualité sociale agricole. Donc tout ceci avance. La plupart des gendarmes, en Corse, ont magnifiquement fait leur devoir, y compris dans cette crise. Notre devoir à nous, c'est d'établir les responsabilités, de prendre les sanctions, de circonscrire non pas pour éviter que d'autres soient mis en cause si ça devait être le cas, ce que je ne crois pas, mais pour faire en sorte que notre politique puisse être poursuivie, que nous puissions garder le cap parce que le respect de la loi, en Corse, il n'y a que là-dessus que l'on peut fonder le renouveau de la Corse. Le renouveau économique, le respect de la spécificité culturelle de la Corse, ça ne peut se faire que si nous avons le respect de la loi dans ce morceau et ce territoire de la République."

Q - En France, la tradition c'est de ne pas démissionner. Si par hasard, un membre d'un cabinet ministériel était impliqué dans cette affaire, faudrait-il que le ministre du cabinet en question démissionne ?

- "S'il y avait des responsabilités de ce genre, bien entendu qu'il faudrait en tirer les conséquences. Mais ce que je suis en train de vous dire, c'est que face à la position selon laquelle le Gouvernement est responsable parce que c'est lui qui a donné l'ordre - ça n'a aucun sens mais c'est ce que disent certains ; d'autres se rendent un peu compte du ridicule donc ils n'osent pas et à ce moment-là, il faut qu'il démissionne, nous disons que le Gouvernement recherche les responsabilités; il n'a évidemment rien à voir avec quelque chose qui est absolument contraire à sa politique, d'ailleurs à son éthique, et par conséquent, il faut situer les responsabilités là où elles sont. Je crois que c'est cela aussi l'état de droit. Je crois que c'est l'établissement des responsabilités, la prise en compte des responsabilités là où elles se trouvent. Maintenant, quand les responsabilités seront établies, nous serons intransigeants, parce que ce n'est pas possible de participer à des opérations qui, justement, portent un coup très dur à une politique qui, je crois, est soutenue par la majorité des Français et la majorité des Corses qui ont envie de vivre tranquillement, en sérénité. J'ajoute que cette politique commence à porter ses fruits, ce serait bête de l'abandonner en chemin. On a les trois quarts des attentats qui ont diminué."

Q - Un nouveau préfet doit être nommé, aujourd'hui, en Conseil des ministres. Quel sera son profil ?

- "C'est l'affaire de J.-P. Chevènement et du Premier ministre. Je pense que le Gouvernement a pris toutes les précautions. Mais vous savez, on prend des précautions et puis on n'est pas à l'abri, hélas, de mauvaises surprises. Ce qu'il faut faire, quand on a une crise de ce genre, grave encore une fois, qui remet en cause l'autorité de l'État, c'est de pouvoir immédiatement, sans tergiverser, sans couvrir personne, sans chercher à masquer les responsabilités, c'est de surmonter cette crise, c'est ce que nous faisons et c'est ce que nous arrivons à faire parce que nous voulons poursuivre cette politique en Corse et nous la poursuivrons."