Texte intégral
France Inter : Qu'est-ce que les 35 heures auront déjà changé ? Ont-ils créé les emplois attendus ? Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, présente aujourd'hui le premier bilan de la loi sur la réduction du temps de travail. S'agissant du nombre d'emplois créés, il en va comme des manifestations et du décompte des manifestants selon qu'il est effectué par la préfecture de police ou par les organisateurs. Emplois créés par les 35 heures : 15 000 selon le patronat, 56 767 selon le ministère du travail. L'usage est de chercher la vérité à mi-chemin. On reste loin des 140 000 emplois augurés dès 1998 par les analystes du ministère. Le même chiffre était proposé pour 1999. Les 35 heures au total devaient créer jusqu'à 700 000 emplois.
La route est encore longue. Pourtant beaucoup de choses ont déjà changé, à commencer par le désir des salariés de profiter de cette réduction du temps de travail, de tous les salariés, jusqu'aux cadres ! A changé aussi le dialogue social. De très nombreux accords négociés, la moitié des entreprises négocie. Et pourtant, un effet paradoxal : c'est, ce matin, l'absence de dialogue que dénoncent les syndicats et le patronat, à propos du projet d'allégement de charges sur les bas salaires.
Martine Aubry, est-ce que ça marche ou pas ?
Martine Aubry : Je crois que cette loi tient ses promesses, et peut-être même au-delà de ce qui a été dit. Permettez-moi de vous reprendre un instant : nous avions annoncé, d'abord, 40 000 emplois en 1999 – d'ailleurs, cela avait entraîné des ricanements au Parlement en disant que nous ne les aurions jamais –. En fait, huit mois véritables après le vote de la loi – huit mois de négociations, et ce n'est pas facile de négocier la durée du travail –, il y a, au titre de cette loi, plus de 4 000 accords signés, et effectivement 57 000 emplois créés ou préservés…
France Inter : Est-ce que cela correspond à ce que vous espériez ?
Martine Aubry : Cela va au-delà de ce que nous espérions. Nous avions annoncé 40 000 dans notre budget. Disons les choses simplement : il y a, aujourd'hui en France, un salarié sur cinq dans les entreprises de plus de 20 salariés – c'est-à-dire celles qui vont avoir la durée du travail qui va baisser au 1er janvier 2000 – est déjà aux 35 heures. Et quand je vois ce que disent les salariés qui sont depuis plus de trois mois aux 35 heures – et je préfère m'en remettre à ce qu'ils pensent eux, plutôt qu'à ce que certains peuvent penser –, 85 % se déclarent satisfaits ou très satisfaits du passage aux 35 heures. Je ne pense même pas à ceux qui veulent y passer. La réalité, c'est bien celle-là. Vous savez, on n'est pas dans une bataille de chiffres, on est dans une démocratie ! S'il y a des accords…
France Inter : Les emplois créés sont-ils des emplois créés par la réduction du temps de travail, est-ce que ce sont des emplois qui sont créés par la croissance ? Comment peut-on pondérer tout cela pour comprendre comment ça marche ?
Martine Aubry : L'année dernière, la croissance a permis de créer plus de 300 000 emplois, 57 000 emplois créés – qui ne sont pas encore tous embauchés – grâce au processus de réduction de la durée du travail. C'est la moitié de la baisse du chômage ces douze derniers mois. Si nous souhaitons accélérer la baisse du chômage, je crois qu'il faut continuer cette réduction de la durée du travail. Il y a, aujourd'hui au total, dans les entreprises de plus de 20 salariés, 20 % des salariés qui ont un accord de 35 heures ; et si je prends l'ensemble des entreprises – y compris le commerce et l'artisanat, c'est-à-dire l'ensemble du processus qui va nous amener jusqu'à 2003 –, il y a 1,6 million de personnes qui sont déjà aux 35 heures, il en reste encore 11 millions à y passer. Si je regarde ce qu'a créé la réduction de la durée du travail par les accords aussi bien de Robien que les accords signés à la suite de ma loi, c'est déjà 90 000 emplois de créés. Voilà la réalité. Je dis très simplement M. Seillière : « vous êtes contre les 35 heures, vous avez le droit de l'être ; vous dites que cela n'est pas facile, je le dis comme vous ; mais soyez beau joueur ! Regardez les accords que vos entreprises ont déposés dans mes services. »
France Inter : M. Seillière est de très mauvaise humeur. Ce matin, dans tous les journaux, il exprime sa mauvaise humeur. Il paraît que vous avez annulé un dîner que vous deviez avoir avec lui, hier soir, pour parler justement de la réduction des charges sur les bas salaires.
Martine Aubry : Soyons sérieux, tout cela n'est pas très grave ! M. Seillière était en province, il devait arriver plus tard que prévu. Du coup, comme je faisais ce bilan ce matin, je lui ai proposé de lui dégager tous mes déjeuners, tous mes dîners de la semaine prochaine pour avoir plus de temps pour parler avec lui. La porte est toujours ouverte au ministère, il le sait très bien ; et je vois d'ailleurs beaucoup de ses adjoints à longueur de temps. Je m'en réjouis, d'ailleurs.
France Inter : Il y a un effet paradoxal : en lisant la presse, tout le monde est d'accord pour dire que les 35 heures ont créé un important dialogue social dans l'entreprise. Et pourtant, ce que l'on vous reproche ce matin, autant du côté de M. Seillière que du côté de Bernard Thibault, c'est l'absence de concertation sur le projet d'allégement des charges sur les bas salaires.
Martine Aubry : Terminons un instant, si vous le permettez, sur la durée du travail. C'est la première fois dans notre pays – et c'est ce que disent les employeurs, c'est ce que disent les salariés qui sont questionnés –, c'est cela qui m'intéresse, c'est la réalité que les employeurs ont pu dire : « nous avons besoin d'utiliser nos équipements plus longtemps et d'expliquer pourquoi ; nous avons besoin de prendre en compte la saisonnalité ; nous voulons ouvrir les services au public ». Mais par ailleurs, les salariés ont pu dire : « nous aussi, nous avons besoin de souplesse, mieux articuler notre vie familiale et notre vie professionnelle ». Le nombre d'accords qui ont prévu la réduction sous la forme de jours de congés, de mercredi, de semaines pour être en même temps que les vacances scolaires, pour prendre en compte les souhaits des salariés, est très important…
France Inter : Cette souplesse dans l'entreprise aujourd'hui, c'est une modernisation du système de production français ?
Martine Aubry : C'est la première fois que les syndicats, au nom des salariés, et les chefs d'entreprise ont parlé ensemble : comment on travaille ? Comment on met face-à-face des hommes et des machines pour que ce soit le plus productif possible pour l'entreprise et pour que vous viviez mieux, et puis, pour qu'ensemble, nous créions de l'emploi ? C'est frappant de voir que les salariés – 85 % qui sont satisfaits par la baisse, puisqu'ils la vivent – disent : « nos conditions de vie au travail sont meilleures, et nous sommes fiers d'avoir créé de l'emploi. » La réponse, elle est là : elle est dans ce que disent les salariés. Elle n'est pas dans les fantasmes des uns ou des autres.
France Inter : Est-ce qu'on a été au bout du système ? Ces 35 heures, aujourd'hui, est-ce qu'elles sont – comme c'était prévu – sans perte de salaire ?
Martine Aubry : Dans 85 % des cas, il y a maintien des salaires. Mais, dans deux-tiers de ces cas, il y a modération salariale. Je crois que c'est une condition nécessaire si, effectivement, nous souhaitons que les 35 heures ne portent pas atteinte à la compétitivité des entreprises qui a toujours été notre condition. C'est là où je vois la grande maturité des chefs d'entreprise et des salariés français. Les grands organismes économiques avaient dit : « pour que la réduction de la durée du travail crée le maximum d'emplois, il faut qu'il y ait des gains de productivité, en réorganisant le travail, autour de 3 %. C'est exactement ce que nous voyons dans les accords. Et il faut qu'il y ait une modération salariale sur un, deux, trois ans, de l'ordre de 2 à 2,5 %. C'est exactement la moyenne des accords. Donc, on voit que la maturité sur le terrain, c'est-à-dire la compréhension par la discussion, par la négociation, des intérêts des uns et des autres a été prise en compte. Je dois dire que c'est formidable que dans notre pays on ait un tel mouvement alors qu'on a eu tellement de mal à discuter ensemble pendant des années.
France Inter : Est-ce qu'on n'a pas de petites difficultés en perspective sur la question du maintien du salaire ? Je lis que, dans les négociations par branche, il y a simplement 30 branches sur 60 qui prévoient le maintien du salaire. Est-ce qu'on ne risque pas de se trouver, au sein de l'entreprise, avec une différence entre les anciens salariés et ceux qui arrivent ?
Martine Aubry : Les accords de branche ne signifient pas grand-chose. Ils fixent un cadre. Ce qui compte, c'est ce qui va être négocié dans l'entreprise. C'est là où un salarié va pouvoir dire : « je préfère travailler six jours sur sept, le matin, parce que j'habite près de l'entreprise et que j'ai un jardin et que je veux m'en occuper, ou que j'ai des enfants ; ou bien, au contraire, je préfère globaliser sur quatre jours, parce que j'habite loin et parce que ça m'arrange. » C'est là que les réalités sont prises en compte. Et je m'étonne d'ailleurs que le patronat, ne fasse référence qu'aux branches alors qu'il a toujours prôné la négociation d'entreprise. En ce qui concerne la modération salariale, cette année, les salariés ont gagné en pouvoir d'achat 3 %. C'est le record depuis vingt ans. Nous avons beaucoup de chance d'avoir à la fois la croissance et la réduction du temps de travail, car c'est plus, facile d'accepter 1 % de moins d'augmentation de salaire pendant deux ans quand on est en période de croissance et qu'on sait que son salaire va augmenter de toute façon, que si nous avions été, comme par le passé, en période de récession. Donc, je crois que les choses aujourd'hui avancent bien, au-delà même de ce qui nous pensions : nous sommes dans les hypothèses les plus optimistes des organismes économiques. Faisons confiance au terrain pour avancer, faisons confiance à la conviction qu'ont les entreprises, qu'elles doivent mieux fonctionner, et qu'elles ne peuvent pas mieux fonctionner dans une société qui se dégrade avec un taux de chômage qui s'accroît ; et [faisons confiance] aux salariés qui, pour la première fois, disent : « nous vivons la solidarité, nous arrivons grâce aux choix que nous faisons, à faire rentrer des chômeurs dans l'entreprise. »
France Inter : Christian Boiron – un patron qui se pose la question des 35 heures et qui l'applique –, que l'on entendait il y a quelques minutes dans le journal de 8 heures, disait : « pour moi, obligatoire cela veut dire roublard. » Qu'est-ce que vous répondez ?
Martine Aubry : Très simplement que j'aurais préféré que cela se fasse naturellement. Rappelez-vous, dans les lois Auroux en 1981, nous avions créé une obligation de négocier sur la durée du travail. Les Allemands, les Hollandais l'ont fait sans loi. Nous – c'est dommage, peut-être ; oui, c'est dommage ! –, il faut que la loi, il faut que le gouvernement montre la voie. Mais nous n'avons pas souhaité fixer dans la loi tous les dispositifs ; nous avons souhaité nous appuyer sur la négociation. Et la deuxième loi, que je vais préparer en étroite concertation avec le patronat et les syndicats dans quelques jours, devra aussi laisser la place à la négociation. Car, on voit bien que c'est par la négociation, en prenant en compte très concrètement la réalité des besoins des entreprises, la volonté des salariés de travailler de telle ou telle manière, c'est comme cela que la réduction de la durée du travail crée le maximum d'emplois. Elle est en train d'en faire la démonstration. Elle tient ses promesses.
France Inter : Ce matin, tout le monde vous reproche de mettre et les syndicats et le patronat devant le fait accompli sur l'abaissement des charges sur les bas salaires.
Martine Aubry : Je voudrais quand même rappeler que, dans la loi de financement de la sécurité sociale, qui a été votée en décembre dernier après une large concertation, nous affichons exactement les principes que nous mettons en place. En deux mots, qu'est-ce-que c'est cette baisse des charges ? Nous avons toujours dit que, pour l'emploi – qui est notre priorité –, il faut la croissance maximum, préparer les emplois de demain – nouvelles technologies, emplois de service –, réduire la durée du travail, mais aussi abaisser le coût du travail dans notre pays, notamment pour les salariés non-qualifiés. Nous avons dit dans la loi, l'année dernière, que nous le ferions – non pas comme la droite l'avait fait avec la ristourne dégressive sur les bas salaires, en le faisant payer par les salariés, ce qui avait réduit la consommation, réduit la croissance – par un redéploiement à l'intérieur des entreprises, mais sans prélèvement complémentaire sur les entreprises. Vous savez, on est quand même le seul pays au monde où l'on peut entendre le président de l'organisation patronale principale hurler quand on met 65 milliards pour baisser les charges sociales sur les salaires…
France Inter : Il faut que vous vous voyiez vite avec M. Seillière, parce qu'il y a quand même un problème !
Martine Aubry : … Alors même qu'il n'y a aucun prélèvement complémentaire sur les entreprises. Nous faisons comme nous l'avons dit et comme c'est inscrit dans la loi, un redéploiement des charges. Ce qu'on fait les autres pays avant nous, qui ont modernisé…
France Inter : Il n'y a pas la baisse que vous aviez annoncée ?
Martine Aubry : Il y a plus que ce que nous avions annoncé. 110 milliards de baisse de charges sociales dans notre pays ! Vraiment ! Regardez d'ailleurs ce que dit la CGPME, regardez ce que dit le patron des artisans et des commerçants qui, lui, ne parle pas avec des slogans, mais parle avec la réalité sur le terrain. Eh bien, il n'y a pas d'impôt complémentaire, il y a une autre redistribution entre les entreprises de main-d'œuvre qui ont besoin d'avoir une baisse des charges – c'est le textile, c'est l'habillement, c'est le commerce, c'est l'artisanat, c'est les services à domicile, c'est le travail pour la dépendance autour des personnes âgées : c'est là qu'on créera des emplois –, et l'on demande aux entreprises les plus capitalistiques, c'est-à-dire celles qui ont plus de machines et moins d'hommes, de contribuer au financement de la sécurité sociale. Les autres pays l'ont fait, c'est une modernisation. Globalement, non seulement les entreprises ne paieront pas plus, mais avec la baisse de l'impôt sur les sociétés et la baisse de la taxe professionnelle, prévue par ailleurs sur trois ans, cela fera une baisse des charges sur les entreprises. Alors, que M. Seillière soit beau joueur ! C'est tout ce que je lui demande, et nous nous entendrons très bien.
France Inter : Je m'arrête là avec mes questions, parce que je vais avoir avec Pascale Clark les mêmes soucis que vous avec M. Seillière.
Martine Aubry : Est-ce qu'elle vous insulte, vous aussi ?
France Inter : Il vous a insultée ? Non, il ne vous a pas insultée !
Pascale Clark : C'est fini, c'est fini, c'est fini, Stéphane !