Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 12 mai 1999, sur la coopération spatiale, notamment la programmation financière de l'ESA et les grands secteurs de l'europe spatiale.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Le conseil des ministres européens de l’espace se réunit les 11 et 12 mai à Bruxelles. Récemment encore, vous aviez craint que cette réunion ne puisse se tenir à cette date. Que s’est-il passé pour que tout le monde se retrouve ?

Claude Allègre : J’avais indiqué que, si nous n’étions pas prêts, je ne voulais pas tenir cette réunion, pour ne pas bâcler les discussions. Nous voulons un vrai changement. D’une part, il y a une volonté de la part du directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA), Antonio Rodota, de faire évoluer les choses, et, d’autre part, le moment est venu pour les trois grands pays spatiaux européens, la France, l’Allemagne et l’Italie, qui contribuent tout de même pour 76 % au financement de l’Europe spatiale, de faire entendre leur point de vue sur la nécessité d’une évolution des structures et du fonctionnement de l’Agence. Je donnerai, à Bruxelles, la position de la France sur ce point. Je laisserai ensuite à la délégation française le soin de poursuivre la discussion sur les programmes à l’ordre du jour, ce qui ne signifie nullement que nous accepterons intégralement toutes les propositions qui nous seront faites, mais marque notre volonté de ne pas bloquer les dossiers urgents.

Le Monde : À savoir ?

Claude Allègre : Je souhaite que l’ESA fonctionne sur la règle de la majorité qualifiée et non plus sur celle de l’unanimité. Aujourd’hui, chacun des quatorze pays dispose d’une voix. Résultat : une tendance à multiplier les petits projets pour satisfaire chacun et assurer à chaque contributeur un juste retour. Ce n’est pas la meilleure façon de faire pièce à la puissance américaine. En outre, la règle de la majorité qualifiée me paraît la meilleure pour que l’Union européenne participe au financement des activités spatiales. Mais, attention, il n’est pas question qu’elle contrôle l’ESA. La situation actuelle est financièrement inacceptable. On contribue au budget général et scientifique de l’agence et ensuite on s’engage sur les autres programmes que l’on appelle « facultatifs » Si, sur ce dernier volet, l’ESA dépasse les coûts sur lesquels elle s’était engagée, on est obligé de suivre. Si on ne le fait pas, l’ESA a le droit d’emprunter en votre nom. On arrive à des situations difficiles. Mon prédécesseur en sait quelque chose, qui a dû accepter ainsi plusieurs milliards de francs d’emprunts que nous continuons à rembourser à hauteur de 250 millions de francs par an. Je souhaite désormais une programmation financière de l’ESA qui soit plus orthodoxe au plan financier. L’agence doit être un organisme plus souple et très réactif. Elle doit être un réseau qui encourage la mobilité des compétences et des hommes, ce qui signifie une uniformisation des salaires avec les organismes nationaux.

Le Monde : Les résultats de la précédente conférence de Toulouse, en 1995, avaient été mitigés. Qu’attendez-vous de la réunion de Bruxelles ?

Claude Allègre : « Mitigé » n’est pas le mot. À Toulouse, l’Europe s’est engagée dans la station spatiale internationale. Ce fut à mon avis une mauvaise décision. Tant sur le plan financier que sur le plan scientifique – on n’a toujours pas compris l’intérêt de cet équipement –, et politique, parce que c’est un arrimage sans condition au leadership américain. L’Allemagne s’est récemment alignée sur notre analyse de la situation.

Le Monde : Quels sont, de votre point de vue, les grands défis auxquels est confrontée l’Europe spatiale ?

Claude Allègre : Il y a quatre grands secteurs : les lanceurs ; le GPS européen Galileo qui est une constellation de satellites d’aide à la navigation ; les télécommunications ; et l’observation de la Terre. Ariane-5 doit évoluer. Je suis favorable au programme Ariane-5 Plus, mais pas forcément dans le contexte budgétaire proposé par l’ESA. Il faut commencer dès à présent à faire pression sur les industriels pour que les prix baissent. Ariane-5 ne sera un bon lanceur que s’il offre une plateforme pour des vols interplanétaires, s’il permet de lancer des gros satellites géostationnaires, et s’il est capable demain de mettre d’un coup sur orbite des grappes d’une vingtaine de petits satellites.
Aujourd’hui, la règle est simple : si Ariane lance deux satellites en même temps, on gagne de l’argent. Si elle n’en lance qu’un, on en perd. L’une des grandes actions entreprises par Daniel Goldin à la tête de la NASA est d’avoir su faire baisser les prix des industriels américains. Nous devons le faire aussi. Si nous ne parvenons pas à réduire de moitié le prix de lancement d’Ariane-5 d’ici quatre ans, le lanceur européen ne sera pas compétitif et les opérateurs de satellites s’adresseront aux américains Lockheed Martin et Boeing.

Le Monde : Pensez-vous élargir la panoplie des lanceurs européens ?

Claude Allègre : Ariane-5 ne répond pas à tous les marchés. Il faut pouvoir lancer des satellites moins lourds en orbite basse. Le lanceur russe Soyouz, commercialisé par la société franco-russe Starsem, répond en partie à ces besoins. La possibilité de le lancer depuis le centre spatial guyanais de Kourou est envisagée. Mais il reste des problèmes de financement et de sécurité à résoudre. Reste le problème du petit lanceur. Les Italiens ont un projet, VEGA. C’est un projet intéressant, mais à ce stade il nous paraît trop onéreux. Je m’interroge également sur la possibilité qu’il y a, comme les Américains, de lancer de petites fusées à partir d’un avion volant à haute altitude, un Airbus par exemple. Quoi qu’il en soit, je souhaite que le Centre national d’études spatiales reste le centre de référence européen de la recherche sur les lanceurs.

Le Monde : Et les autres programmes ?

Claude Allègre : La grande priorité, c’est le GPS européen. L’idée avancée par Alcatel de recourir à une horloge atomique au sol et non à des horloges à bord de chaque satellite est excellente. Elle devrait permettre de faire un système plus compact. La Commission européenne veut s’impliquer dans ce projet. La collaboration avec les Russes nous intéresse. Aujourd’hui, tout le monde – militaires, transports, etc. – s’y intéresse. Mais personne ne veut payer. Pourtant il faut aller vite, d’autant que les Américains font un lobbying intense pour contrer ce système concurrent de leur GPS. Pour les télécoms, les programmes proposés sont encore trop maigres et dispersés. On va en discuter à Bruxelles. Il faut dynamiser ce secteur, ce qui devrait être possible car il existe en Europe toutes les compétences pour cela. Reste l’observation de la Terre, à laquelle un très gros budget va être consacré. C’est un secteur très important. Le contexte technologique est en train de changer. On va pouvoir développer des satellites radars ou infrarouges à partir des constellations, et l’on va tomber dans des gammes de prix qui nous permettront d’avoir des systèmes purement français.

Le Monde : Que faut-il faire ?

Claude Allègre : Nous entrons dans un contexte international et technologique nouveau. L’époque des gros satellites multifonctions tire à sa fin. L’heure est à la miniaturisation, au « smaller, cheaper, better », le plus petit, le moins cher et le meilleur, dans lequel les Américains se sont lancés à fond. Nous devons le faire aussi pour engager rapidement de petits programmes ciblés et pas chers qui très vite apportent des résultats. Le temps des monstres à tout faire est terminé. L’exemple des constellations de satellites en est une bonne image et chacun doit comprendre aujourd’hui que ce qu’il faut, c’est avoir des idées et faire en sorte que l’espace soit présent dans la vie de tous les jours (éducation, télémédecine, communications, observation de la Terre). Soyons originaux. Prospectons des domaines où les Américains ne vont pas et sur d’autres programmes coopérons avec eux. Nous devons avoir avec eux une attitude simple, être des amis, mais aussi des compétiteurs. N’oublions pas que l’Europe n’est pas si bête que ça en technologie spatiale ou aéronautique. Nous réalisons Ariane ou Airbus avec vingt fois moins de frais d’études que leurs concurrents américains !