Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Libération" du 20 mai 1999, sur le bilan de la loi sur les 35 heures, la création d'emploi et le temps de travail des cadres.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Q - Selon le Medef, la première loi sur les 35 heures aurait juste permis de créer 15 000 emplois. Ce chiffre correspond-il à la réalité ?

Heureusement non ! 4 076 accords ont été signés. 57 000 emplois ont été créés ou préservés depuis le vote de la loi. Et depuis l'annonce de la loi, le 10 octobre 1997, ce sont 70 000 emplois. Aujourd'hui, 1,6 million de salariés, soit un salarié sur cinq travaillant dans une entreprise de plus de 20 salariés, sont à 35 heures, alors que la loi sera applicable au 1er janvier 2000. Quel chemin parcouru ! Oui, la loi tient ses promesses.

Q - Mais vous comptez aussi les effets de la loi Robien ?

Je distingue bien les deux. Il n'y a pas pour moi de bons ou de mauvais accords à 35 heures. L'important est de créer des emplois. Quand nous sommes arrivés, en juin 1997, il y avait 500 accords Robien signés. La volonté du gouvernement d'abaisser la durée du travail à 35 heures a accéléré très fortement la négociation, et je m'en réjouis. Le nombre d'accords à 35 heures a été multiplié par 5 en quelques mois. Si on veut faire la somme des deux, c'est 90 000 emplois dont il faut parler.

Q - C'est relativement peu si l'on songe que la croissance a créé 300 000 emplois l'an dernier ?

57 000 emplois après huit mois de négociation, ce n'est pas rien. Cela correspond à près de la moitié du rythme annuel de baisse du chômage. Rappelez-vous par ailleurs que, lorsque j'avais prévu 40 000 emplois dans mon budget, personne n'y croyait. Nous avons déjà dépassé l'objectif et nous sommes au tiers de l'année. De manière plus générale, nous nous situons dans les fourchettes hautes des prévisions les plus optimistes des organismes économiques : au total, 450 000 emplois à la fin du processus.

Q - Un emploi créé ou préservé, est-ce la même chose ?

Disons les choses simplement : celui qui n'est pas licencié grâce aux 35 heures l'apprécie à sa juste valeur. Par ailleurs, sur 4 emplois créés, 3 sont des embauches et 1 correspond à un licenciement évité.

Q - Pourtant, dans le patronat, mais parfois aussi chez les syndicats ou dans la majorité, les 35 heures laissent sceptique…

Les discours changent. On nous a dit d'abord que jamais les entreprises n'entreraient dans le jeu. Une entreprise sur deux négocie aujourd'hui. Puis, lors des premiers accords, que les salariés en feraient les frais. En 1998, année de lancement du processus, les salariés ont bénéficié des plus forts gains de pouvoir d'achat depuis vingt ans : 3 %. Et 85 % de ceux qui sont déjà aux 35 heures se déclarent satisfaits ou très satisfaits. Enfin, on nous a dit que l'emploi lui-même en pâtirait. Les entreprises qui sont passées de 39 à 35 heures ont vu croître leurs effectifs de 8 % ! La vérité, c'est que tout le monde y gagne, et l'emploi particulièrement.

Q - Certains dans la majorité disent : on aurait pu aller plus vite avec une loi plus directive.

J'ai toujours préféré le mot négocier au verbe imposer. Il est irréaliste et inefficace de penser que la loi peut fixer toutes les dispositions applicables entreprise par entreprise. La qualité de la négociation engagée est sans précédent. Pour la première fois, tout est mis sur la table. Les entreprises ont abordé tous les sujets avec les salariés : l'utilisation des équipements, la saisonnalité, ou leurs perspectives de développement. Tout cela est bon pour leur fonctionnement et leur compétitivité. Les salariés, quant à eux, ont imposé leur propre souplesse, leurs désirs de polyvalence, l'articulation entre vie professionnelle et vie familiale. On trouve aussi dans ces accords des avancées sur le temps partiel choisi. Et des solutions pour résorber la précarité : nombre d'accords prévoient l'embauche définitive de CDD et encadrent de manière plus protectrice les souplesses nécessaires aux entreprises, par exemple la modulation. La seconde loi devra comme la première s'appuyer sur la négociation car elle est la condition du succès de la réduction du temps de travail.

Q - Cela signifie-t-il que de nouveaux délais pourront être consentis aux entreprises ?

Le Premier ministre l'a indiqué clairement : la baisse de la durée légale pour les entreprises de plus de 20 salariés aura lieu au 1er janvier 2000 comme cela avait été annoncé. Et j'entamerai dans les prochains jours les consultations avec les partenaires sociaux pour tirer le bilan des expériences et définir le contenu de la seconde loi, qui s'inspirera largement de ces accords.

Q - Certains sont très contestés, comme ceux qui permettent d'exclure les pauses ou les jours fériés du temps de travail.

Remarquons d'abord que les salariés qui sont à 35 heures sont contents. Dans 90 % des cas, tous les syndicats présents dans l'entreprise signent les accords que les salariés approuvent à une large majorité quand ils sont consultés par référendum. Les uns et les autres sont les mieux placés pour apprécier la qualité de ces accords. Les négociations ont parfois donné lieu à de larges débats, par exemple sur la définition du temps de travail. La première loi l'a clarifié en considérant comme tel les périodes où le salarié doit rester à disposition de l'entreprise, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation. Quant aux pauses, elles dépendent des conditions de travail dans chaque entreprise et doivent être discutées à ce niveau. Concernant les jours fériés, même si le code du travail ne reconnaît que le 1er mai, on sait que 8 jours supplémentaires sont généralement accordés. Peut-être faudra-t-il en dire plus dans la seconde loi.

Q - Le PS promettait les 35 heures sans réduction de salaire. Est-ce encore vrai ?

Le salaire a été maintenu pour tous les smicards et au total pour 84 % des salariés concernés. Cette mesure a été accompagnée dans 2 cas sur 3 par une modération salariale de 2 à 2,5 %, étalée généralement sur plusieurs années. Ces résultats apparaissent justes et permettent de maintenir la compétitivité des entreprises.

Q - Sauf, donc, pour le SMIC. Augmentera-t-il de 11,4 % ?

Ce qui est clair, c'est que les salariés payés au SMIC doivent garder leur revenu et qu'il en est de même de ceux qui sont embauchés sur les mêmes postes. Selon le principe « à travail égal, salaire égal ». On ne peut augmenter de 11,4 % le SMIC pour ceux qui travaillent à temps partiel et n'ont aucun changement dans leurs conditions de travail.

Q - Comment le surcoût des 35 heures sera-t-il compensé ?

Comme le gouvernement l'avait annoncé, une aide structurelle est prévue pour faciliter le passage aux 35 heures, qui représentera un allégement global des charges des entreprises de l'ordre de 40 milliards de francs. De plus, le gouvernement, comme il s'y était engagé, vient d'annoncer une réforme des cotisations patronales à prélèvement constant pour les entreprises, qui va alléger de 25 milliards de francs le coût du travail peu qualifié grâce à un rééquilibrage en faveur des industries de main-d'oeuvre. Ces allégements seront en effet réservés aux entreprises qui concluront un accord à 35 heures. C'est un dispositif de très grande ampleur : au total, plus de 2,5 fois le montant de la ristourne Juppé, soit 65 milliards de plus sans effet d'aubaine puisqu'il y aura des contreparties liées à la RTT, et qui bénéficiera, au-delà de l'aide structurelle, à plus des deux tiers des salariés. Quand on met sur la table de tels montants, j'avoue ne pas comprendre la réaction du Medef dénonçant des hausses d'impôt sur les entreprises…

Q - Les cadres sont très demandeurs de réduction du temps de travail. Comment allez-vous répondre à cette attente ?

On nous prévoyait une négociation impossible, et pourtant 80 % des accords traitent des cadres. Ces accords excluent les cadres dirigeants et supérieurs, pour lesquels une définition précise du temps de travail a peu de sens. A l'inverse, peuvent être traités comme les autres salariés ceux qui sont intégrés dans une équipe de travail. Enfin, pour la catégorie intermédiaire, - cadres à responsabilités diverses comme les cadres commerciaux -, une réduction du temps de travail est prévue, souvent importante. Ils veulent réduire leur temps de travail, mais pas avec n'importe quelle modalité. La solution passe en général par des jours de repos supplémentaires, et il faut pouvoir imposer qu'ils soient pris.

Q - Cela suppose un contrôle renforcé, même pour ces catégories.

Certains contrôles ont suscité des polémiques, je le sais. Mais chacun peut se rendre compte qu'ils ont fait avancer la question du temps de travail des cadres.

Q - La seconde loi ne risque-t-elle pas de diviser la majorité ?

A chaque débat, on me dit que ça va être difficile. Nous travaillons très en amont avec tous les groupes de la majorité. Nous sommes tous d'accord sur la philosophie : les 35 heures doivent être appliquées au 1er janvier 2000. La loi doit prendre en compte les résultats de la négociation en s'appuyant sur celle-ci pour continuer. La compétitivité des entreprises doit être maintenue. C'est une condition pour créer des emplois. C'est notre premier objectif.