Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT à France-Inter le 3 mai 1999, sur la situation sociale, notamment la grève à la SNCF, l'unité syndicale, les relations avec la CFDT et le conflit du Kosovo.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli
B. Thibault, est-ce que vous êtes en train d’être débordé par les petits ?

B. Thibault
« Oh, je crois qu’il y a encore du temps avant que nous soyons débordés. Ce mouvement n’est pas organisé, comme vous le rappelez, à l’initiative de notre fédération CGT. Il se trouve que nous sommes dans une profession qui s’intéresse au contenu des négociations sur la réduction du temps de travail et je ne reprocherai pas, pour ce qui me concerne, au personnel de s’intéresser à ce type de discussion. Il y a trop d’entreprises, justement, où ces négociations se mènent dans le désintérêt général et où les personnels ont tendance à se réveiller un petit peu trop tard. Donc, le fait que tout cela se déroule avec une présence active des personnels n’est pas à regretter. »

S. Paoli
Mais juste une chose : est-ce qu’il s’agit vraiment, là, au fond d’un enjeu portant sur les 35 heures ? Ce qui n’est pas un débat mineur : c’est comment on travaille et avec quel rythme. Ou s’agit-il d’une lutte d’influence syndicale au sein de la SNCF ? Parce qu’au fond, bon, les cheminots, vous connaissez ça bien…

B. Thibault
« Je crois, oui… »

S. Paoli
C’est la fédération dont vous arrivez. On dit maintenant que la CGT est un peu moins présente et que du coup, les petits essaient d’occuper un peu le terrain.

B. Thibault
« Il ne me semble pas que la CGT soit moins présente. Vous savez qu’en termes d’influence, à peu près un cheminot sur deux fait confiance à l’organisation CGT dans la profession. C’est donc quelque chose de remarquable qui est très responsabilisant de ce point de vue-là. Nous sommes dans une entreprise où l’organisation du travail est quelque chose de très complexe d’un service à un autre pour que le service public fonctionne 24 heures sur 24, 365 jours par an, dans des services très différents comme la conduite, l’ouverture des guichets… Tout cela nécessite une organisation du travail très complexe et il n’est pas aberrant que dans une négociation comme celle-là, les demandes, les attentes soient aussi diversifiées de la part des personnels, et que des modalités de réduction du temps de travail soient attendues de manière diverse, en fonction des situations géographiques, des contraintes familiales, etc. Donc il y a, dans cette période, des discussions, voire des contradictions. C’est une des raisons qui avait poussé notre fédération depuis le départ pour obtenir une consultation officielle en bonne et due forme, quelle que soit l’issue des négociations. »

S. Paoli
De tous les personnels ?

B. Thibault
« Des principaux intéressés, de tous les cheminots. Nous avons demandé cela depuis le départ. Il semble que l’entreprise n’était pas complètement fermée à la perspective. Je crois que ce serait… »

S. Paoli
Ce serait une nouveauté. Cela ne s’est, à ma connaissance, encore jamais produit ce genre de consultation.

B. Thibault
« Non, mais ce n’est pas une nouveauté que la CGT défende cette position. C’est par une position de principe que nous avons sur ces négociations que, au final des discussions, quel que soit leur contenu, nous donnions la parole aux intéressés pour permettre à la démocratie de fonctionner à plein. Légiférer sur quelque chose d’aussi fondamental que l’organisation du temps de travail pour des salariés dans les entreprises sans leur demander leur opinion directement… »

S. Paoli
La CFDT est d’accord sur cette consultation ?

B. Thibault
« Ecoutez, je crois que de ce point de vue-là, oui, les points de vue doivent être assez proches. »

S. Paoli
Donc à nouveau, on butte sur les petits ? On butte sur Sud, on butte sur ceux qui ont lancé le mot d’ordre, aujourd’hui, c’est-à-dire la Fédération générale des agents de conduite ?

B. Thibault
« Je crois que pour l’essentiel, on butte encore sur le contenu de ces discussions. Donc il faut, je pense, que les prochains jours soient mis à profit pour éclaircir les points. J’ai entendu, par exemple, lors de la manifestation du 1er mai, en rencontrant les cheminots, que certains chefs d’établissement n’étaient pas forcément non plus dans la logique de réduction du temps de travail tel que le cadrage national le laissait entendre. Donc, il y a aussi, au sein de l’entreprise, des va-t’en guerre quelque part qu’il faudrait peut-être recadrer quant aux orientations qu’affiche la direction générale. »

S. Paoli
Mais alors bon, recadrer les « va-t’en guerre », vous avez défilé hier, on vous a vu aux côtés de Mme Notat et on vous a entendu parler d’unité syndicale. Vous en rêvez pour l’an 2000. On est encore un peu loin du compte, là.

B. Thibault
« Je ne fais pas que d’en rêver, j’y travaille, nous y travaillons ; et je remarque des déclarations qui sont plutôt prometteuses de ce point de vue-là. Nous avons beaucoup discuté, au Congrès de la CGT, sur la situation d’éparpillement entre les organisations syndicales, voire de division, qui nous affaiblissait dans les discussions avec le patronat, avec le Gouvernement, sur des enjeux sociaux qui nous sont communs, qu’il s’agisse de l’emploi, de la réduction du temps de travail, de l’avenir des retraites, de l’avenir de la Sécurité sociale. Il nous semble qu’il y a nécessité de rapprocher les points de vue pour, pourquoi pas, entreprendre des initiatives communes, d’où la décision, pour la fin du mois de mai, vous l’avez vu, à quatre confédérations, de se mobiliser dans les entreprises, la localité, sur la question de l’emploi. Et je considère, pour ce qui me concerne, que cette période va plutôt dans le bon sens sur la nécessité de rassembler les forces syndicalistes pour peser ensemble sur un certain nombre de discussions qui sont essentielles pour la vie des salariés. »

S. Paoli
Quand vous êtes arrivé, M. Thibault, au poste de secrétaire général de la CGT, vous avez dit, vous l’aviez dit avant d’ailleurs, que vous aviez envie de vous mettre dans une posture un peu réformiste. Comment vous envisagez aujourd’hui l’action syndicale sans que ce soit toujours les mêmes qui en fassent les frais ? Moi, je pense aux usagers ce matin. Parce qu’il y a des gens comme vous qui travaillent. Il y a des gens qui se posent eux aussi la question des 35 heures sauf qu’ils n’arrivent pas à monter dans le train pour aller travailler quoi.

B. Thibault
« Oui, mais vous savez bien dans ces situations-là, enfin, je n’ose croire que quelque gréviste que ce soit, et ce n’est pas un problème d’étiquette syndicale, utilise la grève par plaisir. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui faisait grève par plaisir. Si je prends les salariés d’ELF qui sont obligés, par exemple, d’essayer d’occuper un poste stratégique dans le fonctionnement de l’entreprise pour peser, je pense au système informatique, qu’il s’agisse d’autres entreprises ou lorsque l’on annonce des plans de licenciement, lorsque l’on annonce des diminutions drastiques, parfois d’effectifs, on n’a pas d’autres moyens que d’essayer d’occuper des lieux de travail, d’occuper des routes, il faut être visible pour pouvoir négocier sur le front. Eh bien voilà le résultat. C’est que lorsqu’on laisse trop peu de place à la négociation, on ouvre au contraire les voies aux actions spectaculaires. Alors, bien évidemment, personne ne peut se satisfaire que les services de transports soient perturbés mais, encore une fois, je ne connais pas de cheminots comme d’autres types de personnels, ceux d’Air France à Nice, par exemple, qui ne fassent grève par plaisir. »

S. Paoli
Non, mais là, on voit bien que les grands syndicats ouverts à une négociation et puis une toute petite minorité qui bloque le système.

B. Thibault
« Oui, mais cela veut dire qu’il faut savoir entendre tous les points de vue dans une négociation, y compris les points de vue minoritaires, majoritaires et la démocratie doit l’emporter et j’en reviens pour ce qui me concerne à la solution de la consultation sur des enjeux aussi essentiels que ceux-là. »

S. Paoli
Il y a quand même un petit risque que ça dure là, ce matin. C’est reparti à nouveau, le mouvement.

B. Thibault
« Ecoutez, nous allons voir. Je suppose qu’il va y avoir dans les services un certain nombre de réunions de la part des personnels et peut-être qu’ils vont envisager d’autres formes, enfin, il est trop tôt encore pour le considérer. »

S. Paoli
Une chose encore, M. Thibault, je vous pose la question parce que je sais qu’il en a été beaucoup question hier dans les syndicats. Certes on a parlé des 35 heures mais on a vu aussi beaucoup, beaucoup de revendications sur le Kosovo avec des prises de position, la CFDT qui dit « eh bien oui il faut bombarder parce que Milosevic est un personnage innommable et il faut se débarrasser… Vous, vous dites quoi à la CGT parce que la CGT a toujours eu une position plutôt pacifiste.

B. Thibault
« Oui, mais, vous savez bien que… enfin vous savez bien… vous remarquez comme la plupart des observateurs que nous sommes quand même dans un processus dont on ne voit pas trop les perspectives, ce qui nous avait fait dire au départ que, à la condamnation d’une situation que tout le monde comprenait, un régime… je n’entre pas dans les détails mais qui, chaque jour, fait preuve d’un peu plus de violence, la méthode utilisée et je pense au régime de Milosevic bien sûr, la méthode utilisée pour y faire face n’était pas forcément la meilleure. Alors maintenant, nous sommes installés dans un processus mais dans un processus dont on a du mal à percevoir les perspectives. »

S. Paoli
Et vous dites que l’on peut négocier avec un homme comme Milosevic ?

B. Thibault
« En tout cas, il y aura un moment où il devra y avoir place à la négociation. Alors pourquoi ne pas essayer de faire en sorte que ce soit au plus tôt ? Donc que les violences s’arrêtent de part et d’autre parce que dans les messages que nous recevons, syndicaux notamment, c’est que les forces démocratiques, les forces syndicales présentes dans cette région de l’Europe sont pour l’instant complètement étouffées et moi, ce que je souhaite, c’est que dans les solutions, dans les négociations ultérieures qu’il y aura, à un moment ou à un autre, il y ait aussi une grande place au respect des droits de l’homme, de la démocratie et aux fêtes syndicales dans ces différents pays. Ce n’est pas la plupart du temps pas une question prioritaire. Eh bien il faut que pour cette partie de l’Europe, la question des dimensions des libertés syndicales soit partie intégrante à la table des négociations. »

S. Paoli
Merci d’avoir été en studio avec nous. Malheureusement, c’est vrai que l’on vous a prévenu un peu tard pour que vous soyez en studio ce matin à 8 heures 20 donc vous ne pouvez pas rester jusqu’à 9 heures.

B. Thibault
« Malheureusement. »

S. Paoli
On se donnera d’autres occasions.

B. Thibault
« Bien volontiers ! »