Texte intégral
France 2 : dimanche 19 octobre 1997
Béatrice Schönberg : Comment réagissez-vous aux déclarations de Jean-Marie Le Pen, et est-ce que vous diriez, au fond, qu’il s’agit d’une forme de révisionnisme ?
P. Séguin : Je dirai qu’elles sont dans la nature des choses. Elles sont d’abord dans la nature des choses, parce qu’il y a entre le général de Gaulle et l’extrême-droite un très vieux contentieux. Le général de Gaulle, il est entré dans la carrière publique contre l’extrême-droite – l’extrême-droite allemande, l’extrême-droite française s’accomplissent. En 1958, quand il est revenu au pouvoir, l’extrême-droite s’est opposée à lui, et a même cherché, d’ailleurs – il faut que les jeunes Français le sachent – à l’éliminer physiquement. Alors, que l’héritier de l’extrême-droite, le chef d’aujourd’hui de l’extrême-droite française, dise ce qu’il dit du général de Gaulle, c’est – je le répète – dans la nature des choses. Mais il y a un autre point qui est important, parce que M. Le Pen, je dirai volontiers qu’il est en quelque sorte la cerise sur le gâteau. Il s’est engouffré dans une brèche qu’on lui avait ouverte. Cela fait un certain temps que l’on a observé que des gens, en France – cela fait un certain nombre d’années – pensent qu’entre la gauche et le Front national, il ne doit plus rien exister. Et que tout doit être fait pour favoriser le développement du Front national. M. Mitterrand était devenu très expert dans ce genre de manipulations. A la veille de toutes les élections. Il annonçait que l’on envisageait le droit de vote pour les immigrés, et hop ! Le Front national progressait. Et actuellement, c’est ce genre de manipulations qui est en cours. Je m’explique. Le procès Papon, il y a bien longtemps que plus personne ne s’en préoccupe vraiment. Le procès Papon, il est le prétexte à deux procès qui sont ouverts. Le procès du général de Gaulle et du gaullisme, et le procès de la France.
Jean-Michel Carpentier : Vous êtes en train d’accuser le Gouvernement de faire ce procès ?
P. Séguin : Je n’accuse personne. Je constate que l’on est en train de créer, en ce moment, un double procès : le procès du général de Gaulle et du gaullisme, le procès, d’autre part, de la France. Le procès du général de Gaulle et du gaullisme : coupables – il n’y a qu’à entendre – de ne pas avoir révoqué tous les hauts fonctionnaires de Vichy, coupables aussi d’avoir liquidé ou donné l’ordre de liquider des centaines d’Algériens. Et le procès de la France : coupables collectivement, solidairement de tous les crimes de Vichy et, au-delà, des abominations allemandes. D’où ce climat d’expiation collective et d’auto-flagellations permanentes, dont un certain nombre de Français commencent à éprouver la lassitude. Là-dessus, M. Le Pen arrive et raconte les inepties que l’on sait – qui n’ont avec l’Histoire que de lointains rapports. La boucle est bouclée.
Jean-Michel Carpentier : Le général a-t-il eu raison ou non, au nom de la cohésion nationale, de reprendre M. Papon dans l’appareil d’Etat, sous prétexte qu’il avait rendu des services à la Libération ?
P. Séguin : Je vais répondre à votre question, en même temps que je vais répondre aux allégations de M. Le Pen. Le mérite historique du général de Gaulle est d’avoir incarné la continuité républicaine, d’avoir mis la France dans le camp des vainqueurs, d’avoir sauvé l’honneur de notre pays, d’avoir évité – c’est un élément de réponse à votre question – une deuxième Occupation à la France, en faisant en sorte que ce soient des Français, et non pas des Américains, qui l’administrent à la Libération. Il a fait en sorte qu’elle reçoive la capitulation allemande. Il a fait en sorte qu’elle ait un siège au Conseil de sécurité, qu’elle occupe l’Allemagne, et qu’elle soit après la guerre un des quatre grands. C’est un mérite historique.
Jean-Michel Carpentier : Que ressentez-vous lorsque, il y a quelques jours, O. Guichard rappelait que M. Debré, Georges Pompidou, M. Couve de Murville, trois anciens Premiers ministres du général de Gaulle, étaient d’anciens fonctionnaires de Vichy ?
P. Séguin : C’était la meilleure façon de rappeler qu’ils n’étaient que quelques-uns, au début, au côté du général de Gaulle, nonobstant le fait que cela fût, selon M. Le Pen, si facile de résister à Londres. Et ce n’est que progressivement que des Français – de plus en plus nombreux – se sont ralliés. Pour autant, en 1944, compte tenu de ce qu’est la situation de notre pays, il est normal et il est logique que l’armature administrative qui avait subsisté soit immédiatement utilisée pour remettre le pays sur les rails.
Jean-Michel Carpentier : Craignez-vous aujourd’hui une réhabilitation de l’extrême-droite à travers ce procès Papon ?
P. Séguin : Non. Ce que je crains, c’est une mise en cause de notre pays, qui n’a pas un passé immaculé, mais qui n’a pas à rougir de son passé. Et je trouve ce climat morbide, délétère, dans lequel nous nous trouvons, ces évocations d’un faux passé français, cette volonté implicite d’opposer les Français les uns aux autres sur leur passé, tout à fait regrettable et détestable. Nous avons suffisamment de problèmes pour nous opposer aujourd’hui dans le présent. Nous avons suffisamment de choses à régler pour l’avenir pour ne pas nous complaire longtemps dans cette attitude.
Béatrice Schönberg : Pour autant, on a raison de faire ce procès Papon ?
P. Séguin : Mais sous réserve de faire un procès à M. Papon ! De faire le procès d’un homme. Procès qui sera alors celui des juges et des jurés. Or, est-ce que c’est cela qui se passe ? En vérité, nous avons – pardonnez-moi de le dire – un jury politico-médiatique, qui donne jour après jour son verdict, qui juge tout et tout le monde, à commencer d’ailleurs par les juges. Et en fait, au-delà du procès Papon, on voit bien que l’on a des arrière-pensées qu’on essaye d’exploiter. C’est cela que je dénonce. Pour le reste, il y a les lois de la République. Ces lois doivent être appliquées. Mais enfin, il est bien évident qu’il y a des arrière-pensées. Ecoutez les aberrations que l’on a pu entendre ces derniers temps. Je n’ai pas le temps de répondre aux accusations sur la guerre d’Algérie. Vous avez quand même entendu des avocats, vous avez entendu un groupe politique demander que l’on échange la loi applicable à l’accusé pendant le procès ! Et personne n’a eu l’air de s’en offusquer, alors qu’il s’agit là d’une loi d’exception, d’exception ! Comme Vichy en faisait ! Alors en vérité, regardons vers l’avenir. Assumons totalement notre passé. Soyons fiers d’être Français, parce que nous avons toutes raisons d’être fiers d’être Français. La République, elle n’a jamais cessé. Et la France n’a pas à rougir de ce qui s’est passé de 1940 à 1945.
Jean-Michel Carpentier : Elle était à Londres, la République ?
P. Séguin : Mais évidemment, qu’elle était à Londres, la République, et c’est bien la raison pour laquelle ce soir d’août 1944, à G. Bidault qui lui demandait de rétablir la République, le général de Gaulle a répondu qu’il n’avait pas à rétablir la République, parce qu’elle n’avait jamais cessé, et que Vichy était nul et non-avenu.
Le Figaro : 21 octobre 1997
La pire menace qui puisse peser sur une démocratie, ce n’est pas la violence, des armes, toujours ouverte tangible, c’est la violence sournoise, insinuante, du mensonge ; c’est la manipulation des esprits, d’autant plus efficace et redoutable qu’elle revêt les oripeaux du moralisme.
A ce jeu-là, force est bien de considérer que toutes les limites sont en passe d’être franchies… jusqu’à la nausée.
Le procès Papon est le catalyseur – le catalyseur rêvé – d’un mouvement dont on ne sait plus s’il relève de la manipulation ou de la dérive, dérive désormais hors du contrôle des apprentis sorciers qui auront donné la mesure de leur irresponsabilité, dérive dont, une fois de plus, et, comme par hasard. M. Le Pen s’efforce de tirer profit en s’essayant à salir le Général de Gaulle et la Résistance.
Dès l’origine, le pire était à craindre, dès lors qu’on entendait mêler la « pédagogie » à la justice. C’est une mixture qui n’est jamais très saine : l’histoire en donne maints exemples…
Il y a le procès d’un homme. En application des lois de la République. Ce procès-là devrait être l’affaire des seuls juges et jurés qui composent la cour d’assises. S’il est trop lourd pour eux, alors arrêtons tout, ou n’appelons plus cela un procès…
Mais nous voyons bien qu’il n’en est rien. Dans cette affaire, les jurés, la justice elle-même ne sont que des otages. Et ceux qui en douteraient encore, ceux qui ne seraient pas gênés par le jury politico-médiatique qui s’est constitué, qui juge tout et tout le monde, à commencer par les juges eux-mêmes, et dont les arrêts quotidiens tombent comme autant de couperets… Ceux-là seront édifiés à l’annonce de l’ouverture des archives sur les évènements du 17 octobre 1961.
* Le procès de la France
Oui, désormais, les choses sont claires. Le procès de Maurice Papon n’est qu’un prétexte. Il y a bien un autre procès dans le procès. Que dis-je ? Il y en a deux…
Deux procès dont on a le sentiment qu’ils étaient préparés de longue date, quitte à décevoir ceux qui avaient cru que c’en était fini des périodes où une alternance gouvernementale signifiait forcément que la lumière succédait aux ténèbres, et qu’un changement de premier ministre impliquait obligatoirement la mise en accusation de tout ou partie de la majorité précédente – j’allais écrire : sa publique repentance.
Le premier procès, c’est celui du gaullisme. Et du général de Gaulle.
Le Général de Gaulle, coupable de n’avoir pas révoqué en masse les hauts fonctionnaires de Vichy. Le général de Gaulle, donc, complice de Vichy…
Le général de Gaulle, coupable, de surcroît, d’avoir fait liquider des centaines d’Algériens…
Ce procès-là n’appelle pas beaucoup de commentaires. C’est pour ses initiateurs, une cause bien périlleuse Certains socialistes, certains de leurs amis et thuriféraires, devraient y penser avant de s’y engager plus avant. Je ne suis peut-être pas très doué en histoire, mais je sais au moins que le général de Gaulle n’a jamais été fonctionnaire de Vichy et qu’il n’y a jamais reçu la francisque. Je crois savoir aussi qu’il n’a jamais eu l’occasion de déclarer que la seule « négociation en Algérie (c’était) la guerre ». Je crois savoir, en revanche, qu’il a été le premier, en 1940, à refuser la défaite de l’armistice, qu’il a su, pendant quatre ans, incarner la légitimité française et républicaine et que c’est, pour une large part, grâce à son impulsion que la France a pu terminer la guerre dans le camp des vainqueurs. Je crois savoir, même si cela pourra être jugé tout à fait accessoire, que s’est lui qui a mis fin à la guerre d’Algérie, parce qu’il n’était pas homme à se tromper sur le sens de l’histoire… ou à capituler devant l’émeute.
Quant au second procès, c’est, en toute simplicité, celui de la France.
La France, coupable en bloc, solidairement, des crimes de Vichy. Et complice, à travers Vichy, de toutes les abominations ennemies. La boucle est bouclée, et la réussite du projet nazi – qui était avant tout de compromettre, de transférer les responsabilités sur le pays vaincu – une réussite complète. Belle revanche, à cinquante et quelques années de distance, de l’esprit totalitaire.
Car ce procès-là qu’on se propose d’instruire, ce procès de la France est d’autant plus pervers que la matière est complexe, difficile, controversée.
Passons sur quelques vérités d’évidence qui semblent avoir été oubliées en cours de route.
Par exemple que le monde était en guerre, et que la France était occupée par une armée étrangère, pas spécialement bienveillante dans ses intentions ni ses méthodes…
Par exemple, aussi, que le régime de Vichy était un régime autoritaire, que la presse était muselée, et l’opinion réduite au silence – en un temps où chacun cherchait avant tout à survivre…
Oui, passons sur tout cela, tant il est difficile de convaincre et puisque jusqu’à la récente réaction du premier ministre, il était à l’honneur de M. le ministre de l’Intérieur d’être, apparemment, le seul membre du Gouvernement et de la majorité à l’avoir compris.
Ce qui compte, c’est que la France, réduite à l’impuissance, ne peut être tenue pour responsable des fautes de ceux qui la dirigeaient ou de ceux qui l’administraient. C’est pour cela que le Général de Gaulle a toujours considéré que la République n’avait jamais cessé d’exister, et que Vichy était nul et non avenu.
Si l’on pense le contraire, alors disons franchement que ceux qui, à l’intérieur même de la France occupée, ont résisté à l’occupant, que tous ceux qui, de l’Afrique à l’Italie, puis sur les champs de bataille de notre pays, se sont battus et sont morts pour que la France termine la guerre digne, victorieuse, libérée, oui, disons franchement que ceux-là sont morts pour rien, au lieu d’attendre paisiblement les Alliés. Oui, disons-là, haut et fort !
C’est décidément un révisionnisme d’un nouveau genre qui se développe : celui qui nie que le Général de Gaulle, la Résistance, les Français libres, l’Armée de la Libération aient jamais existé…
Je ne veux pas dire que notre conscience nationale est immaculée. L’histoire de notre peuple, comme celle de tous les peuples, n’est pas sans tâche, et c’est précisément le rôle des historiens que de l’analyser et de l’expliquer.
Mais ni la France ni la République n’ont à être traînées en justice, indéfiniment, perpétuellement, dans cet esprit d’autoflagellation, dans cette obsession de l’expiation collective, dont tant d’entre nous sont si friands…
* Lois d’exception
Quelle est cette façon d’opposer systématiquement les Français les uns aux autres, de braquer leurs regards vers le passé, d’aller y chercher haines et querelles, comme si, sur ce plan, le présent ne nous donnait pas notre compte !
Face à cette dégradation inquiétante de l’esprit public, le Gouvernement observe, c’est le moins qu’on puisse dire, une attitude ambiguë. La justice est traînée dans la boue, les juges sont menacés, et les autorités se taisent. Un avocat et maintenant un groupe politique réclament que l’on change la loi – en cours de procès ! – pour l’adapter au cas de M. Papon – chose inimaginable, dans une démocratie digne de ce nom… et presque personne ne s’en offusque ! Madame le garde des Sceaux certes réagit, en parlant de loi de circonstance. Elle est encore trop bonne… De telles lois ont un nom : ce sont des lois d’exception. Dont Vichy, précisément, s’était fait la spécialité.
Mme Trautmann, elle aussi, a réagi. Avec empressement. Elle ouvre donc les archives. Tant mieux. Les gaullistes assument leur passé, avec ses failles et ses grandeurs. Puissent les socialistes en faire autant ; je leur souhaite bien du courage… Ils s’avéreraient bien ignorants s’ils acceptaient cette perspective d’un cœur léger. Nous, nous ne craignons pas les comparaisons. Il y avait, en 1940, plus de socialistes à Vichy qu’il n’y en avait à Londres, autour du Général de Gaulle. C’est d’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, la chambre du Front populaire qui, avec le Sénat, a voté à Vichy les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Quant à l’Algérie… entre la capitulation de Guy Mollet et les rodomontades guerrières de François Mitterrand, il y a matière, pour le coup, au plus instructif des inventaires.
Mais que cherchent certains à gauche ? A « poser », à jouer les belles âmes à coup d’actes de contrition effectués sur le dos des autres ? A faire oublier les réalités du présent, en excitant les haines d’autrefois ?
* Jeu dangereux
C’est un jeu dangereux que celui qui consiste à diviser les Français, quand il serait urgent de les rassembler pour faire face à un avenir difficile. Je veux bien croire – en me forçant – que ce jeu-là est de l’ordre de l’inconscient. Mais on voit très bien, on voit plus que jamais qui tirera en définitive et très matériellement les marrons du feu : le Front national qui saura utiliser contre la République, la Cinquième tout particulièrement, mais aussi la République tout court, cette réécriture de l’Histoire… en se posant, par-dessus le marché, en défenseur de la liberté d’expression grâce au beau cadeau que vient de lui faire Mme Trautmann en « épurant » les présentoirs de la Bibliothèque nationale !
Je me demande, tout de même, jusqu’à quel point cette atmosphère délétère, si soigneusement entretenue, n’est pas au service d’un objectif implicite : celui de continuer à gonfler la force électorale du Front national, dans l’espoir qu’il finira par évincer l’opposition républicaine, assurant ainsi aux socialistes de longues années de pouvoir.
Encore une fois, je ne fais pas à M. Jospin et ses amis le grief d’une machination aussi consciente. Je ne peux croire qu’ils rêvent sérieusement d’un espace politique où le Parti socialiste n’aurait plus pour adversaire que le Front national. Ce rêve serait d’ailleurs voué à l’échec : ils peuvent compter sur nous.
Je constate simplement que le Gouvernement a oscillé trop longtemps entre indifférence et bienveillante connivence, face au malaise très grave qui s’est développé sous le prétexte du procès Papon. Quand il serait grand temps de rappeler quelques vérités et de ramener sur terre les esprits égarés.
Notre société est en train d’oublier, tout simplement, qu’elle est une démocratie. Et qu’une démocratie doit toujours raison garder.
Au Gouvernement de confirmer si le ressaisissement nécessaire se fera avec ou sans lui. Mais, avec ou sans lui, il n’est pas un Français qui n’ait le devoir de dire : assez ! assez ! assez !