Texte intégral
A. Chabot
Avez-vous été surpris, comme beaucoup de Français, par l’ampleur du chagrin manifesté par les Marocains ? Cela semble révéler des liens plus profonds qu’on ne l’imaginait entre le peuple et son souverain.
A. Juppé
- « Pour parler franc, je n’ai pas été vraiment surpris parce que, pour connaître un petit peu le Maroc, pour avoir, ici à Bordeaux, beaucoup de contacts avec la communauté marocaine qui est nombreuse, je savais la profondeur de ces liens : liens avec la dynastie, liens avec l’homme qu’est Hassan II, liens aussi avec le chef religieux qu’il était. Donc, je pense que l’émotion qui a été visible sur tous les écrans de télévision du monde, était profonde et sincère. »
A. Chabot
Il y a aussi l’hommage des politiques, y compris de ceux qui, jusqu’à une période récente, critiquaient très sévèrement le régime marocain pour ses atteintes aux droits de l’homme. Tout est oublié ?
A. Juppé
- « Dans un aussi long règne, de plusieurs décennies, il y a forcément des zones d’ombre et des périodes sombres. Mais ce qui compte c’est d’embrasser toute la période. Aujourd’hui, je crois qu’il y a une certaine unanimité pour dire que le rôle d’Hassan II a été majeur, d’abord pour son propre pays auquel il a assuré la stabilité politique, et je dirais même un petit peu plus : la cohésion religieuse et morale. Récemment, à l’occasion d’un voyage de jumelage entre Bordeaux et Casablanca, je suis allé visiter la Grande mosquée Hassan-II, qui a été construite à Casablanca, et qui est un peu le symbole de cette cohésion et de cette unité du peuple marocain autour de celui que l’on appelle le « Commandeur des croyants. » Il a permis aussi un début de développement, même s’il y a peut-être encore beaucoup de problèmes économiques, sociaux, humains au Maroc. Et puis, il a engagé une certaine démocratisation. Il me semble qu’il a été l’un des chefs d’Etat qui a été le mieux capable de concilier la fidélité à l’islam – un islam ouvert – et l’évolution vers des formes de démocratie qui s’inspirent de la démocratie occidentale. Donc, cela fait beaucoup. Et puis, il a aussi tout son rôle international. Chacun s’est plu à souligner qu’il avait été un des artisans de paix au Proche-Orient, d’abord en étant un des premiers chefs d’Etat arabes, le premier peut-être avec l’Egyptien, à établir des liens avec Israël – il faut se souvenir qu’il y a une communauté juive d’origine marocaine très importante en Israël -, et également à garder la confiance avec Arafat et les Palestiniens. Il a choisi l’Europe, et ça aussi c’est extrêmement important, y compris pour nous. »
A. Chabot
C’est ce début de démocratisation qui fait taire une partie de la gauche française aujourd’hui ?
A. Juppé
- « C’est vrai qu’elle a beaucoup évolué dans le regard qu’elle porte sur Hassan II. Mais c’est tant mieux ! Il faut quand même constater aujourd’hui qu’il y a eu des élections au Maroc – sans doute critiquées, peut-être critiquables, je n’en sais rien, mais des élections – et qu’il y a, aujourd’hui, un Premier ministre qui est un ancien opposant. Même si certains considèrent que sa marge de manœuvre n’a pas toujours été aussi grande qu’elle aurait dû être, il est au pouvoir. Donc incontestablement, cette démocratisation est en marche même si elle doit encore progresser. »
A. Chabot
On dit que M. Soufi a très peu de pouvoir, qu’il était sous le contrôle étroit du Roi. Cela veut dire que le processus ne fait que commencer.
A. Juppé
- « Le processus ne fait que commencer et je crois qu’il faut être réaliste. Les défis auxquels le Maroc est confronté sont tout à fait considérables. D’abord une jeunesse qui est une chance mais qui en même temps une charge compte tenu du dynamisme démographique de ce pays. Le Maroc connaît la croissance mais une croissance qui n’est pas suffisante pour faire face à son explosion démographique. Sur le plan de la scolarisation, il y a encore beaucoup de retard, y compris par rapport à d’autres pays comparables. »
A. Chabot
On dit : « Encore 50 % d’analphabètes », cela fait beaucoup de chemin.
A. Juppé
- « Cela fait beaucoup de chemin. C’est vrai que beaucoup de réformes n’ont pas pu être engagées, notamment dans le domaine du fonctionnement de l’administration – on parle beaucoup de la corruption. Et puis, le tissu industriel reste extrêmement fragile. J’ajoute qu’il y a aussi des considérations qui échappent à l’emprise du pouvoir politique et qu’il ne faut pas oublier lorsqu’on juge le développement économique du Maroc : ce sont ces sécheresses cycliques. Or, la part de la production agricole dans l’économie marocaine reste extrêmement importante ; il suffit qu’une année il ne pleuve pas pour que la croissance soit négative. Vous voyez que cela fait beaucoup de handicaps. Le nouveau souverain, Mohamed VI, et ceux qui vont l’entourer vont avoir une tâche lourde. Raison de plus pour que l’Europe en particulier, qu’Hassan II avait choisie comme sa partenaire privilégiée, soit là et puisse aider le Maroc. »
A. Chabot
Vous avez rencontré le futur souverain. Il y a toujours des interrogations. On dit : « A-t-il été assez préparé à cette fonction ? », ou au contraire on le présente comme quelqu’un qui a été un peu préservé, écarté par son père. Vous semble-t-il capable d’assumer la fonction ?
A. Juppé
- « Je crois que oui. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises. J’avais même, lorsque j’étais au Quai d’Orsay, animé avec lui une conférence sur les relations entre la France et le Maroc. Je ne veux pas porter de jugements trop définitifs parce que nos relations sont évidemment épisodiques, mais il m’a beaucoup impressionné par son sérieux, sa maturité. Ce n’est pas un jeune homme, c’est déjà un homme mûr qui a été, même si cela ne s’est pas vu de manière très spectaculaire, très associé par son père à l’apprentissage du pouvoir. Je crois qu’il a une réflexion personnelle assez forte et assez profonde. Donc, je lui souhaite de tout cœur de réussir, et je crois que notre intérêt – notre intérêt de Français, d’Européens – c’est de tout faire pour qu’il réussisse. »
A. Chabot
Pensez-vous qu’il ait envie de moderniser l’exercice de la monarchie, du pouvoir, parce que c’était quand même une monarchie absolue ?
A. Juppé
- « Je pense que les phénomènes de génération ont leur logique. Il a 36 ans, donc il est évident qu’il ne concevra pas l’exercice du pouvoir comme son père l’avait conçu. Je crois que des évolutions sont à prévoir. Elles sont souhaitables. »
A. Chabot
Vous parlez de corruption, des difficultés à réaliser le développement économique en dépit du choix du libéralisme. Quels sont les véritables obstacles auxquels devra se confronter le Premier ministre et le futur souverain ?
A. Juppé
- « J’en ai énuméré quelques-uns, ils sont nombreux : d’abord des obstacles liés au fonctionnement de l’administration qui, comme dans beaucoup de pays en voie de développement, est lourde et complexe. Il y a là, toute une série de réformes à engager. Je sais que le gouvernement Soufi en a beaucoup en projets qui ne sont pas encore toutes au stade de la réalisation. Il a ce défi majeur qui est celui de l’alphabétisation des jeunes marocaines, des jeunes marocains pour faire face au défi démographique. Et puis, même s’il y a un choix qui a été fait en faveur de l’économie de marché, de la libre entreprise, il faut bien voir que l’économie marocaine reste encore très fragile, que l’essentiel de la population se trouve en milieu rural, que malgré tout, les villes connaissent une croissance énorme – je pense à Casablanca – difficilement maîtrisable. Ce sont donc des problèmes classiques que rencontrent tous les pays en développement et qui nécessitent une solidarité occidentale très forte. »
A. Chabot
On connaît les liens personnels, familiaux même, du Président de la République, J. Chirac, avec la famille royale marocaine. Comment la France peut-elle aider le nouveau souverain ?
A. Juppé
- « En lui exprimant sa confiance. Et je crois que le Président de la République l’a fait beaucoup, avec force et conviction. Il connaît bien le Maroc, il connaissait parfaitement bien Hassan II, il connaît le nouveau souverain. Et puis, la France a un rôle bilatéral à jouer avec le Maroc. Nous sommes son principal partenaire économique sur le plan commercial et sur le plan industriel ; il faut donc que nous soyons présents. Nous pouvons l’aider aussi dans son processus de scolarisation et d’alphabétisation. Il y avait chez Hassan II une très forte volonté de développer l’enseignement du français au Maroc ; c’est aussi, pour nous, important, parce que le Maroc est un pôle de la francophonie au Maghreb. Et puis, je crois que la façon dont nous pouvons surtout aider, c’est de convaincre l’Union européenne que la stabilité du Maroc, comme celle du Maghreb en général, sont pour nous un enjeu stratégique, économique et humain, tout à fait majeur – compte tenu de la présence de très nombreuses communautés maghrébines sur notre sol. Nous avions lancé au premier semestre 1995, sous présidence française, l’idée d’une grande conférence euroméditerranéenne, qui s’est concrétisée à Madrid sous présidence espagnole quelques mois plus tard ; elle n’a pas donnée encore aujourd’hui tout ce qu’elle pouvait donner parce qu’autour de la table il y a des pays qui sont encore en guerre : Liban, Israël et d’autres. Il faut que nous relancions ce processus puisqu’il semble que de nouveaux espoirs de paix se dessinent au Proche-Orient. C’est dans ce cadre-là que nous pouvons faire, comme nous l’avons fait pour les pays d’Europe centrale et orientale, à juste titre, un effort accru en faveur des pays du Maghreb. Leur stabilité est pour nous au moins aussi importante que celle de l’Europe centrale. »
A. Chabot
En marge des obsèques hier, il y a eu première rencontre entre J. Chirac et le nouveau Président Algérien. Pensez-vous qu’il est temps et possible, maintenant, de relancer les relations franco-algériennes alors qu’H. Védrine va à Alger dans quelques jours ?
A. Juppé
- « Il est grand temps de le faire et je me réjouis de ce voyage. Vous savez nos relations avec l’Algérie sont toujours difficiles, passionnelles. Lorsque nous émettons un certain nombre de jugements sur le fonctionnement de la démocratie en Algérie, les réactions sont parfois très épidermiques. Il semble qu’aujourd’hui les choses aient évolué. C’est aux Algériens qu’il appartient de décider des voies de la réconciliation. Mais, là encore, pour la France, c’est un enjeu majeur, et j’espère qu’un climat de confiance plus apaisé que cela n’a été le cas au cours des dernières années, va pouvoir se dégager. »
A. Chabot
Pensez-vous que J. Chirac, lui-même, doit aller, et assez rapidement, en Algérie comme l’invite le Président Bouteflika ?
A. Juppé
- « Si les conditions d’un voyage positif et réussi sont réunies, bien sûr ! C’est à la diplomatie française d’apprécier très exactement les données du problème, l’état de nos relations ainsi que l’évolution dans les mentalités algériennes. »
A. Chabot
Quelles sont les conditions ? Sécurité, bien sûr ?
A. Juppé
- « Sécurité, cela va de soi, mais aussi une sorte de décrispation. Dans les relations entre la France et l’Algérie il y a eu des tensions au cours des années passées qui se sont parfois traduites par un certain ostracisme en matière économique. Tout ceci doit appartenir au passé. Nous avons peut-être – il faut de temps en temps être optimiste – la perspective d’un Maghreb apaisé, pacifié, qui pourrait être pour l’Europe et pour la France un formidable partenaire de l’autre côté de la Méditerranée. »
A. Chabot
Vous faites confiance au Président Bouteflika ?
A. Juppé
- « Je crois qu’il faut faire confiance. Il a des intentions, des objectifs qui me paraissent louables : réconciliation de son peuple, avancée, là-aussi, vers la démocratisation, et Dieu sait s’il y a des progrès à faire ! On parle des progrès que le Maroc a à faire, mais il n’est pas le seul. Sur ces bases-là, je pense que les conditions d’un dialogue fructueux entre l’Algérie et le Maroc - ne l’oublions pas, il y a des contentieux : le Sahara occidental -, c’est aussi un des défis que le jeune roi va avoir à affronter. Je crois que les conditions d’un dialogue apaisé par rapport à ce qui s’est passé dans les dernières décennies sont maintenant réunies. Je le répète, soyons confiants. »