Texte intégral
Date : 16 octobre 1997
Source : Ouest-France
Paul Burel : 48 heures après la démission de Gandois, quel état des lieux ?
Alain Deleu : La déclaration de Jean Gandois estimant que le CNPF a été trompé est d’une extrême gravité. Si le patronat est effectivement dans cet état d’esprit, il y a tout lieu d’être inquiet. De craindre que tous ceux qui veulent en découdre – dans les syndicats en campagne pour les prud’hommes et dans l’aile ultralibérale du patronat – ne se rencontrent pour durcir les relations sociales.
Paul Burel : Le CNPF semble vouloir se mettre aux abonnés absents de la négociation. Que faire ?
Alain Deleu : Mon souci est de renouer les fils du dialogue, en dédramatisant, en évitant toute surenchère qui ne pourrait qu’être préjudiciable à tout le monde et d’abord aux chômeurs. Le CNPF ne doit pas s’enfermer dans une impasse, pour la vie paritaire, pour le CNPF lui-même parce qu’il n’a pas d’avenir s’il considère comme inutile la négociation sociale.
Paul Burel : En cas de blocage, Marc Blondel souhaite l’intervention de l’État…
Alain Deleu : L’État peut convoquer des commissions paritaires. Mais pour quel résultat ? On fait traîner les choses en longueur. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif.
Paul Burel : Si le CNPF quittait la gestion des organismes paritaires ?
Alain Deleu : Ce serait un suicide patronal. Cela ne serait absolument pas compris par le pays. On ne déserte pas ses responsabilités parce qu’on n’est pas d’accord sur une mesure gouvernementale. Si cela se produisait, on pourrait se demander si le vrai refus du patronat n’est pas moins celui des 35 heures en tant que tel que celui de le faire avec les salariés. La crainte de partager le pouvoir, on l’a déjà sentie au moment de la loi Robien.
Paul Burel : Que doit faire le gouvernement ?
Alain Deleu : Calmer le jeu avec le CNPF, sans dogmatisme. Je souhaite la réconciliation du gouvernement avec le patronat. Mais je précise qu’elle ne doit pas se faire sur le dos des chômeurs et des salariés.
Paul Burel : Le gouvernement propose de relever le seuil de l’application des 35 heures aux entreprises d’au moins 20 salariés. Bon signal de décrispation ?
Alain Deleu : Il faut discuter avec la CGPME pour évaluer l’impact, mais il est vrai que le seuil de 10 salariés était sans doute un peu bas. Ce geste montre bien que nous sommes restés un peu sur notre faim à la conférence du 10 octobre. On nous a écoutés, on nous a informés des décisions prises, on a même été un peu surpris que nos suggestions aient été reprises, mais on en est resté là, un peu sèchement sur l’annonce d’une décision clé. Maintenant, il faut reprendre la discussion.
Paul Burel : Vous visitez aujourd’hui une usine d’habillement en Normandie. Pour dire, comme votre fédération textile, votre opposition aux 35 heures ?
Alain Deleu : La position de la fédération CFTC du textile traduit un débat interne depuis longtemps. Et confirme qu’il ne suffit pas de décréter les 35 heures pour qu’on gagne au bout 10% d’emplois. Il faut adapter la réflexion à chaque situation, chaque branche. L’application de la loi Robien dans le textile a bien montré que baisser le temps de travail en même temps que les salaires quand ils sont au Smic ça ne passe pas. Cela dit, les problèmes spécifiques du textile ne doivent pas nous empêcher d’avoir un axe majeur. Celui d’affirmer que la réduction du temps du temps de travail est un moyen pour créer de l’emploi.
Paul Burel : Les élections prud’homales sont proches. Quels espoirs pour la CFTC ?
Alain Deleu : Nous allons mener une campagne de proximité, aller vers les gens. Je suis optimiste. Un score entre 9 et 10% serait satisfaisant.
Date : 20 octobre 1997
Source : La Lettre confédérale
C’est fait, Lionel Jospin a tranché. Ce sera 35 heures en l’an 2000. Dès 1990, notre congrès de Lille avait adopté un amendement demandant les 35 heures au nom de l’emploi. Cette revendication, renouvelée depuis, est donc en passe d’être satisfaite.
Mais le CNPF refuse cette décision, affirme qu’il a été trompé (ce qui est une accusation très grave) et annonce qu’il va entrer en résistance. Il n’a pourtant qu’à s’en prendre à ses branches professionnelles qui n’ont pas voulu mettre en œuvre l’accord du 31 octobre 1995, qui ouvrait de vraies perspectives pour l’emploi par la négociation sur l’organisation et le temps de travail.
Le premier risque est donc de voir, une fois de plus, les discours se radicaliser entre ultra-libéralisme et étatisme. Et on sait bien qu’au bout du compte, les « petites gens » seront les premières victimes des affrontements qui se préparent. Avec le retour de Jurassic Park sur nos écrans, les dinosaures rêvent d’en découdre et se réveillent.
Le second risque est que, finalement, les 35 heures, mises en œuvre dans de mauvaises relations sociales, ne produisent pas les effets escomptés pour l’emploi. Nous n’avons cessé de dire que pour créer des emplois il fallait rechercher, par la négociation, les solutions adaptées à chaque cas. Et elles sont très diverses.
En effet, pour les salariés et les chômeurs, il n’y a qu’une manière de réussir la mise en œuvre de la RTT : négocier. C’est donc un mouvement considérable de négociation qui doit s’engager. Dans le contexte présent, vous sentez bien que la CFTC a une place à prendre. Et cela juste avant les prud’homales. Il n’y a pas à hésiter : tout le monde sur le pont !
Date : 31 octobre 1997
Source : RTL 18h
RTL : Nous allons commencer par la menace d’un blocus des routiers à partir de dimanche. Pour le moment, les négociations salariales se poursuivent entre patronat et syndicats. Compte tenu de la tournure du dialogue, la nuit dernière, estimez-vous qu’il y a une volonté tout de même d’un côté ou de l’autre d’aller au clash pour en arriver, dimanche soir, au barrage des routes ?
Alain Deleu : Je suis très préoccupé par la situation parce que, effectivement, j’en finis par me demander s’il n’y a pas de part et d’autre de la table des gens qui ne veulent pas conclure. Et c’est vrai que l’attitude des patrons des grandes entreprises de transport nous a interrogés. On s’est demandé s’ils ne jouaient pas la crise de telle manière qu’au bout du compte les petits disparaissent du marché. Cela étant dit, nous faisons le maximum à la CFTC – notre négociateur qui est un Normand fait vraiment un beau travail – pour trouver une solution parce qu’il est absolument nécessaire qu’on trouve une solution et qu’on évite à la France un nouveau calvaire.
RTL : Donc, le patronat, selon vous, ne joue pas très bien le jeu, ne veut peut-être pas négocier. Mais qu’est-ce qui, à votre avis, aujourd’hui, pourrait bien éviter le conflit ? Une intervention du Gouvernement, de M. Gayssot par exemple ?
Alain Deleu : Alors, ce qui pourrait l’éviter, c’est évidemment que le patronat accepte de répondre favorablement à des demandes qui sont réalistes. Au fond, ce que demandent les syndicats, c’est que les routiers ne puissent travailler en dessous du Smic et que dès qu’on a une qualification, on n’ait pas à se contenter du Smic. Je pense que c’est le premier élément. Le deuxième, c’est qu’effectivement, s’il apparaît ce soir un blocage, moi, je vois deux possibilités : la première qui me paraît aller de soi et qui est vraiment nécessaire, c’est de nommer immédiatement un médiateur pour qu’il puisse, en écoutant les uns et les autres, avancer une proposition qui puisse débloquer la situation. D’autre part, si on voit vraiment que le patronat ne veut pas jouer le jeu sur des salaires disons acceptables, eh bien est-ce qu’il ne faudrait pas que le Gouvernement rappelle que le Smic s’applique à tous, également à des routiers qui font 200 heures par mois et avec bien sûr une majoration pour heures supplémentaires, et mette en somme les entreprises de transport routier en demeure de respecter la réalité du Smic ?
RTL : Dans le livre que vous venez de publier chez Fayard, Travail reprend ta place, vous écrivez : « le conflit et le rapport de force ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’action syndicale ».
Alain Deleu : Oui, tout à fait.
RTL : Là, on a l’impression…
Alain Deleu : Ce n’est ni l’alpha parce qu’il faut d’abord négocier, ni l’oméga parce qu’au bout du compte, il faudra négocier. Et on négociera beaucoup plus mal quand tout sera bloqué parce qu’il y aura des tensions et on sera amené à trouver une solution. Finalement, il en faudra une et elle sera mal bâtie. On l’a déjà vu. Effectivement, pour nous, il n’y a pas que le conflit. Il y a d’abord la négociation mais parfois le conflit est nécessaire. Je souhaite qu’on puisse éviter aux Français une telle situation.
RTL : Certes, mais est-ce qu’en toile de fond, ce ne sont pas les conditions de travail de la profession qui ressurgissent parce que les conflits qu’on a connus n’ont jamais été réellement réglés,
Alain Deleu : Tout à fait, nous savons bien que c’est une profession qui a beaucoup de difficultés à mettre sur pied un vrai dialogue social et aussi bien sur les conditions de travail que sur les rémunérations, que sur le temps de travail. On ne tient pas compte des engagements pris, on ne respecte pas les engagements pris. Comment voulez-vous que les routiers aient confiance en ces discussions ? C’est vrai qu’on paye, là, une fois de plus, le tribut d’une profession qui ne sait pas négocier et qui même d’une certaine façon ne parvient pas à tenir parole. C’est une question qui est évidemment extrêmement grave.
RTL : Reste que si lundi matin la France est paralysée, cela va entraîner évidemment des mécontentements. Que répondez-vous à ceux qui déclarent criminel et contraire à la loi d’empêcher les autres de travailler ?
Alain Deleu : Je comprends tout à fait et j’entendais les chiffres du chômage et notamment des jeunes : nous, la CFTC, nous disons que la priorité est la bataille pour l’emploi et nous ne croyons pas que des paralysies économiques joueront pour l’emploi. Nous faisons tout à la CFTC pour éviter une telle situation. Mais je comprends qu’à force de déception et de négociations, d’accords non respectés, les routiers en aient assez. Je le comprends et je m’emploie à faire en sorte qu’on n’ait pas cette situation extrêmement préjudiciable.
RTL : Vous venez d’évoquer le chômage, précisément sur la baisse en septembre – moins 0,2%, 4700 chômeurs de moins. À quoi attribuez-vous ce fléchissement ?
Alain Deleu : On peut beaucoup discuter sur les chiffres. Je ne sais pas si vraiment il y a baisse.
RTL : Ce sont les chiffres du ministère.
Alain Deleu : Tout à fait. Mais vous savez comme les bases de calcul sont assez sophistiquées. Ce qu’on peut dire, c’est que toutes les mesures qui ont été prises jusqu’à présent pour gagner cette bataille de l’emploi n’ont pas suffi. Au mieux on arrive à stabiliser, à gagner un peu et puis on repère dès que la croissance ralentit. Cela montre bien qu’il faudra qu’on parvienne à ouvrir ces négociations sur l’emploi par la baisse du temps de travail avec les patronats, et les branches des entreprises. Parce que si, effectivement, on ne réussit pas cette discussion sur le temps de travail pour l’emploi, je crains qu’à la première difficulté économique – et la Bourse nous rappelle que ce risque existe –, eh bien nous aurons à nouveau une remontée du chômage.
RTL : Justement, ce matin, chez Olivier Mazerolle, Nicole Notat affirmait qu’il n’est pas question que les 35 heures soient une avancée sociale au sens de 1936.
Alain Deleu : Je dirais que les 35 heures, c’est pour l’emploi et par la négociation. Si on fait 35 heures sans négociation, au bout du compte, les salariés et les chômeurs en feront les frais. Les salariés : parce qu’au fond leur salaire baissera au niveau des 35 heures et leurs cadences de travail seront augmentées et les chômeurs resteront sur le pavé. C’est la négociation entre le patronat et les syndicats qui permettra de trouver des formules qui dégageront de l’emploi. Donc, effectivement, les 35 heures, c’est un moyen et un objectif de négociation pour l’emploi.
RTL : Vous faites confiance à la politique économique et sociale de Lionel Jospin et Martine Aubry ?
Alain Deleu : C’est une question bien générale.
RTL : Vous avez été autour de la table et vous avez négocié avec eux.
Alain Deleu : Tout à fait. Il y a des lignes qui sont satisfaisantes : sur la CSG, sur les perspectives dégagées, nous sommes, bien sûr, positifs ; en revanche, sur la famille, par exemple, je trouve qu’on défait ce qu’on fait à côté. Je dirais que le courant est positif mais qu’il y a quand même des incohérences et je souhaiterais davantage de cohérence dans cette politique.
(Manque Le Figaro)