Texte intégral
Europe 1 : Monsieur le ministre, novembre sera peut-être un mois important dans la lutte contre le chômage. Il y a un sommet européen qui est prévu à Luxembourg, et consacré à l’emploi. Au-delà de la bonne volonté, est-ce qu’on peut s’attendre à des décisions, des interventions ou des actions communes, et peut-être des perspectives de créations d’emploi, à du concret ?
Pierre Moscovici : Oui, il faut tout de même faire un petit rappel, qui est double. Tout d’abord, l’Europe n’a pas une longue tradition en la matière, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle ne s’est jamais occupée de cette question. C’est la première fois qu’on en parle. Ensuite, c’est effectivement à l’initiative de la France que ce sommet est convoqué, après le sommet d’Amsterdam qui a été un mini-échec, et même un échec assez puissant. Et donc, nous partons quand même d’assez loin. Il va falloir rattraper ce handicap. Les partenaires étaient sceptiques, voire hostiles pour certains d’entre eux. Donc, il ne faut pas charger la barque et nourrir des espoirs qui seraient irraisonnés.
Cela étant dit, nous espérons quand même des propositions concrètes et opérationnelles de ce sommet européen sur l’emploi du 21 novembre. Lesquels ?
Il faut, effectivement, qu’il y ait une meilleure coordination des politiques nationales consacrées à l’emploi, ce qui n’est absolument pas le cas à présent, et qu’on échange des informations ; et au-delà de cela, qu’on se fixe des objectifs.
Vous savez qu’il y a eu les critères de Maastricht, qui étaient des critères essentiellement financiers, les finances publiques, les taux d’intérêt, l’inflation, la limite des déficits publics, l’endettement public. Pourquoi n’y aurait-il pas, comme il y a eu les critères de Maastricht, les objectifs de Luxembourg ? Et ce serait, cette fois-ci, des objectifs volontaires, volontaristes en matière de création d’emploi, de réduction du chômage de longue durée, de réduction du chômage des jeunes, bref qu’on sorte de Luxembourg avec cinq ou six objectifs précis, qui ne seraient pas des objectifs qui sortiraient de n’importe où.
Europe 1 : Quantifiés ?
Pierre Moscovici : Quantifiés, sans doute. Avec toutefois une restriction : la Commission européenne proposait un objectif quantifié général, qui aurait été, par exemple, de réduire en quelques années le taux de chômage en Europe à 7%. Je crois que, chacun en a fait l’expérience, nous avons eu des gouvernements qui prétendaient réduire le chômage, d’autres qui voulaient se battre sur la crête des deux millions, les troisièmes dire qu’on n’atteindrait jamais les trois millions. Ce sont des objectifs qui ont un effet boomerang politique. Ce doit être un résultat. C’est un résultat tout à fait possible, compte tenu des tendances européennes et des tendances de la démographie. Mais il ne faut pas l’afficher comme tel.
Je pense plutôt à des objectifs opérationnels, qui sont justement associés à des moyens. Dire qu’on va réduire le taux de chômage des jeunes suppose effectivement que, dans chaque pays, on ait des plans pour les jeunes sans nécessairement avoir les mêmes politiques…
Europe 1 : Cela n’enchante pas les partenaires européens de la France. Alors, est-ce qu’on va les bousculer, chercher à les séduire, à les convaincre ? Car en plus, ces objectifs ne seraient pas contraignants pour les pays engagés.
Pierre Moscovici : On ne peut pas avoir, en la matière, de politiques contraignantes. Face à nous, nous avons des pays qui sont totalement sceptiques sur les politiques européennes de l’emploi, d’autres pays qui ne seraient pas contre, mais qui voudraient qu’elles soient complètement libérales, d’autres encore qui pensent que tout va très bien chez eux. Et puis un petit groupe de pays, la France, l’Italie, le Luxembourg, la Belgique, pensent qu’il faut être volontaristes. Donc, il faut trouver un compromis là-dessus, qui tienne compte du fait à la fois que les politiques nationales sont prépondérantes en matière d’emploi, et en même temps qu’il faut une coordination plus grande.
Prenons l’exemple du chômage des jeunes : en France, nous avons un plan pour l’emploi des jeunes, il est critiqué parfois, il est en même temps un formidable espoir, mais il repose beaucoup sur l’action publique ; 350 000 emplois créés autour du secteur public et des associations. Les Britanniques ont un plan, 250 000 emplois jeunes, mais qui est un plan tout à fait différent, d’autres États ont d’autres plans. Mais ce qui importe, c’est qu’il y ait un rapprochement de la philosophie et des objectifs qui sont communs. À chacun de mener sa politique, mais en même temps que ces politiques se rejoignent, se rassemblent, se coordonnent, qu’on puisse échanger là-dessus. C’est vraiment la première direction concrète, et je vous assure que c’est un changement de philosophie. L’ambition du gouvernement en matière européenne, c’est de rééquilibrer la construction européenne. Elle a été, jusqu’à présent, trop monétaire, même si la monnaie est absolument indispensable, trop financière. Elle n’a pas encore pris assez en compte cette dimension volontaire de la création d’emplois. Or, c’est le chômage qui est le problème commun dans l’Union européenne.
Europe 1 : C’est un changement de philosophie qui peut espérer s’incarner dans des projets concrets, à court terme, mesurables pour les gens ?
Pierre Moscovici : Il y a ces objectifs. Ils devront être vérifiés régulièrement, parce qu’il ne s’agit pas de faire en sorte que ce sommet ne soit qu’un sommet et qu’on n’en parle plus. La dimension emploi devrait, à l’avenir, être présente à chaque fois que les Européens se rencontrent tous les six mois, dans les conseils européens, une dimension précise…
Europe 1 : Avec la monnaie et l’emploi ?
Pierre Moscovici : La monnaie, la croissance, car c’est très important, et l’emploi.
Mais il y a une deuxième dimension, et là, on rejoint les projets concrets, la dimension d’une politique européenne pour l’emploi. Il ne s’agit pas seulement de coordonner les politiques nationales mais également d’avoir une action de l’Europe, notamment pour tout ce qui est de l’action des entreprises, l’investissement, la préparation de l’avenir, l’éducation, la formation.
Europe 1 : Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Pierre Moscovici : Là, nous serons sur quelque chose qui ne sera pas à la hauteur de ce que nous souhaitions. Vous savez qu’en 1992, il y a eu un livre blanc, proposé par Jacques Delors.
Europe 1 : Qui s’était enlisé ensuite !
Pierre Moscovici : Fortement. Il y a eu un conseil européen à Essen qui avait retenu quatorze grands projets d’infrastructure qui n’ont jamais été financés correctement, et finalement ce livre blanc a adopté des objectifs, mais on n’a jamais mis en face les moyens. Nous n’en sommes pas là. Reconnaissons que nous avons des partenaires, notamment les Allemands, qui, chaque fois que l’on évoque le mot financement budgétaire, ou financement public, disent « pas un mark ».
Europe 1 : S’il y a un modèle social européen, il est plutôt libéral ?
Pierre Moscovici : Il est en tout cas un compromis entre des forces libérales et des forces plus volontaristes. Le problème, c’est que si l’on ne fait rien du tout, alors on a donné au libéralisme la première place et même la seule. Et donc nous cherchons à infléchir la construction européenne, non pas à la changer. D’ailleurs, toute l’attitude du gouvernement français n’a pas été de dire au cours de ce sommet : nous voulons une Europe à l’image de la France ; cela ne tient pas. Il faut être sérieux là-dessus. Mais nous voulons que l’Europe s’infléchisse dans le sens des valeurs que nous défendons.
Je reviens à mon investissement européen. Je ne crois pas, j’en suis même certain, que l’on pourrait, que l’on pourra, à l’issue de Luxembourg, mettre en place un grand programme de grands travaux, à la hauteur de ce qui serait nécessaire.
Mais en même temps, on peut dégager des financements, à travers la Banque européenne d’investissement, qui est susceptible d’accorder des prêts. Elle a actuellement des réserves qui ne sont pas suffisamment mobilisées. Combien de milliards d’écus, un milliard d’écus valant à peu près six milliards et quelques francs…
Europe 1 : Combien ?
Pierre Moscovici : Le président du Conseil luxembourgeois y travaille. À un moment donné, il articulait le chiffre de dix milliards d’écus ; ce serait formidable. Ce sera probablement plus près de cinq.
Mais en toute hypothèse, cela représentera tout de même un coup d’accélérateur assez formidable pour ces projets ; il y a des projets français : il y a le TGV-Est, le TGV Lyon-Turin, qui sont des projets financés par l’Europe, en principe, à condition de trouver les financements. Il y a aussi tout ce qui concerne les PME, les PMI, l’éducation, la formation, ce que les Anglais appellent, paradoxalement, l’employabilité, qui paraît libérale, et qui est en fait l’idée de renforcer l’action pour l’adaptation de la main-d’œuvre aux besoins du marché du travail.
Europe 1 : Vous espérez une coordination des politiques sociales des pays de l’Union européenne, mais la France va arriver à Luxembourg avec un projet déjà ficelé, qui est la réduction du temps de travail, et le passage aux 35 heures avec sa variante italienne, qui est plus récente. Est-ce que vous espérez vendre cette idée aux autres partenaires européens ? Est-ce que vous allez en parler ?
Pierre Moscovici : J’ai dit il y a un instant qu’il ne s’agissait pas pour nous de faire l’Europe aux couleurs de la France, et qu’en même temps les politiques nationales étaient les politiques premières par rapport à l’emploi. Donc nous n’essaierons pas de vendre les 35 heures à nos partenaires. Pour nous, les 35 heures, font partie de ce que nous appelons les bonnes pratiques. Chaque pays a sa tactique.
Europe 1 : Mais si en France, on dit qu’on peut travailler moins, et qu’en Allemagne, le chancelier dit qu’il faut travailler plus, il y a un problème d’harmonisation, quand même !
Pierre Moscovici : Il n’y a pas un problème d’harmonisation. On ne peut pas à la fois dire que l’emploi est une politique nationale et s’étonner quand un pays choisit comme politique nationale de faire les 35 heures. J’attends encore qu’on me démontre que les 35 heures sont antinomiques en quoi que ce soit avec la construction européenne. Elles le seraient s’il y avait pénalisation de la compétitivité, si l’on empêchait les entreprises d’investir, si on le faisait en augmentant les charges ; ce n’est absolument pas le cas. C’est au contraire une politique qui est essentiellement d’orientation et d’incitation. Alors, ce que nous allons essayer de faire comprendre aux autres, c’est que notre politique des 35 heures est absolument « eurocompatible ».
J’observe d’ailleurs, que là aussi, on nous parle en Europe de temps de travail, chacun avec sa stratégie. Il y a la stratégie des Pays-Bas qui repose sur le temps partiel, la stratégie de l’Allemagne qui repose sur de grandes négociations – mais je note qu’en Allemagne, on travaille moins qu’en France, en terme de durée hebdomadaire, on est à peu près à 37 heures par semaine ; on travaille donc moins qu’en France ; c’est-à-dire qu’il y a encore une marge – il y a l’Italie qui fait comme nous, il y a la France. Il y a d’autres pays, comme la Suède, qui ont également des expériences très intéressantes. Ne faisons pas comme si c’était un dossier qui n’était pas abordé par les Européens. En Europe, on s’intéresse beaucoup à l’aménagement du temps de travail. Mais encore une fois, l’Europe, ce n’est pas l’uniformité. C’est une diversité dans le sens d’une certaine philosophie.
Europe 1 : Cela va quand même faire désordre, si après la décision sur les 35 heures, le Sommet européen sur l’emploi ne traite pas des 35 heures, ou, à tout le moins, de la réduction du temps de travail en Europe. On peut dire que, les Italiens viennent de s’y rallier, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas dans l’enthousiasme et comme c’était à l’initiative des staliniens italiens, il y aura quand même la réduction du temps de travail, ou pas du tout ?
Pierre Moscovici : Je pense que dans les objectifs, il y aura effectivement l’aménagement du temps de travail, la réduction du temps de travail, mais qu’effectivement, on ne peut pas attendre actuellement que l’Europe se rallie à la thèse des 35 heures. Ce n’est pas la philosophie européenne.
Europe 1 : En avez-vous parlé à vos partenaires européens ? De la réduction du temps de travail et de l’éventualité que ce soit un des thèmes du sommet ?
Pierre Moscovici : Nous avons parlé de tout. Vous savez, la méthode a été la suivante. Le président du Conseil européen, qui est un homme absolument remarquable, qui est le président du conseil luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, a demandé à chaque État de faire une contribution nationale. La nôtre a été adressée au début août. Ensuite, il a travaillé pour faire un rapport qui existe et la Commission, de son côté, a travaillé et tout cela a permis de voir que parmi les bonnes pratiques de beaucoup de pays, il y avait la réduction du temps de travail.
Mais il y a une troisième dimension dans Luxembourg et peut-être peut-on trouver, là, la réduction du temps de travail, c’est la négociation sociale, c’est le dialogue social. Ce dont souffre l’Europe, c’est d’une insuffisance d’échange, de dialogue, des négociations au niveau européen. J’étais, mardi dernier, à Mantes-la-Ville, parce que j’essaie de faire un tour de France des banlieues, des villes, pour rendre l’Europe populaire ; ça fait partie de la tâche du ministre des Affaires européennes qui ne doit pas être uniquement un diplomate…
Europe 1 : Vous y arrivez ?
Pierre Moscovici : Honnêtement, on en reparlera à la fin, parce j’en suis à quatre mois et demi d’action. Nous travaillons.
Mais j’en reviens à Mantes, parce que je crois que pour rendre l’Europe populaire, il faut retrousser ses manches et aller parler à des milieux qui sont plutôt considérés comme hostiles à l’Europe.
J’ai vu des délégués CGT d’une entreprise qui avait un plan social. J’ai vu des enfants, des adolescents en situation très difficile, venant du Val-Fourré. J’ai vu des gens dans une entreprise plus confortable, du point de vue de sa performance européenne. Mais j’en viens quand même justement à ces cégétistes. Il s’agit d’une entreprise qui vient d’être reprise par un investisseur finlandais, et qui subit un plan social. Ce sont des syndicalistes responsables. Ils veulent bien accepter, sans doute, de négocier le plan social. Mais ils veulent savoir aussi où nous allons, vers où cette entreprise les entraîne, quelle stratégie pur l’avenir. Et là, ils ne sont pas du tout au courant. C’est typiquement le genre de choses qu’on doit être capable de discuter dans les Comités de groupes européens. Ce groupe a un Comité de groupe européen et on ne sait pas précisément ce qui se passera au-delà du plan social. C’est-à-dire qu’on dit à ces gens : on va supprimer 229 emplois tout de suite, avec des reclassements, il en reste 209 et ceux-là ne savent pas où on va.
C’est absolument inadmissible et c’est le genre de choses qu’on doit pouvoir faire progresser en Europe par le dialogue social, et j’ajoute que si les Comités de groupes européens se développent, si l’information européenne…
Europe 1 : C’est déjà une décision européenne « le Comité de groupes européens » ?
Pierre Moscovici : Oui, mais il faut la faire vivre, et c’est aussi la responsabilité des politiques d’alimenter le dialogue social européen, et le jour où il y aura des dialogues sociaux européens, à ce moment-là, il peut y avoir une avancée sur le temps de travail. Nous pourrons discuter au niveau d’un groupe de la réduction du temps de travail. Ce ne sera plus uniquement une politique nationale mais une politique qui commence à s’étendre, petit à petit, à l’échelon de l’Europe.
Europe 1 : Parmi les objectifs qui vont être définis à Luxembourg, est-ce qu’il y aura un objectif concernant la flexibilité, comme vos partenaires vous le demandent ? Et comme le Parlement européen vient de le demander ? Même si vous appelez la flexibilité autrement ? On avait noté que dans le sommet franco-italien, vous l’avez appelé flexibilité.
Pierre Moscovici : Non, il y avait eu un problème de traduction. Le texte n’a jamais été publié en français. On parlait de flecibilita…
Europe 1 : On avait cru comprendre que ça voulait dire flexibilité.
Pierre Moscovici : Il y a un problème de sémantique. Les Anglais parlent, eux, d’employabilité, ce qui n’est pas la flexibilité. De quoi s’agit-il ? Si employabilité signifie améliorer l’éducation, améliorer la qualification, améliorer la formation tout au long de la vie, permettre que cette éducation, cette qualification, cette formation favorisent l’adaptation de la main-d’œuvre aux besoins d’une économie qu’on sait en évolution dans le cadre d’une mondialisation, d’une globalisation, qui a certes des handicaps, mais qui en même temps permet d’avancer et notamment d’accroître considérablement les échanges, alors nous ne sommes pas opposés à cette conception de l’employabilité, qui est une conception dynamique.
Si la flexibilité, c’est le dumping social, c’est faire en sorte qu’il n’y ait aucune harmonisation fiscale dans un monde où il y aura l’euro demain, où il n’y aura qu’un marché extérieur, à ce moment-là, nous sommes opposés à la flexibilité.
Mais d’un point de vue français, je réponds très nettement, nous ne souhaitons pas que le mot « flexibilité » figure dans les conclusions de Luxembourg. Mais le mot employabilité, la capacité d’entreprise, ce sont des mots auxquels nous pouvons absolument nous rallier.
Europe 1 : Dans vos réunions pour rendre plus populaire l’Europe, est-ce que quelques interlocuteurs vous demandent de temps en temps combien de temps la gauche française se donne pour prouver aux Français et aux Européens que ses choix, ses décisions économiques sont bonnes, et que finalement elle a raison ?
Pierre Moscovici : C’est un travail constant, et qui, à mon avis, doit avoir des résultats rapides. On va parler de l’euro. La priorité, c’est de faire l’euro. On doit montrer en quoi l’euro n’est pas une construction, encore une fois, technocratique et financière, mais bel et bien, un outil pour améliorer la capacité de l’économie française.
Europe 1 : Mais vous dites aux Français : dans six mois, dans un an, dans un an et demi, vous verrez les résultats de notre politique, de nos choix économiques, de notre ralliement à l’Europe, à l’euro…
Pierre Moscovici : Je ne distingue pas, pour ma part, la politique européenne de la politique intérieure. Je ne considère pas que parler d’Europe, c’est parler diplomatie, c’est parler politique extérieure, c’est quelque chose qui est désormais de plus en plus étroitement lié à ce que nous faisons sur le terrain intérieur. Donc, pour le gouvernement, l’important c’est les résultats sur l’emploi, c’est les résultats politiques, c’est la cohésion sociale qui s’améliore et tout cela va évidemment de pair avec une Europe qui ne doit pas apparaître antagonique…
Europe 1 : Mais quand ?
Pierre Moscovici : Tout le temps. Dès maintenant.
Europe 1 : Mais je veux dire, il n’y a pas de date, de seuil, de moment, à partir duquel vous direz : on va voir les résultats ?
Pierre Moscovici : Mais les résultats en terme d’emploi doivent être visibles dès le milieu de l’année 1998, logiquement. Et cela prouvera, effectivement, que l’Europe est elle-même une force qui est capable de contribuer à ce travail-là.
Europe 1 : J’en reviens à l’appréciation que portera l’opinion après le sommet social du 21 novembre à Luxembourg. Si vous avez des objectifs, mais qui ne sont ni chiffrés ni datés, si vous n’obtenez pas plus d’écus pour la Banque européenne d’investissement, si vous n’annoncez aucun grand chantier, et rien sur le temps de travail, est-ce que vous n’avez pas peur que l’opinion soit extrêmement déçue par le résultat de l’initiative française ?
Pierre Moscovici : Nous n’avons jamais dit à l’opinion que le monde serait changé après Luxembourg. Et donc il ne s’agit pas de nourrir des illusions exagérées. Souvenons-nous qu’avant Amsterdam, avant le mois de juin, alors qu’il y avait un autre gouvernement en France, il n’y avait aucune perspective de sommet social, en quoi que ce soit.
Donc nous avons ouvert une porte, et nous serons, je crois, en mesure d’annoncer des résultats que nous ne devons pas exagérer. Si l’on disait effectivement qu’en quelques mois, tout a changé, ce n’est pas la même Europe, on ne nous croirait pas et l’on aurait raison.
En revanche, je suis persuadé que ce sommet ne sera pas un échec. Je peux mesurer déjà en quelques mois le chemin accompli. Nous sommes partis de l’hostilité de nos partenaires, notamment les Allemands et les Britanniques, du scepticisme de toute une série d’autres partenaires, je pense aux Néerlandais, voire à des pays nordiques. Il y a maintenant une attitude tout à fait constructive. On avance vers des résultats qui seront concrets, qui seront chiffrés, qui seront datés, mais qui ne seront qu’une première étape. Considérons les…
Europe 1 : Sauf pour la réduction du taux de chômage en Europe ?
Pierre Moscovici : Non, la réduction du taux de chômage en Europe ne fera pas partie des objectifs de Luxembourg.
Europe 1 : Ce que vous nous expliquez depuis une demi-heure, monsieur le ministre, est-ce que c’est la position du gouvernement Jospin, ou est-ce que c’est aussi [mots manquants], est-ce qu’il y a un avis favorable du président de la République ? Est-ce que Jospin et Chirac agissent ensemble et sans divergence sur la préparation du sommet de Luxembourg ?
Pierre Moscovici : Complètement. D’ailleurs, mon expérience de cinq mois de cohabitation européenne, c’est qu’en matière européenne, sur huit sujets sur dix, nous sommes en accord spontanément, et que sur les deux autres, on se met d’accord sans grandes difficultés.
Europe 1 : Sans que cela ne se sache ?
Pierre Moscovici : Sans que cela ne se sache, sans que la difficulté ne soit connue. Mais il n’y a pas eu, pour le moment, le moindre accroc européen entre le président et le Premier ministre. Ils sont complétement en phase sur cette matière. Je ferai quand même une petite observation : c’est quand même ce gouvernement qui a obtenu le sommet sur l’emploi à Amsterdam.
Europe 1 : J’ai cru comprendre que ce sommet social se tiendrait tous les six mois, est-ce bien exact ?
Pierre Moscovici : Aucune décision n’a été prise en la matière. J’ai dit moi-même que ce serait une excellente idée que s’ouvre un processus. Ce ne peut pas être un sommet social et puis on ferme la porte.
Europe 1 : Donc, vous allez demander qu’il se tienne tous les six mois ?
Pierre Moscovici : Non, il faut que tous les six mois dans les rendez-vous européens, il y ait une dimension emploi, que chaque fois qu’il y a un Conseil européen, on parle emploi, de la même manière qu’on parle monnaie, ou qu’on parle finances.
Europe 1 : L’Europe n’est pas forcément considérée comme désirable par l’ensemble des populations mais il y a un certain nombre de pays qui frappent à la porte de l’Europe. Il y a eu une réunion dans une station thermale du Luxembourg, hier, des ministres des Affaires étrangères des Quinze. Je voudrais savoir quelle est la position française sur l’élargissement ?
Pierre Moscovici : Il y a dix pays qui sont candidats à l’Union européenne qui sont ceux qu’on appelle les Peco, les pays d’Europe centrale et orientale, ceux qui étaient dans le bloc communiste avant la chute du mur de Berlin.
Effectivement on a parlé tout le week-end à Mondorf-les-Bains, au Luxembourg, puisque c’est le Luxembourg qui assure la présidence de l’Union européenne.
La position de la France, c’est de dire, premièrement, nous sommes favorables à cet élargissement. Nous sommes favorables pour des raisons qui sont politiques, historiques. L’Europe ne peut pas fermer la porte à ces pays qui ont vécu pendant quarante ans dans des conditions difficiles et qui justement font du modèle social européen, du modèle économique européen, la référence à laquelle ils souhaitent s’accrocher pour le siècle qui va s’ouvrir bientôt. Donc nous y sommes favorables.
Mais en même temps ; nous pensons que cet élargissement nouveau, massif, ne peut pas être fait sans précaution. Pour nous, il y a plusieurs précautions. La première, c’est qu’il faudra, avant qu’on conclue les négociations d’élargissement, qu’il y ait une réforme des institutions européennes.
Ce que j’ai pu constater, comme nouveau ministre, au moment d’Amsterdam, c’est que les institutions européennes, qui étaient bâties pour six, qui ont été utilisées pour neuf, pour douze, maintenant pour quinze, sont grippées.
Europe 1 : Mais les négociations avec les candidats vont commencer début 1998 ?
Pierre Moscovici : On peut commencer les négociations. Nous n’avons pas de préalable institutionnel pour l’ouverture des négociations. Mais on ne pourra pas les terminer s’il n’y a pas de réforme des institutions. C’est l’intérêt, non seulement des quinze États membres actuels de l’Union européenne, mais aussi des pays qui veulent entrer, parce que quel serait l’intérêt pour eux d’entrer dans une Union dont les capacités de décision seraient complètement annihilées et dont les politiques seraient anéanties.
Europe 1 : C’est un souhait français, ou c’est une décision européenne, le fait de dire : s’il n’y a pas la réforme des institutions avant l’aboutissement des négociations, on ne signera pas l’accord sur les négociations ?
Pierre Moscovici : C’est un souhait français. C’est plus qu’un souhait, c’est une condition française, mais qui a été accompagné par deux autres pays, l’Italie et la Belgique, dans une déclaration qui a été annexée au…
Europe 1 : Mais pas par l’Allemagne ?
Pierre Moscovici : Pas par l’Allemagne ?
Europe 1 : Ce qui est assez rare, dans ces cas-là ?
Pierre Moscovici : Ce qui est assez rare, mais si ce n’avait pas été le cas, il y aurait eu un succès à Amsterdam et on aurait avancé là-dessus. Or, à Amsterdam, il n’y a eu aucune avancée institutionnelle, notamment parce qu’il n’y a pas eu d’accord franco-allemand, en tout cas pas jusqu’au bout. Mais l’Espagne non plus n’était pas sur la même ligne. Mais tous ces pays, l’Espagne, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, aussi, sont tout à fait conscients du problème. Nous disons qu’il faudra qu’il y ait une réforme, réforme simple, limitée, de la Commission, du Conseil, l’extension de ce qu’on appelle le vote à majorité qualifiée, parce qu’on ne peut pas rester dans le principe de l’unanimité et faire avancer des sujets comme la fiscalité, l’environnement, etc.
Mais cela, c’est la première condition. Il y a une autre condition, qui n’est pas tout à fait du même ordre : on ne peut pas décider comme cela, par exemple à Luxembourg, qu’on va ouvrir des négociations d’élargissement, sans envisager le fonctionnement de l’Union telle qu’elle est.
Il y a toute une série de sujets qui vont venir à l’ordre du jour : il y a ce qu’on appelle l’agenda 2000, c’est-à-dire le cadre financier de l’Union européenne, son budget, l’utilisation de son budget ; il y a la réforme des politiques, les politiques structurelles, régionale, sociales, agricoles, ; la réforme de la politique agricole commune elle-même. Et ce que dit la France, c’est qu’on ne peut pas décider d’élargir sans qu’il y ait en même temps une vision d’ensemble.
Combien paiera-t-on ? Quelle va être la physionomie de la politique agricole commune ? Comment vont être réformées les politiques structurelles, c’est ce qu’Hubert Védrine a dit, à Mondorf-les-Bains, ce week-end. Je crois que l’argumentation française a été entendue, en tout cas qu’elle a progressé et nous ferons l’élargissement, je n’en doute pas, mais nous le ferons en maîtrisant l’ensemble des sujets.
Et il y a une dernière condition que nous mettons : pour tous ces pays, on ne peut pas créer une nouvelle ligne de fracture. Ce n’est pas pertinent de discuter avec trois pays, cinq pays ou six pays sans que les autres aient également un cadre global et nous proposons une conférence européenne qui réunirait les quinze États membres et les dix candidats, qui serait une conférence dans laquelle on pourrait parler de tout, avec tout le monde…
Europe 1 : Une salle d’attente aimable ?
Pierre Moscovici : Non, ce n’est pas une salle d’attente, c’est vraiment un processus, pour nous, de discussions multilatérales. Prenons le cas d’un pays qui n’aurait pas été admis à la négociation immédiatement
Europe 1 : La Turquie par exemple.
Pierre Moscovici : Non, la Turquie, c’est un assez mauvais exemple. On va parler de la Turquie.
Mais prenons le cas des États baltes. La Commission européenne a dit : il y en a un, l’Estonie, qui est en avance sur les deux autres, on va ouvrir les négociations. Les deux autres, la Lettonie et la Lituanie, restent à la porte. Eh bien, si ces pays-là, en un an, en deux ans, en trois ans, font des progrès, ils doivent pouvoir rejoindre au fur et à mesure, les négociations. Mais pour cela, il faut bien qu’il y ait un cadre commun.
Donc, nous sommes là pour la flexibilité, pour un cadre qui permette le rattrapage progressif du train de l’élargissement.
Europe 1 : À Mondorf-les-Bains, les Quinze de l’Europe ont appelé aujourd’hui le président algérien Zéroual à négocier avec l’opposition non violente pour mettre un terme à un conflit qui a fait près de 85000 morts en six ans. La France fait partie des Quinze. Est-ce que ce qui a été dit engage aussi la France à propos de l’Algérie ?
Pierre Moscovici : À ma connaissance, à Mondorf-les-Bains, il n’y a pas eu à proprement parler de conférence de presse, notamment pas du ministre des Affaires étrangères français. Il y a eu un point de presse qui a été fait par le président du Conseil en exercice, M. Jacques Poos, qui est le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois.
Il y a eu un échange qui a montré la préoccupation de l’Union européenne par rapport à la situation algérienne, la solidarité de l’Union européenne, et qui a débattu, je crois, assez librement de la question démocratique en Algérie.
Europe 1 : Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pierre Moscovici : Cela veut dire qu’autant il me semble que les Quinze peuvent approuver un processus institutionnel qui commence à s’améliorer, autant on peut être parfois insatisfait de la façon dont la démocratie progresse en Algérie, notamment par rapport aux dernières élections locales, qui ont montré, je crois qu’on peut le dire, un certain recul par rapport au précédent scrutin. Donc, toutes ces préoccupations, je crois, ont été évoquées, sans que l’Union européenne, je crois qu’on peut le dire aussi, ait pris une position tout à fait sérieuse et définitive. Sérieuse, sans doute, mais définitive, probablement pas.
Europe 1 : Il n’y aura pas une commission d’enquête européenne par exemple ?
Pierre Moscovici : Je ne pense pas que cela ait été décidé à Mondorf-les-Bains. N’oublions pas que cette réunion était une réunion informelle qui réunissait les quinze ministres entre eux.
C’est sans doute important qu’on ait parlé de cela et qu’on ait commencé à exprimer cette préoccupation. On a pu s’étonner du silence de l’Europe. L’Europe échange sur l’Algérie.
Europe 1 : Vous dites que c’est important que dans une réunion comme celle-là, les Européens en parlent. Mais est-ce que ça n’est pas important aussi dans l’autre sens qu’après une telle réunion, les Européens ne prennent pas des décisions en ce qui concerne leurs rapports avec l’Algérie et pas simplement des commentaires ?
Pierre Moscovici : Ce n’était pas une réunion décisionnelle, de toute façon, c’était un sommet informel, d’où n’avait vocation à émerger aucune décision. Les décisions sont prises dans le cadre de ce qu’on appelle le conseil Affaires générales. Il se réunira le 10 novembre. À ce moment-là, on en parlera formellement, avec éventuellement des décisions, ou dans le cadre du Conseil européen lui-même qui se tiendra à Luxembourg le 12 décembre.
Europe 1 : Pour en revenir à l’euro, le rendez-vous, c’est le mois de mai prochain, et on a cru comprendre que l’attitude française, qui n’était d’ailleurs pas isolée dans ce domaine, consistait à dire : sur les institutions, il y aura un choc provoqué par le passage à l’euro. Ce choc, je crois que c’est Hubert Védrine qui avant adopté le terme, est un choc fédérateur, donc qui risque de se produire, donc on peut supposer que la diplomatie française prendra une initiative d’un projet fédérateur. Est-ce que c’est le cas ?
Pierre Moscovici : C’est d’abord le cas à travers ce que Dominique Strauss-Kahn a proposé, à savoir l’existence d’un conseil de l’euro, ou d’un eurogroupe. Je vais préciser de quoi il s’agit. Jusqu’à présent, on s’interrogeait sur le fait de savoir s’il y aurait ou pas l’euro. Cette interrogation me paraît heureusement dépassée. Maintenant, la question c’est : comment va-t-on vivre avec l’euro ?
Et puis, il y avait une sorte de dogme qui était qu’au fond la politique monétaire était entièrement déléguée, que c’était une souveraineté déléguée à une banque centrale indépendante. Or cela, je crois que cela n’existe pas. Nulle part dans le monde, il n’a de banque centrale indépendante, sans qu’il y ait des autorités politiques avec lesquelles elles puissent dialoguer. En Allemagne, il y a la Bundesbank mais il y a le chancelier, et le jour où le chancelier a décidé de convertir un mark-ouest, il n’a pas demandé son avis au gouverneur de la banque centrale, ou s’il lui a demandé, il a pris la décision lui-même.
Aux États-Unis, il y a des échanges constants entre le gouverneur de la Fed et M. Clinton. Si les États-Unis ont connu ce boom économique, c’est bien parce qu’ils se sont mis d’accord sur ce qu’on appelle un policy-mix, c’est-à-dire une politique budgétaire plutôt restrictive menée par le président Clinton, et une politique monétaire plutôt expansive à travers la baisse des taux d’intérêt.
Partout il faut qu’il y ait du dialogue. Eh bien en Europe aussi, il faudra qu’il y ait du dialogue. C’était la thèse française, celle de Dominique Strauss-Kahn, et elle progresse. J’espère qu’à Luxembourg, en décembre, au Conseil européen ordinaire, on décidera de la création de cet eurogroupe, qui sera une réunion informelle et régulière, qui examinera tout, la politique budgétaire, la politique fiscale, la politique de changes, des pays qui seront dans l’euro. Bref, que se bâtisse là aussi une sorte d’espace gouvernemental, petit à petit sans doute fédérateur, peut-être un jour fédéral, même si ce n’est pas le projet à proprement parler.
Europe 1 : Qu’est-ce que vous mettez dans fédérateur ?
Pierre Moscovici : Dans fédérateur, l’idée d’Hubert Védrine, c’est de dire qu’au fond, une fois qu’il y aura l’euro, toute une série de questions qu’on agite aujourd’hui : est-ce qu’il faut réduire les déficits, est-ce qu’il ne le faut pas, est-ce qu’il faut baisser les taux, ne pas les baisser ? Toutes ces questions seront derrière nous. Et il y aura au contraire la conscience très concrète de la part des Européens qu’ils ont une monnaie commune, que désormais le marché européen est parfaitement libre. Et donc il est nécessaire qu’entre eux ils coordonnent les politiques.
Je vais prendre un exemple, la politique fiscale.
Si on a un marché intérieur totalement libre, cela veut dire que les échanges ne connaissent plus de difficultés. Si on l’euro, cela veut dire qu’on aura plus de risque de change, de perte de change, de spéculation sur les changes ; eh bien c’est la fiscalité qui va devenir le principal outil de compétitivité entre les pays.
Il faudra l’harmoniser. La position française, c’est qu’il faudra l’harmoniser par le haut, par exemple prendre des règles minimales…
Europe 1 : Par le haut, qu’est-ce que voulez dire, avec une fiscalité forte ?
Pierre Moscovici : Non, dans le sens de la justice, notamment en faisant en sorte qu’il y ait des prescriptions minimales sur la fiscalité du capital, car ce qui importe aujourd’hui, c’est que le facteur mobile, le facteur favorable à l’emploi, c’est-à-dire le travail, soit moins taxé. C’est d’ailleurs le sens des réformes fiscales qui sont conduites en France ; parce qu’il n’y a pas que le montant des impôts, il y a la répartition. C’est la justice fiscale.
Europe 1 : Sur le franc. La France est appelée à avoir deux monnaies, entre janvier 1999 et janvier 2002. Beaucoup de spécialistes disent qu’on aura énormément de mal à faire vivre deux monnaies en même temps. Est-ce que vous êtes favorable ou est-ce que vous étudiez le fait d’accélérer cette échéance, c’est-à-dire que le franc disparaisse finalement plus vite que prévu ?
Pierre Moscovici : Ce ne sera pas difficile d’avoir deux monnaies. Mais il faut du temps tout de même pour que les compatibilités s’adaptent, que les logiciels soient eux-mêmes réformés, et il me semble que le délai qui existe est un délai raisonnable. Au 1er janvier 2002, il faut qu’il y ait vraiment le passage à l’euro intégral, c’est-à-dire y compris avec les billets, les pièces de monnaie, etc.
Si on peut faire plus vite, si on le peut, très bien ; mais en même temps, ces dates ne sont pas arbitraires, elles procèdent d’une analyse de la situation. Il faut un peu de temps pour s’habituer à ce choc. Prenons le cas d’une entreprise : changer complètement les comptabilités, avoir une comptabilité en euros parallèlement à une comptabilité en francs, cela ne se fait pas en un jour. Il faut savoir qu’actuellement, neuf entreprises sur dix ne sont pas prêtes.
Date : 26 octobre 1997
Source : Club de la presse Europe 1
Prises de parole
Pierre Moscovici
Club de la presse Europe 1 (extraits)
Construction européenne – Interview réalisée par Catherine Nay, Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach
Europe 1 : Est-ce que vous allez parler de la réduction du temps de travail aux autres partenaires européens lors du sommet du Luxembourg ?
Pierre Moscovici : Il ne s’agit pas pour nous de faire l’Europe aux couleurs de la France. Les politiques nationales sont les politiques premières s’agissant de l’emploi. Donc, nous n’essaierons pas de vendre les 35 heures à nos partenaires. Pour nous, les 35 heures font partie de ce que nous appelons les bonnes pratiques. Chaque pays à sa tactique. (…) On ne peut pas à la fois dire que l’emploi est une politique nationale et s’étonner quand un pays choisit comme politique nationale de faire les 35 heures. J’attends encore qu’on me démontre que les 35 heures sont antinomiques en quoi que ce soit avec la construction européenne. Elles le seraient s’il y avait pénalisation de la compétitivité, si l’on empêchait les entreprises d’investir, si on le faisait en augmentant les charges ; ce n’est absolument pas le cas. C’est au contraire une politique qui est essentiellement d’orientation et d’incitation. Alors, ce que nous allons essayer de faire comprendre aux autres, c’est que notre politique des 35 heures est absolument eurocompatible.
En Europe, on s’intéresse beaucoup à l’aménagement du temps de travail. Encore une fois, l’Europe, ce n’est pas l’uniformité. C’est une diversité dans le sens d’une certaine philosophie. (…) Je pense que dans les objectifs il y aura effectivement l’aménagement du temps de travail, la réduction du temps de travail, mais qu’effectivement on ne peut pas attendre actuellement que l’Europe se rallie à la thèse des 35 heures. Ce n’est pas la philosophie européenne. (…) Mais il y a une troisième dimension dans le sommet de Luxembourg et peut-être peut-on trouver, là, la réduction du temps de travail, c’est la négociation sociale, c’est le dialogue social. Ce dont souffre l’Europe, c’est d’une insuffisance d’échange, de dialogue, des négociations au niveau européen. (…) C’est aussi la responsabilité des politiques d’alimenter le dialogue social européen, et le jour où il y aura des dialogues sociaux européens, à ce moment-là, il peut y avoir une avancée sur le temps de travail. Nous pourrons discuter au niveau d’un groupe de la réduction du temps de travail. Ce ne sera plus uniquement une politique nationale mais une politique qui commence à s’étendre petit à petit, à l’échelon de l’Europe.
Europe 1 : Parmi les objectifs qui vont être définis à Luxembourg, est-ce qu’il y aura un objectif concernant la flexibilité, mot qui avait été employé au sommet franco-italien ?
Pierre Moscovici : Non, il y avait eu un problème de traduction. Le texte n’a jamais été publié en français. On parlait de « flecibilita ». Les Anglais parlent, eux, d’« employabilité », ce qui n’est pas la flexibilité. De quoi s’agit-il ? Si « employabilité » signifie améliorer l’éducation, améliorer la qualification, améliorer la formation tout au long de la vie, permettre que cette éducation, cette qualification, cette formation favorisent l’adaptation de la main-d’œuvre aux besoins d’une économie qu’on sait en évolution dans le cadre d’une mondialisation, d’une globalisation, qui a certes des handicaps, mais qui en même temps permet d’avancer et notamment d’accroître considérablement les échanges, alors nous ne sommes pas opposés à cette conception de l’« employabilité », qui est une conception dynamique. Si la flexibilité, c’est le dumping social, c’est faire en sorte qu’il n’y ait aucune harmonisation fiscale dans un monde où il y aura l’euro demain, où il n’y aura qu’un marché extérieur, à ce moment-là, nous sommes opposés à la flexibilité. Mais d’un point de vue français, je réponds très nettement, nous ne souhaitons pas que le mot « flexibilité » figure dans les conclusions de Luxembourg. Mais le mot « employabilité », la capacité d’entreprise, ce sont des mots auxquels nous pouvons absolument nous rallier. (…)
Europe 1 : J’ai cru comprendre que ce sommet social se tiendrait tous les six mois, est-ce bien exact ?
Pierre Moscovici : Aucune décision n’a été prise en la matière. Ce ne peut pas être un sommet social et puis on ferme la porte. Il faut que tous les six mois, dans les rendez-vous européens, il y ait une dimension « emploi », que chaque fois qu’il y a un Conseil européen, on parle emploi de la même manière qu’on parle monnaie ou qu’on parle finances. (…)
Europe 1 : Est-ce que la diplomatie française prendra l’initiative d’un projet fédérateur après le passage à l’euro ?
Pierre Moscovici : C’est d’abord le cas à travers ce que Dominique Strauss-Kahn a proposé, à savoir l’existence d’un conseil de l’euro, ou d’un eurogroupe. Je vais préciser de quoi il s’agit. Jusqu’à présent, on s’interrogeait sur le fait de savoir s’il y aurait ou pas l’euro. Cette interrogation me paraît heureusement dépassée. Maintenant, la question c’est : comment va-t-on vivre avec l’euro ? Et puis, il y avait une sorte de dogme qui était qu’au fond la politique monétaire était entièrement déléguée, que c’était une souveraineté déléguée à une banque centrale indépendante. Or cela, je crois que cela n’existe pas. Nulle part dans le monde, il n’a de banque centrale indépendante, sans qu’il y ait des autorités politiques avec lesquelles elles puissent dialoguer. En Allemagne, il y a la Bundesbank mais il y a le chancelier, et le jour où le chancelier a décidé de convertir un mark-ouest, il n’a pas demandé son avis au gouverneur de la banque centrale, ou s’il lui a demandé, il a pris la décision lui-même. Aux États-Unis, il y a des échanges constants entre le gouverneur de la Fed et M. Clinton. Si les États-Unis ont connu ce boom économique, c’est bien parce qu’ils se sont mis d’accord sur ce qu’on appelle un policy-mix, c’est-à-dire une politique budgétaire plutôt restrictive menée par le président Clinton, et une politique monétaire plutôt expansive à travers la baisse des taux d’intérêt. Partout il faut qu’il y ait du dialogue. En Europe aussi, il faudra qu’il y ait du dialogue. C’était la thèse française, celle de Dominique Strauss-Kahn, et elle progresse. J’espère qu’à Luxembourg, en décembre, au Conseil européen ordinaire, on décidera de la création de cet eurogroupe, qui sera une réunion informelle et régulière, qui examinera tout, la politique budgétaire, la politique fiscale, la politique de changes, des pays qui seront dans l’euro. Bref, que se bâtisse là aussi une sorte d’espace gouvernemental, petit à petit sans doute fédérateur, peut-être un jour fédéral, même si ce n’est pas le projet à proprement parler.
Europe 1 : Qu’est-ce que vous mettez dans le terme fédérateur ?
Pierre Moscovici : Dans fédérateur, l’idée d’Hubert Védrine, c’est de dire qu’au fond, une fois qu’il y aura l’euro, toute une série de questions qu’on agite aujourd’hui seront derrière nous. Et il y aura au contraire la conscience très concrète de la part des Européens qu’ils ont une monnaie commune, que désormais le marché européen est parfaitement libre. Et donc il est nécessaire qu’entre eux ils coordonnent les politiques. Je vais prendre un exemple, la politique fiscale. Si on a un marché intérieur totalement libre, cela veut dire que les échanges ne connaissent plus de difficultés. Si on a l’euro, cela veut dire qu’on aura plus de risque de change, de perte de change, de spéculation sur les changes ; et c’est la fiscalité qui va devenir le principal outil de compétitivité entre les entreprises. Il faudra l’harmoniser. La position française, c’est qu’il faudra l’harmoniser par le haut (…) dans le sens de la justice, notamment en faisant en sorte qu’il y ait des prescriptions minimales sur la fiscalité du capital, car ce qui importe aujourd’hui, c’est que le facteur mobile, le facteur favorable à l’emploi, c’est-à-dire le travail, soit moins taxé. C’est d’ailleurs le sens des réformes fiscales qui sont conduites en France : parce qu’il n’y a pas que le montant des impôts, il y a la répartition. C’est la justice fiscale.