Texte intégral
Édouard Balladur est décidément étonnant : il accorde un long entretien (nos éditions du 4 juin) sur le bilan de l'action du Gouvernement en précisant d'emblée que « les Français ne s'attardent pas à des réflexions rétrospectives pour savoir qui a fait quoi ». L'ancien Premier ministre a peut-être raison, s'il s'agit d'entretenir des polémiques stériles ; il a sans doute tort, s'il s'agit d'éclairer nos concitoyens, à partir des faits, car rendre compte constitue la définition même de la responsabilité politique. D'où cette tribune faisant la part des accords et des désaccords.
Les privatisations : Le voudrais commencer par donner raison à Édouard Balladur lorsqu'il démontre que la droite a privatisé davantage que la gauche. J'avoue ne pas avoir pris le temps de me livrer, comme lui, à ce calcul sophistiqué d'actualisation en 1999 de la valeur des entreprises privatisées entre 1993 et 1995… puis entre 1986 et 1988 pour parvenir à ce résultat. Il est vrai que le Gouvernement ne s'est pas fixé pour objectif d'être le champion des privatisations. Sa démarche n'est pas idéologique, sa démarche est pragmatique.
Le Gouvernement a recherché, au cas par cas, la meilleure stratégie dans l'intérêt de l'entreprise, des salariés et du pays, et a donc choisi, selon les cas, de privatiser (CIC, GAN), d'ouvrir le capital (France Télécom, Air France) ou de ne pas changer le statut de certaines entreprises publiques (CNP).
La Croissance : Quels sont les faits ? La croissance a été, en moyenne annuelle, de 0,6 % pour 1993 et 1994 ; de 1,4 % pour 1995 et 1996 ; de 2,6 % pour 1997 et 1998. Édouard Balladur en tire une conclusion : le Gouvernement a de la chance car il bénéficierait d'une bonne conjoncture internationale. L'argument est assez ridicule alors même que tout le monde disait l'année dernière que le Gouvernement n'atteindrait pas ses objectifs de croissance en raison d'un environnement international dégradé dû à la crise asiatique ! De surcroît, l'environnement international est à peu près le même pour tous les pays européens. Or, notre croissance en 1998 a été très nettement supérieure à celle de nos grands voisins (Allemagne, Italie, Royaume-Uni) et il en sera de même en 1999 ; ce n'était pas le cas avant 1997. La chance n'est donc pas en cause mais plutôt la politique économique suivie.
L'emploi et le chômage : Résultat de cette croissance retrouvée ? La France a créé près de 500 000 emplois depuis juin 1997 ; elle en avait créé tout juste 20 000 sur l'ensemble de la législature précédente. D'où les effets sur le chômage : sur la même durée, une augmentation de 78 000 avec Édouard Balladur et de 118 000 avec Alain Juppé ; une baisse de 280 000 avec Lionel Jospin. On peut certes considérer que ces résultats sont insuffisants - c'est aussi l'avis du Gouvernement. On doit considérer qu'ils sont quand même significatifs. Le député de Paris en est, au fond, lui-même si persuadé que, pour minorer des résultats qui devraient le réjouir, il en est réduit à essayer de démontrer que, si l'on utilisait un ancien mode de calcul et si on l'appliquait entre le mois de mars et le mois d'avril, et si et si et si…, le chômage n'aurait pas diminué autant que cela.
Là encore, l'essentiel est ailleurs : il est de souligner que le taux de chômage a davantage baissé en France que chez nos trois principaux partenaires européens (-1,2 point en France contre -1 point en Grande-Bretagne, 0,5 point en Allemagne et + 0,1 point en Italie depuis juin 1997), alors même que c'est chez nous que l'on trouve la démographie la plus dynamique.
La fiscalité : Édouard Balladur estime, à juste titre, que le taux de prélèvement obligatoires, « rapport entre la richesse produite et l'impôt », est un « calcul abstrait ». Sans doute. Les chiffres sont néanmoins éloquents : le taux de prélèvements obligatoires a augmenté de 0,9 point par an entre 1993 et 1994, de 1,5 point entre 1995 et 1996 ; il a été stabilisé entre 1997 et 1998. Reconnaissons au moins que c'est un premier pas. Alors, examinant cette fois les seuls impôts, Édouard Balladur se demande « quels sont les impôts qui ont diminué ? » Je me refuse à rétorquer que les Français se souviennent assez bien de ceux qui ont augmenté entre 1993 et 1997 ou, plutôt, qu'il leur est difficile d'en dresser une liste exhaustive tant celle-ci serait longue. Je me contente donc d'apporter deux précisions.
D'abord, quelques exemples. Le Gouvernement a supprimé la taxe professionnelle sur les salaires, a rayé de la carte les droits qui pesaient sur les cartes d'identité ou les permis de conduire, a réduit la TVA par des baisses ciblées pour 12 milliards de francs, a réduit les droits de mutation. C'est un début.
Ensuite, le Gouvernement a rééquilibré la taxation du travail et du capital afin de favoriser l'emploi : l'augmentation de la CSG s'est accompagnée d'une baisse, pour un même montant, des cotisations sociales payées par les salariés ; la contribution sur les bénéfices ou l'écotaxe que nous allons instaurer va s'accompagner, pour un même montant, d'un allégement des cotisations sociales patronales qui pèsent sur le travail non qualifié. Ce sont des réformes de fond de notre fiscalité, même si elles s'effectuent à prélèvement constants.
L'avenir : C'est la critique qui voudrait résumer toutes les autres : pour Édouard Balladur, le Gouvernement ne préparerait pas l'avenir. Passons sur le fait que la croissance et l'emploi qui progressent, le chômage qui régresse, les réformes de notre fiscalité qui se succèdent sont autant de moyens de préparer l'avenir.
Et ajoutons ceci, en se limitant au seul champ dont j'ai la responsabilité : lorsque, pour la première fois depuis vingt ans, la spirale de la dette va être enrayée (à partir de l'an 2000 le ratio dette-PIB va enfin décroître), lorsque les dépenses d'avenir, comme l'éducation, sont privilégiées, lorsque les nouvelles technologies de l'information et de la communication connaissent une explosion sans précédent, lorsque le secteur financier est restructuré en redonnant à chaque entreprise une perspective stratégique, lorsque le déficit structurel baisse plus que partout ailleurs en Europe, alors la critique paraît un peu grossière même si de nombreuses réformes doivent encore être menées à bien.
D'où mon dernier mot. Au-delà des faits que je tenais à rétablir, c'est la dernière phrase de l'entretien qui en constitue la perle : « il faudrait vraiment que nous nous décidions à rester au pouvoir un peu plus longtemps ! » conclut l'ancien Premier ministre. Il faut, je l'espère, ne retenir que le point d'exclamation. La droite peut assurément revenir au pouvoir, mais il faudra pour cela qu'elle renouvelle un peu ses analyses et probablement ses représentants.